Au fond du fond, l’origine de la crise ne résiderait-elle pas dans une lecture tendancieuse d’Adam Smith et en l’occurrence dans la réduction de l’intérêt personnel à l’enrichissement maximal ? Sur cette base tronquée, les réformes du système financier réalisées depuis plus d’un siècle ont en effet progressivement mis en place des mécanismes pervers comme celui des stock options et des parachutes dorés qui ont complètement dissous la responsabilité des dirigeants d’entreprises cotées en bourse. Le néolibéralisme, loin de réduire le pouvoir de l’Etat dans l’économie, l’a en réalité mis au service des monopoles privés. A l’avenir, il faudra donc mettre en place une vraie régulation pour une vraie concurrence dans une économie que l’écofiscalité contribuera à reconvertir vers des productions respectueuses de l’environnement.
Eric De Keuleneer, vous êtes professeur d’économie à la Solvay Brussels School, spécialiste de la régulation financière et observateur attentif de l’évolution du monde financier. Avant de voir quelles sont les mesures à prendre pour surmonter la crise économique, quels sont selon vous les facteurs qui l’expliquent ?
Il faut effectivement aller le plus loin possible dans la compréhension des mécanismes pervers qui ont déclenché la crise. L’idée de départ d’Adam Smith selon laquelle la recherche de l’intérêt personnel permet de déboucher sur l’intérêt général, par le biais du mécanisme bien connu de la main invisible, a été progressivement caricaturée. La notion complexe d’intérêt personnel et d’amour propre développée par Smith a été réduite au simple souhait d’enrichissement maximum, avec des conséquences désastreuses. En effet, dans la réalité, la plupart des activités économiques sont conduites en association ou en société. Or dans une société, on n’attend pas seulement des travailleurs qu’ils recherchent leur intérêt personnel, mais aussi celui de la société. Lorsqu’ils oublient l’intérêt de la société ceci est très gênant, particulièrement quand ils sont les dirigeants et ont beaucoup de pouvoir. En économie, on appelle cela le problème d’agence (agency problem). Il se pose particulièrement depuis la seconde moitié du XIXème siècle et depuis la généralisation progressive de la forme de la Société Anonyme. A partir de cette époque, on constate que les dirigeants non-propriétaires n’ont pas les mêmes intérêts que les entreprises qu’ils dirigent, ni que leurs actionnaires, leurs fournisseurs, leurs clients… Leur intérêt est de maximiser leur pouvoir personnel, leur tranquillité, leur statut et leur rémunération personnelle, même aux dépens de l’entreprise qu’ils dirigent. Ce problème est récurrent. Marx en parle déjà, Berle et Means aussi. Dans les années 1930, on a cru le régler en codifiant les règles de comportement des dirigeants. Mais dans les années 60 et 70, on s’est rendu compte que le problème n’était pas résolu. Les années 80 ont ainsi vu la multiplication des Offres Publiques d’Achat (OPA) hostiles sur des entreprises mal gérées et dont la cotation boursière était donc souvent largement inférieure à leur potentiel, ce qui ouvrait un espace pour s’enrichir rapidement, soit en gérant mieux ces entreprises, soit en les vendant par appartement. Mais les raisons de cette gestion inefficiente ont été mal identifiées. Aussi la solution qui a été apportée, loin de résoudre le problème, a produit l’une des principales causes de la crise actuelle. En donnant aux dirigeants des entreprises des bonus variant en fonction des bénéfices et en leur accordant des options sur actions, en anglais des stock-options, on leur a en effet permis de s’enrichir considérablement en maximisant les risques pour l’entreprise, et sans risque pour eux-mêmes. Leur intérêt personnel a été assimilé au cours de l’action de leur entreprise et en particulier à sa croissance à court terme. Le contrôle du risque a été réduit pour en arriver à une situation où les revenus des dirigeants ont finalement été fixés en fonction d’un principe qu’on peut résumer à une sorte de « pile, on gagne, face, on ne perd pas ». Autrement dit, si les risques tournent bien et que la société fait beaucoup de bénéfices, son dirigeant s’enrichit considérablement. Mais si la société ne fait pas les bénéfices escomptés, mais des pertes, dans le pire des cas, il sera licencié et pourra même espérer des indemnités. Et comme il aura veillé à soigner son image dans les médias, il pourra retrouver rapidement un emploi. On a donc banalisé un système dans lequel on a engagé des gens qui étaient peut-être dès le départ avant tout motivés par l’argent et on s’est arrangé pour accroître leur cupidité. Ce modèle a d’abord été appliqué aux USA avant de se répandre partout, dans le secteur financier et puis dans les autres secteurs.
Dans les banques d’affaires, les Investment Banks, on a fait très clairement comprendre aux dirigeants et cadres qu’ils seraient jugés en fonction du chiffre d’affaires à court terme. Leur apport sur la réputation à long terme de la banque n’avait aucune importance. Ces banques d’affaires ont attiré un personnel très qualifié dans l’utilisation de techniques financières des plus utiles ou des plus douteuses. Cela a eu un impact néfaste sur la capacité des autres entreprises à pouvoir attirer du personnel de qualité. Les réviseurs d’entreprise, les auditeurs, les agences de notation, les organes de contrôle financier, ont eu beaucoup de mal à engager. C’est ainsi que dès les années 90, les réviseurs d’entreprise et les firmes d’audit ont développé des activités de consulting. En 2001-2002, le scandale Enron a rendu patent le fait que les firmes d’audit négociaient leur laxisme en fonction des contrats de consulting qui étaient versés à leurs autres associés. Leur rémunération comme consultant était 5 à 10 fois supérieure à celle qu’ils obtenaient comme réviseur-auditeur, ce qui justifie une grande complaisance de la part des auditeurs sur la manière dont les comptes sont gérés et dont les risques sont comptabilisés. Le même phénomène a frappé les agences de rating.
Dès le milieu des années 90, on se rend donc compte des risques auxquels on s’expose, mais les milieux universitaires, les autorités publiques, les banques centrales, les autorités de supervision, ont laissé faire. Cela ne pose-t-il pas la question de notre capacité d’organiser un débat démocratique sur des évolutions aussi importantes et notamment sur l’émergence d’une sorte de caste prédatrice qui a capté une partie de la valeur ajoutée sans que le moindre contrepouvoir puisse l’en empêcher ?
Il faut se remettre dans le contexte de l’époque. La chute du mur de Berlin a provoqué un véritable enthousiasme pour le marché. Tous ceux qui pendant des décennies avaient soutenu que l’économie dirigée n’était pas la solution, pouvaient enfin dire haut et fort qu’ils avaient eu raison. Vers 1975-1980, les débuts de la dérégulation avaient d’abord eu des effets incontestablement positifs. Menée sous la houlette de l’école néolibérale de Chicago, l’expérience de libéralisation de l’économie chilienne réussissait là où tout le reste de l’Amérique latine échouait. C’était la grande vogue des raisonnements simplistes selon lesquels les marchés sont toujours efficients, la poursuite de l’intérêt personnel concourant automatiquement à l’intérêt général. A l’époque, on a aussi repris une autre analyse de Smith qui, dans son contexte original n’était pas fausse, mais que l’évolution a rendue obsolète, selon laquelle le commerce est naturellement éthique. Pour Smith, si nous sommes tous potentiellement des commerçants et donc si nous faisons du commerce, nous avons intérêt à être honnêtes. Une phrase célèbre de Smith dit que les Anglais sont plus honnêtes que les Français et les Hollandais encore plus que les Anglais, tout simplement parce qu’ils font plus de commerce. Autrement dit, la malhonnêteté ne paie pas, parce que « tôt ou tard, cela se saura ». Or au moins depuis les années 80, il est évident que dans les milieux financiers, ceux qui s’embarrassent encore de scrupules et d’éthique gagnent beaucoup moins d’argent. Un des fondements de la pensée économique qu’on appelle néoclassique, selon lequel l’éthique est naturelle et ne requiert pas de régulation, vaut peut-être – je ne prétends pas en savoir plus qu’Adam Smith sur la nature humaine – pour un commerce organisé entre personnes agissant à titre personnel. Mais il ne vaut pas pour des entreprises organisées en société. Que son gestionnaire soit honnête ou malhonnête n’aura finalement que peu d’impact sur la réputation d’une société. L’entreprise a une tendance naturelle à ne pas être limitée par des considérations éthiques si ses dirigeants ne le sont pas. Le système est donc alimenté par une recherche d’intérêt personnel qui, au lieu de se définir en termes de bien-être au travail ou de fierté professionnelle, se réduit alors à l’argent qui devient la seule chose qui compte. Progressivement, cette vogue a emporté tout le monde. Dans les milieux académiques, certains ont continué à publier des travaux critiques mais d’autres ont publié des travaux très favorables à cette évolution, soit par conviction, soit parce qu’éventuellement, il y avait des financements à la clé, soit parce que les lobbies étaient efficaces. Il faut à cet égard lire l’excellent livre d’Al Gore, écrit après le film « Inconvenient Truth », et qui s’appelle « The assault on reason », dans lequel il décrit la manière dont aux Etats-Unis, la justice est elle-même complètement phagocytée par les lobbies d’intérêts particuliers, à coups de propagande et de « séminaires » luxueux.
La caste ne peut donc pas s’auto-réformer…
Effectivement. Du reste, un des mouvements très ambigu de notre époque, a été celui de la Responsabilité Sociale des Entreprises. Ce mouvement patronal a voulu faire croire que l’entreprise est naturellement socialement responsable, pourvu qu’on lui laisse le soin de définir ce qu’est cette responsabilité. Or rien n’est plus faux. La motivation financière des dirigeants est souvent, trop souvent, conçue pour les encourager à privilégier les profits à court terme, sans soucis d’éthique. Tant que les motivations et bonus des patrons ne seront pas basés sur des mesures contrôlées et fiables de responsabilité sociale de l’entreprise, celle-ci restera de la poudre aux yeux.
Nous sommes dans une situation paradoxale où les dirigeants qui ont laissé se développer ce système sont aussi ceux qui sont en charge de le réformer. Nous sommes dans la plus grande crise économique depuis 1929, on en voit l’impact dans les pertes d’emplois et pourtant, il y a une sorte d’atonie sociale, une forme de fatalisme d’acceptation des choses….
L’identification de l’intérêt personnel au gain d’un maximum d’argent, ainsi que la mise en place de mécanismes qui permettent de gagner toujours plus, ont été de pair avec un lavage de cerveau collectif. On a mis en avant les personnes gagnant beaucoup d’argent comme des modèles, quelle que soit la manière. Il est donc devenu ensuite assez facile de décrédibiliser la régulation, tout simplement parce qu’il y a plus d’argent à gagner dans la dérégulation que dans la régulation. De plus, la concurrence est une forme de régulation et une manière de maintenir les bénéfices à un niveau « normal ». Adam Smith expliquait d’ailleurs que des bénéfices trop importants sont le signe d’un dysfonctionnement du système. Il était donc important de faire croire que la concentration d’entreprise est économiquement justifiée, via une propagande qui a encouragé la généralisation des fusions/acquisitions, un mécanisme essentiel pour la « caste » financière. C’est un petit groupe de chefs d’entreprises et de conseillers financiers qui les réalise et qui en bénéficie alors que presque tout le reste des protagonistes y perd : les actionnaires des sociétés acquéreuses, presque systématiquement, le personnel qui est licencié, les fournisseurs, les clients qui voient augmenter les prix. La justification officielle des fusions-acquisitions est que l’augmentation de la taille va permettre d’augmenter l’efficience, mais en réalité le but est réduire la concurrence et d’augmenter les prix et bénéfices. Pour la « caste », les fusions-acquisitions apportent beaucoup d’avantages : des commissions plantureuses pour les banques d’affaire, la valorisation des stock-options et la réduction de la concurrence.
Mais n’a-t-on pas également assisté à une montée du nationalisme économique ?
Effectivement, à partir des années 80 et 90, le nationalisme économique a constitué une arme très importante des castes nationales qui ont joué sur la fibre patriotique pour obtenir des protections ou des avantages. Aux négociations de Doha, à l’été 2007, la grande revendication des Anglais et des Américains a été l’ouverture des marchés financiers des pays émergents aux bienfaits de la finance moderne. Sous pression de leurs castes nationales, les Américains et les Britanniques ont essayé de convaincre les dirigeants de ces pays que les services financiers constituaient la forme suprême du progrès et qu’ils avaient fait des économies américaines et britanniques les meilleures économies du monde. Cela n’a rien de neuf. Lors de la première guerre de l’opium, entre 1839 et 1842, les milieux coloniaux anglais et américains ont ainsi convaincu leurs dirigeants d’imposer aux Chinois d’ouvrir leur marché aux bienfaits de l’opium, au nom de ses vertus médicales et anesthésiques et surtout au nom de la liberté du commerce ! Pourtant, cette mobilisation nationaliste des castes nationales pour obtenir l’aide et la protection des Etats a débouché indirectement sur diverses crises financières ces dernières décennies, dont la bulle de 1995-2002 dite « bulle Internet ». Celle-ci a été le résultat de l’absence totale de contrôles, de la falsification des résultats et des comptes, de l’absence de déontologie, du mensonge généralisé et de l’impunité de ses responsables. La banque centrale américaine est même venue en aide aux banques en abaissant les taux à 1%. Les malhonnêtetés étaient telles qu’un procureur new yorkais s’en est finalement préoccupé. On lui a mis des bâtons dans les roues mais il est quand même parvenu à établir des responsabilités. Finalement, l’ensemble des banques new yorkaises ont dû payer 1,5 milliards de dollars d’amendes alors qu’elles avaient fait des dizaines de milliards de dollars de bénéfices… La leçon qu’en ont dès lors tiré les banques, c’est que quand on est malhonnête, il faut essayer de ne pas être pris. Et si on est pris, on est peut-être condamné, mais on ne doit jamais payer qu’une fraction du bénéfice qu’on a réalisé de manière malhonnête. Ensuite, sans qu’on ait évidemment tiré la moindre leçon de la crise de l’Internet, de 2003 à 2007, comme la misère sur le monde, le secteur financier s’est rué sur le marché hypothécaire.
S’appuyant sur les techniques de titrisation qui avaient été entretemps bien développées, toute la machine financière s’est mobilisée, avec les encouragements de la Banque centrale américaine qui voyait dans la stabilité du marché immobilier une piste pour compenser le risque de réduction de consommation consécutif à l’éclatement de la bulle Internet, et de façon générale la stagnation des revenus faibles et moyens aux Etats-Unis depuis les années 1980. Wall Street a ainsi permis d’offrir des crédits à tout le monde et à n’importe qui aux USA. Cela a certes contribué à faire monter la valeur de l’immobilier et à provoquer une croissance considérable du secteur de la construction, n’importe quel résident des USA pouvant obtenir facilement un crédit, même sans aucune forme de revenus. On a supposé que la valeur de l’immobilier allait continuer à augmenter. La conjonction de tous ces facteurs et l’anesthésie de tous les contrepouvoirs nous ont amenés là où nous en sommes. Or ces forces sont encore présentes. Elles contrôlent très souvent les médias et s’arrangent pour qu’ils n’aient pas les moyens de faire de l’investigation. En Europe, la situation est un peu moins grave. Mais fondamentalement, c’est le même modèle. Là aussi, les médias n’ont pas vraiment de capacité d’investigation. Quant aux universités, elles voient leur financement de plus en plus confié au secteur privé. L’idée que l’enrichissement motive tout et absout tout s’y est aussi progressivement généralisée. On voit cela aussi dans le débat sur la propriété intellectuelle. On nous fait croire qu’il est important de protéger les droits d’auteur jusqu’à 20, 30 ou 50 ans après la mort de l’auteur pour l’encourager à produire. Le message sous-jacent, c’est qu’un artiste ne crée que pour gagner de l’argent. De plus en plus, tout le monde accepte cela. Il y a également une généralisation des systèmes de corruption plus ou moins visible. Les introductions en bourse permettent une corruption systématique, tout comme les délits d’initiés. Il est très difficile de lutter contre tout cela. Un des arguments régulièrement employés par les lobbies quand on veut limiter leurs pratiques, c’est que si on les contrôle, cela va limiter leurs bénéfices, ce qui est intolérable. Certaines fédérations patronales se font le relais de ce que les bénéfices seraient toujours le prélude aux emplois et aux investissements.
Si ce diagnostic est correct, quelles seraient les forces dans le système qui permettraient de trouver un autre régime de croissance. Car les historiens de l’économie capitaliste montrent qu’il y a différents modes de croissance, que des flux d’innovation et de redistribution peuvent varier en fonction des politiques. La conclusion qu’on pourrait tirer de votre analyse, c’est qu’on est arrivé aux limites du système capitaliste, mais étant donné que tout le monde est impliqué, il est impossible de penser à une alternative. Pourtant, Sarkozy ou Obama tiennent des discours enflammés sur la refondation du capitalisme. Est-ce de la poudre aux yeux ? Ou alors la crise de légitimité du système n’est-elle pas assez forte pour que d’autres conceptions de l’économie s’imposent ?
Il y a déjà bien longtemps, Keynes et Schumpeter ont décrit les manières dont le capitalisme avait naturellement tendance à s’étouffer. Il produit des gains de productivité qui produisent eux-mêmes du chômage parce que ces gains ne correspondent pas automatiquement à de nouveaux besoins. Pour Schumpeter, l’innovation constitue un moyen de dépasser ce blocage. Mais cela ne suffit pas toujours. Keynes a quant à lui défendu dans certains cas l’intervention publique dans l’économie avec l’acceptation de déficits pour relancer la consommation et lutter contre la tendance naturelle du capitalisme à produire plus que de besoin. Après la seconde guerre mondiale, les besoins de reconstruction ont ainsi permis de relancer la machine avant qu’un nouveau coup d’arrêt n’intervienne dans les années 70. Il est incontestable que la dérégulation des années 80 et 90 a d’abord apporté une nouvelle dynamique à la consommation. Mais cette nouvelle dynamique est dans une très grande mesure restée basée sur l’endettement et sur quelques grands secteurs, comme la construction, l’automobile et le transport en général. Un appoint a été apporté dans les années 1990 et 2000 par les nouvelles technologies, l’électronique, l’informatique. Cependant, celles-ci ont leurs limites et les secteurs lourds restent dominants avec un impact négatif sur la planète. Progressivement, on arrive sans doute à l’épuisement des différentes pistes pour contrer la tendance du capitalisme à s’étouffer. Aujourd’hui, on ne sait plus très bien où mettre les voitures, (et bientôt plus où trouver les matières pour les fabriquer). La surproduction explique donc la crise de l’automobile, bien plus que la réduction des crédits. Il est probable que les gens ne veulent plus acheter toujours plus de voitures, tout simplement.
La crise actuelle nous enseigne un certain nombre de choses intéressantes. D’abord la crise du secteur financier montre les conséquences de la généralisation de la corruption, qu’elle soit douce ou indirecte, notamment avec la généralisation du mensonge. L’autre leçon, c’est qu’on a surévalué les patrons et leurs capacités. Certains d’entre eux gagnaient parfois des dizaines de millions de dollars alors qu’ils ne savaient pas toujours très bien ce qui se passait dans leurs banques. On a vraiment surévalué ces gens et leur rôle. Une autre leçon très importante, c’est que les citoyens n’aiment pas entendre les avertissements qui les dérangent. Depuis plusieurs années, de nombreux experts disaient que le système financier était en train de tourner fou. Mais les gens n’avaient pas envie de les entendre. Aujourd’hui, ils réagissent de manière brutale en réduisant leurs achats de voitures et en commençant peut-être à s’interroger sur l’utilité de la surconsommation. On peut faire l’hypothèse qu’ils font un parallèle entre d’une part, ce qu’on leur a dit quant à la solidité du système financier et le démenti apporté par la réalité, et, d’autre part, les retombées écologiques des voitures et les arguments lénifiants des constructeurs sur leur innocuité climatique. Ils se mettent peut-être réellement à s’inquiéter des retombées écologiques de la voiture. Il y a certes une anticipation de la crise économique à venir qui fait que les gens retardent certains achats mais je pense qu’il y a peut-être aussi tout simplement une prise de conscience des consommateurs.
On voit par ailleurs que la construction a elle aussi commencé à s’essouffler ces dernières années. On ne peut pas continuer à bétonner partout – on a essayé aux USA et en Espagne avec les résultats qu’on connaît…- La conjoncture économique fortement tirée par la construction et le besoin de transport (automobile et transports aériens…) est donc en train de ralentir.
Certes il y a sans doute une crise de surproduction, mais en même temps, il y a un pourcentage croissant de la population européenne qui est largement en dessous du seuil de pauvreté. En effet, les trente années de déréglementation ont été aussi trente années de renforcement des inégalités de revenus. Est-ce que dans une perspective plus classique, une politique de redistribution ne pourrait pas relancer la croissance ? Cela voudrait dire comprimer les marges de profit, favoriser les travailleurs au détriment des actionnaires, arrêter le projet de l’actionnariat populaire…
Par rapport à cette question des déséquilibres de revenus et d’une certaine inefficacité de l’action publique, on peut dire que cette crise met en lumière des mécanismes pervers. Une fois encore je pense qu’il faut d’abord essayer de les analyser avant de proposer des mécanismes vertueux. Personnellement, je ne serais pas en faveur de mesures qui contraignent autoritairement les bénéfices. En revanche, je serais tout à fait partisan de mesures qui encouragent la concurrence, et si on encourage la concurrence on réduit les bénéfices. Vouloir d’autorité réduire les bénéfices, c’est s’inscrire dans un courant de pensée qu’il est facile de disqualifier. En revanche, vouloir renforcer la concurrence s’inscrit dans le courant de pensée dominant. Mais tout en utilisant ses arguments et en éclairant ses propres contradictions. Il faut dire comme Daniel Cohn-Bendit que le néolibéralisme a quelque chose de bolchévique et de monopolistique. Il faut faire un inventaire de ce qui peut être fait pour réduire le fonctionnement pervers du système, c’est-à-dire des mécanismes qui le dénaturent contre son propre dogme et qui ont pour noms concentration de pouvoir, protection par l’Etat, subsides en tous genres. Des mesures pour renforcer la concurrence et rendre, par exemple, les fusions/acquisitions les plus difficiles possibles sont indispensables. Il faut aussi analyser et combattre systématiquement les asymétries de comportement. Une aide de l’Etat sans contrepartie et qui encourage des comportements pervers doit être dénoncée. Or depuis trente ans, le secteur financier a reçu des aides d’Etat colossales. Tous les cinq ans, il est sauvé par les pouvoirs publics. Il faut que cela s’arrête, en commençant par les systèmes de rémunération du genre « pile on gagne, face on ne perd pas ». Il faut aussi arrêter les mesures fiscales qui encouragent des comportements néfastes, comme la voiture de société. A tous ces gens qui disent être contre les subsides, on peut poser la question de savoir pourquoi on doit subsidier la voiture de société. Ensuite, il faut aussi envisager des mesures vertueuses, dont l’écofiscalité et la régulation.
La difficulté de la compréhension de la crise ne tient-elle pas à la lecture binaire qu’on en fait. Une lecture de gauche traditionnelle aurait tendance à dire que l’erreur est d’avoir réduit le pouvoir de l’Etat dans l’économie. La difficulté n’est-elle pas de voir qu’en réalité le pouvoir de l’Etat pendant toutes ces années n’a pas diminué mais qu’il a été mis au service d’une concentration monopolistique privée ?
Absolument, nous avons deux exemples merveilleux de cette évolution dans la finance – on vient d’en parler avec la tendance à la concentration subsidiée qui s’est manifestée dans la vague de fusions/acquisitions et dans les aides d’Etat dans le secteur financier – et dans l’énergie. On a soi-disant libéralisé la production d’électricité. Mais en réalité, on a surtout privatisé et permis les fusions des quelque 15 à 20 groupes d’Europe continentale en 4 ou 5 groupes géants qui s’entendent très bien pour se partager le marché, de sorte que les prix montent, quelle que soit l’évolution des prix du gaz et du pétrole. Il faut donc mettre les grands protagonistes face à leurs incohérences. Il faut que les prix soient déterminés, soit par la concurrence – mais qui doit être une vraie concurrence – soit par une réglementation et un contrôle des prix. La question n’est pas d’être pour ou contre les libéralisations. Les libéralisations ne marchent que s’il y a concurrence. Or quand quatre ou cinq groupes dominent le marché en Europe, c’est un cartel plutôt qu’un marché. D’autant que quand la Commission veut faire quelque chose, elle en est empêchée par la France et l’Allemagne qui sont phagocytés par EDF et RWE/EON…
Est-ce que les propositions actuellement évoquées pour réformer les marchés financiers vont dans le bon sens ? Faut-il faire des normes européennes ou bien le marché étant globalisé, faut-il des normes internationales, mondiales ?
La crise financière donne une partie de la réponse. Certaines mesures ne peuvent être envisagées qu’au niveau mondial, comme la taxe sur les transactions boursières ou l’obligation des banques à tout comptabiliser dans leur bilan. Sinon cela n’a pas de sens. Mais on peut déjà faire un certain nombre de choses au niveau national simplement par intérêt bien compris, notamment sur la politique en matière de dépôts bancaires. Si, en Belgique, nous n’avions eu que des petites banques et des banques moyennes qui faisaient du dépôt ou du crédit, nous n’aurions eu aucun problème. La CGER serait restée la CGER, idem pour le Crédit Communal, la Générale de Banque, la CERA, la Bacob ou la BBL. Les épargnants pourraient déposer leur argent sans crainte, tous les industriels et les commerçants pourraient emprunter et se financer sans aucune difficulté. Il y aurait beaucoup plus de concurrence pour tous les services financiers et on n’aurait pas eu pendant des années des banquiers qui en accord avec leurs copains de caste se faisaient élire managers européens de l’année et/ou meilleure banque du Benelux, comme Fortis l’an passé. On n’aurait certes pas eu des années de douce euphorie où l’on se gaussait d’être parmi les grandes banques d’Europe mais on n’aurait pas non plus les problèmes actuels.
Dans le secteur de l’énergie, on peut très bien renforcer la concurrence au niveau national. Si Electrabel se trouve dans la situation que nous connaissons pour les consommateurs, c’est parce que les normes belges de concurrence et de régulation sont mauvaises. Il faut que les Verts luttent contre l’instrumentalisation des gouvernements par les lobbies d’intérêts. EON et RWE instrumentalisent le gouvernement allemand dès que la commission européenne veut prendre une mesure dans l’intérêt de tous les citoyens européens et allemands, en prétendant que cela va toucher les intérêts vitaux d’un secteur vital de l’économie allemande. En France, EDF et GDF font évidemment la même chose avec le gouvernement français et Electrabel aussi avec le gouvernement belge.
Identifions donc bien les mécanismes pervers avant de choisir les mesures vertueuses qui permettraient de relancer l’économie sous une forme plus acceptable.
Au-delà des causes, quels remèdes apporter ?
Je vois deux niveaux : l’écofiscalité et les mesures concernant la bonne gestion. Sur le premier point, nous devons mener une vraie réflexion sur l’écofiscalité avec par exemple une fiscalité sur l’énergie et le CO2 mais aussi sur les déchets. Il est urgent de réduire la fiscalité sur le travail et d’envisager des réductions de temps de travail, au moins conjoncturelles, dans certains secteurs, et de financer cela par une taxe carbone de 30 à 40 dollars par baril de pétrole : cela empêcherait que la consommation et les prix du baril ne remontent dès la fin de la crise et cela rapporterait de quoi financer sérieusement d’autres mesures de sortie de crise, tels que des investissements dans les énergies nouvelles et les transports du futur, l’isolation, la dépollution… Sur la bonne gestion, il faut responsabiliser les Conseils d’administration, combattre les conflits d’intérêt des conseillers extérieurs, encadrer la rémunération des dirigeants d’entreprise et envisager de rendre les bonus illégaux. Il faut aussi pénaliser les tensions exagérées entre les hauts et bas salaires. Je ne vois pas pourquoi on ne peut pas attendre d’un patron qu’il fasse son travail correctement pour un salaire raisonnable et pourquoi il faut des primes, bonus, stock options… Aujourd’hui, les rémunérations des patrons sont fixées par les comités de rémunération – c’est le conseil d’administration sur avis de spécialistes, souvent des chasseurs de tête, rémunérés en fonction des salaires des personnes qu’ils font engager. Ils ont donc tout intérêt à ce que les rémunérations grimpent. C’est d’une perversité totale. Je pense que nous devons vraiment nous attaquer au « problème d’agence » qui n’est toujours pas résolu. Il faut se remettre au travail et se demander comment améliorer la gestion et le contrôle des grandes sociétés. Quand ce sont des entreprises de famille, il n’y a pas trop de problèmes mais ce n’est pas le cas quand elles sont dirigées par des gestionnaires professionnels. Nous devons améliorer et accroître la responsabilité et la qualité des conseils d’administration ainsi que leur efficacité. On pourrait aussi améliorer les pouvoirs des conseils d’entreprise et leur faire exprimer un avis, éventuellement un avis conforme, par exemple sur les désignations des administrateurs, sur les rémunérations des patrons, dans la gestion des fonds de pension. Il faut aussi dans les professions sensibles mettre en place des codes de comportement précis et légalement contraignants. Mais il faut tenir compte d’une réalité politique : la régulation, cela dérange tant la gauche que la droite. La droite parce qu’elle peut réduire les bénéfices et la gauche (du moins la gauche traditionnelle) parce que le fondement d’une bonne régulation, ce sont des agences indépendantes contrôlées par le parlement. Or la gauche traditionnelle aime avoir le pouvoir et décider elle-même pour en tirer quelques avantages, et notamment pour les communes qu’elle contrôle. En Belgique les agences de régulation réellement indépendantes n’ont pas beaucoup d’amis.