Trois observateurs privilégiés pour trois thèmes centraux : les frontières de l’Europe, ses compétences et sa place dans le monde. Daniel Cohn-Bendit, président du groupe des Verts au Parlement européen, Pierre Defraigne, économiste, ancien directeur de cabinet d’Étienne Davignon et de François Lamy, Philippe Pochet, directeur de l’Institut Syndical Européen, évoquent tour à tour l’élargissement, le projet européen et les rapports de l’Union européenne avec le reste du monde et singulièrement la Chine. Où l’on voit que l’histoire récente pousse le projet européen à constamment se redéfinir.
Pierre Jonckheer :
Je propose que nous commencions par évoquer la question des frontières de l’Europe…
Pierre Defraigne :
L’élargissement était inévitable. Il va d’ailleurs se poursuivre parce que dans les Balkans, il y a des pays qui ont vocation à rejoindre l’Union. Cependant, la mobilité des frontières rend quasiment impossible toute identification par les citoyens. Elle renforce l’Europe intergouvernementale et affaiblit l’Europe citoyenne. Mais c’est le prix à payer. Il y a selon moi deux limites à l’élargissement : l’Ukraine et la Turquie. Je ne les vois pas entrer dans l’Union. En revanche, ils constituent des états-ponts entre l’Union et les deux zones importantes que touchent ces pays, le Moyen-Orient et la Russie. Notre rôle est de les intégrer au maximum. Nous ne devons pas aller jusqu’à l’adhésion, mais leur laisser la liberté d’être eux-mêmes. Ces deux pays doivent encore réaliser leur unité. Ils sont profondément divisés et si on les fait entrer, ils le seront encore plus, au risque même de se briser. C’est particulièrement vrai pour l’Ukraine. Nous ne devons pas seulement penser à l’Europe mais aussi à la viabilité de ces pays.
Daniel Cohn-Bendit :
En ’68, nous disions « les frontières, on s’en fout » et c’était bien plus qu’un jeu de mots. Si en 1957, au moment du Traité de Rome, les Européens avaient commencé par réfléchir à l’élargissement à l’Est, ils auraient eu de grands débats passionnants, mais sans rapport avec la réalité politique. Après la chute du Mur, d’un seul coup, l’histoire les a obligés à se redéfinir. Mais le problème, c’est qu’on a fait l’élargissement avant l’approfondissement. Si on avait débattu du Traité Constitutionnel avant l’élargissement, les choses auraient sans doute été beaucoup plus simples. On aurait donné à l’Europe une identité politique et institutionnelle beaucoup plus claire et partant, on aurait défini de manière plus claire le cadre dans lequel entraient les pays de l’élargissement. C’est la raison pour laquelle l’élargissement renforce l’intergouvernemental. Par ailleurs, les pays qui sont entrés après la chute du Mur ont conquis de haute lutte leur souveraineté contre l’occupation soviétique. Dans leurs processus historiques, ils se situent dans une phase d’autodéfinition de leur souveraineté. Ils ont donc beaucoup de mal à comprendre la légitimité et l’efficacité du partage de souveraineté. Mais si la Pologne (tout comme la Hongrie et la Tchéquie) n’avait pas été occupée par les Russes, elle aurait signé le Traité de Rome en 1957.
Cependant, il ne fallait évidemment pas attendre l’approfondissement avant d’élargir. Politiquement, c’était impossible, tout comme il était impossible de reporter la réunification allemande au motif que cela n’était pas responsable sur le plan économique, sous peine de devoir reconstruire le Mur.
Comme Pierre Defraigne, je pense que le problème de l’Ukraine se résoudra d’abord en Ukraine. Tout le monde sait que le pays est divisé à 60/40 entre une partie très liée à la Russie et une partie regardant vers l’Ouest. Une décision d’élargissement de l’Union Européenne porterait un vrai risque de guerre civile. En ce qui concerne la Turquie, il y a dans sa société des forces radicalement européennes et qui démocratisent la Turquie par l’imaginaire européen. Mais il y a aussi les réalités et les pesanteurs d’une autre Turquie. La Turquie n’est donc pas unique. Mais son importance stratégique est différente. Ce n’est pas par hasard que Sarkozy qui est le plus réservé sur l’adhésion de la Turquie va aujourd’hui en Syrie. La Turquie est partout présente dans le débat sur le Moyen-Orient. En fait, elle fait partie de l’espace politique européen. Le débat sur la place de l’Islam dans l’Europe est fondamental. Il y a plus de musulmans en Europe que de Belges. C’est une réalité sociale dans toutes les sociétés européennes. L’histoire fait donc qu’ils perçoivent un refus de l’entrée de la Turquie dans l’Europe comme un refus de leur place en Europe. Même les Arabes jugent l’Europe en fonction du lien entre la Turquie et l’Europe. Cette histoire a désormais 40 ans. Il est donc bien d’avoir un processus de négociation avec la Turquie.
Philippe Pochet :
Le débat sur les frontières est lié au projet européen initial qui était fédéral. Même si le Traité était avant tout un projet fédéral, il allait devoir un moment définir ses frontières. Mais aujourd’hui, que cela plaise ou non, il n’y a plus de majorité pour le soutenir. Un autre projet émerge laborieusement. Sa première erreur a été de ne pas avoir pu faire de l’élargissement quelque chose de positif. L’élargissement est devenu une sorte de plainte, du genre « si on avait fait autre chose, cela aurait été mieux ». L’absence de vision et certaines tergiversations ont empêché de faire de l’élargissement un projet positif, contrairement à l’élargissement à l’Espagne, au Portugal ou à la Grèce. À partir du moment où il n’y a plus de projet fédéral, il faut se demander quel est désormais le sens du projet européen et quel est le sens de ses frontières. On a eu raison de ne pas attendre qu’il y ait un projet fédéral fort avant de procéder à l’élargissement. Cela n’est pas toujours facile, mais il est plus intéressant, par exemple, d’avoir la Tchéquie dans l’Union qu’à l’extérieur de celle-ci, même au prix d’un projet moins ambitieux.
Pierre Defraigne :
Je voudrais faire deux observations, l’une sur la Turquie, l’autre sur l’instrumentalisation de l’élargissement. La Turquie est un pays divisé régionalement, socialement et en partie religieusement. Elle doit réaliser son unité et notamment réaliser des transferts de ses citoyens riches vers ses citoyens pauvres. La laisser entrer aujourd’hui dans l’Union Européenne reviendrait à mettre l’establishment turc à l’abri de son peuple. On imposerait à son économie des normes sur la politique agricole, sur l’inflation, mais sans leur donner la libre circulation de la main-d’œuvre. La Turquie recevrait encore moins d’argent que les précédents entrants alors qu’elle en a encore beaucoup plus besoin. Le processus serait très difficile. Nous devons traiter la Turquie comme un « État-pont » plutôt que de risquer une adhésion qui poserait de gros problèmes à la Turquie elle-même.
Ma seconde observation porte sur l’instrumentalisation de l’élargissement par les Anglo-saxons. Je reste fasciné par une phrase de Robert Cooper dans son livre « Breaking of Nations »1. Il est le directeur général de Robert Solana, le Haut Représentant de l’Union Européenne à la politique étrangère et de sécurité. Il y dit que la plus grande victoire de la politique étrangère de l’Union, c’est l’élargissement. Or j’estime qu’une politique étrangère doit viser à influencer les autres. Quand ce sont les autres qui vous transforment, ce n’est plus une politique étrangère. La politique étrangère des USA et de la Grande-Bretagne veut rendre indispensable la présence américaine à l’intérieur de l’Europe parce que du moment qu’on est avec des pays comme la Turquie et l’Ukraine, on ne peut pas faire « sans » les États-Unis. L’idée des Anglo-saxons, l’espace économique, le « grand marché » dispose bien de quelques principes communs, mais pour le reste, c’est « que le meilleur gagne ». La monnaie devient une sorte d’agence technique. Je pense que ce sont là les deux dangers qui nous écartent d’une Europe qui disposerait d’ une autonomie plus forte dans le partenariat atlantique – elle en a besoin pour son projet. Mais on risque de ne pas aller très loin dans le projet politique parce que les Anglo-saxons et notamment les Anglais y feront obstacle en faisant des coalitions avec les nouveaux adhérents, du moins pendant une génération. Je suis en effet persuadé que les nouveaux États membres deviendront très communautaires d’ici une génération. Pour le moment, ils sont anti-État et pro-américains, mais cela va leur passer. Ces pays, comme le dit Daniel Cohn-Bendit, veulent d’abord exister. Ils ont la sécurité américaine et ils ont un compte à régler avec leur État. Mais un jour, ils se rendront compte des mérites d’une démarche comme celle du plan français pour leur rattrapage qui reste très important.
Daniel Cohn-Bendit :
Je suis prêt à accepter cette idée d’État-pont parce que c’est le rôle que joue déjà aujourd’hui une Turquie dont l’intégration passera par l’intégration de la laïcité et par l’émancipation du kémalisme. Mais nous ne pouvons pas dire que nous savons déjà comment l’histoire va se terminer. Certains, comme Sarkozy, veulent tracer les frontières une fois pour toutes. Aujourd’hui, quand on s’interroge sur le rôle stratégique de l’Europe, on pense d’abord à l’importance de sa relation avec le monde musulman. Au lieu de s’en référer à des politiques étrangères nationales, l’Europe doit s’assumer comme acteur de politique étrangère. Ce n’est pas la France, la Grande Bretagne et l’Allemagne pris séparément qui peuvent définir la place qu’il faut concéder au Hamas dans le débat sur l’avenir de la Palestine. La position isolée de ces pays n’intéresse personne !
Plutôt que de parler d’un projet européen moins ambitieux, je préfèrerais donc que l’on parle d’un projet qui doit constamment se redéfinir en fonction de l’histoire. L’idée de l’Europe fédérale a été pensée pendant la guerre froide dans un monde qui était restreint et que la chute du mur a chamboulé. Aujourd’hui, la crise change encore une fois la donne. Alors qu’il a été porté aux nues pendant vingt ans, on voit que le projet économique de l’Angleterre ne marche pas. C’est quand même incroyable de voir les Anglais dire que la seule chose qu’ils devraient faire mais qu’ils ne peuvent pas faire, c’est d’entrer dans l’euro. Aujourd’hui, l’économie anglaise dans sa « splendid isolation », c’est « what a mess ! ». C’est ça l’histoire. De même, l’idée de l’Angleterre comme tête de pont de l’Amérique en Europe est bouleversée par l’arrivée d’Obama qui voit les choses tout autrement.
Le comble, c’est que la Banque Centrale Européenne est devenue la force motrice de l’Union européenne ! Elle voit très bien qu’il n’y a pas de solution nationale aux crises auxquelles nous sommes confrontés et donc elle plaide pour une intégration des politiques économiques qui va bien au-delà de la question de l’euro. La situation économique pousse les Européens à se redéfinir. Tout d’un coup, on voit aussi la faiblesse des Allemands qui sont tentés par une renationalisation de leur action. Mais l’Europe qui a été instrumentalisée dans le cadre de l’élargissement renvoie à tout les États membres la question d’une sortie commune de la crise.
Philippe Pochet :
La crise économique va se traduire par des restructurations industrielles massives. Elle nous pousse à repenser une politique économique qui ne s’arrête pas à la politique monétaire mais qui intègre une politique industrielle centrée sur un développement européen pauvre en carbone. Il faut repenser notre politique étrangère en fonction de ce projet industriel. Cela implique de reconsidérer différemment la question des frontières. On voit par exemple qu’il n’y a aucun intérêt à ce que les cimentiers européens aillent s’installer en Turquie. On doit abandonner les catégories de l’ancienne économie pour essayer de construire quelque chose de complètement nouveau.
Benoît Lechat :
On a pourtant l’impression d’assister à une renationalisation des politiques économiques. En dehors de la BCE, on ne voit pas quels sont les acteurs qui vont avoir une stratégie européenne pour mettre en œuvre ce nouveau projet industriel européen.
Daniel Cohn-Bendit :
C’est vrai que le fonctionnement actuel de la Commission montre qu’il y a une vraie renationalisation du comportement des Commissaires.
Pierre Defraigne :
La Commission n’existe plus comme collège. Certains l’appellent même le COREPER 32… Cela fait rire beaucoup de monde mais ça en désespère aussi quelques-uns.
Daniel Cohn-Bendit :
Prenons deux exemples pour illustrer cette évolution. L’Europe définit une politique environnementale sur les voitures et quelques heures plus tard, le Commissaire allemand Verheugen, chargé des entreprises, intervient pour défendre les intérêts de l’industrie allemande. Quant au Commissaire chargé du marché intérieur, Charlie MacCreevy, il contre tous les efforts de l’Union en faveur de la régulation financière. Avec la Commission, on est dans un monde complètement fou.
Pierre Jonckheer :
Pour revenir sur la première partie de la conversation, on peut constater qu’il y a un assez large consensus entre vous pour dire que l’Union Européenne est un projet qui s’ajuste en fonction de l’évolution historique, que la définition stricte de frontières n’est pas vraiment soutenue et qu’il y a des États-ponts.
Mais les élargissements ont été synonymes d’un affaiblissement de l’idée d’une Europe des citoyens. On peut également dire que le projet de l’Europe fédérale est mort. Or, tant la crise écologique que la crise financière et les débats sur la révision du système financier, appellent un renforcement des compétences européennes. L’évolution de certaines opinions publiques explique une désaffection par rapport au projet européen, comme le montrent les difficultés des ratifications du Traité de Lisbonne et d’autre part, les crises appellent un renforcement de la puissance européenne. Ce renforcement doit être institutionnel et supranational. On le voit dans le débat sur la supervision bancaire, sur la vérification de l’application des engagements de chaque État membre dans le cadre du Paquet climat-énergie. Qui va établir l’agenda européen dans le cadre du prochain G20 et des relations avec le Président Obama ? Nous avons un vrai problème de leadership politique. Comment l’appréhendez-vous ? Plus encore que ceux d’hier, les problèmes actuels exigent un renforcement des compétences et de la légitimité de l’Union.
Daniel Cohn-Bendit :
Jusqu’ici, l’Europe a toujours avancé dans des moments d’incertitude lorsque des politiques ont pris des initiatives pour renforcer sa capacité d’agir. Ce qui est désespérant aujourd’hui, c’est qu’on a une crise extrêmement grave et qu’on assiste exactement au mouvement inverse. Ce que les chefs de gouvernements appellent la « coopération européenne » n’est en fait que l’addition de plans nationaux, sans aucune volonté de renforcer des outils communs, ni de s’interroger sur le rôle de la Banque Centrale, par exemple pour produire des bons du trésor européen. Après l’échec de Lisbonne et du Traité Constitutionnel Européen, personne n’a osé remettre cela sur la table. Pourtant je suis persuadé que les citoyens européens comprendraient qu’on leur dise « la crise est là, voilà ce que l’on doit faire et ce que les Traités nous empêchent de faire, il est donc urgent de les changer pour agir dans l’intérêt de tous ». Nous aurions une adhésion de 80 % en Europe. Voyons par exemple, c’est quand même pharamineux, qu’il n’y ait plus de débat sur l’euro aujourd’hui.
Quant au manque de leadership, il pose un problème d’ordre quasiment philosophique. L’Europe a été construite par une génération qui avait connu la guerre et qui avait un besoin vital d’en finir avec cette histoire. Or cela passe complètement au-dessus de la tête de la génération des Merkel et des Sarkozy qui n’ont pas de vision historique et qui se contentent de réponses au coup par coup, même si parfois, cela part dans la bonne direction. Le fait que Sarkozy ait été président de l’Union Européenne lui a permis d’agir dans le conflit entre la Géorgie et la Russie d’une manière européenne. Au bluff, en partie, avec un président français qui dit « je suis le président de l’Europe ». Mais cela a marché. Les Américains n’existant pas, l’Europe a joué le rôle de médiation. Son grand défi est de passer d’un rôle de contre-pied à celui d’un partenariat capable de traiter d’égal à égal avec les USA. Nous devons être à la hauteur de la grande place que nous offre la réalité américaine d’aujourd’hui.
Philippe Pochet :
Depuis que je m’occupe des questions européennes, cela fait au moins trente ans, j’entends ce diagnostic d’une Europe qui ne fonctionne pas et qui va de crise en crise. Mais si on se place d’un autre point de vue, on voit qu’on est parvenu à la monnaie unique, qui devient une seconde monnaie de réserve. Par ailleurs, nous n’avions pas de politique étrangère, nous en avons les prémices. Sur l’environnement, même si les compétences pourraient être mieux distribuées, l’Europe a exercé un leadership. Même si cela n’a pas toujours été élégant, il y a eu quand même un certain nombre de succès, y compris du Parlement européen qui est parvenu à des résultats sur la directive REACH et sur la directive services. La vision classique d’une Europe confédérale n’est pas conforme à la réalité. Le bric-à-brac européen produit un certain nombre de choses qui nous permettent d’appréhender le futur de façon plus positive. Cela fait trente ans qu’on espère qu’une crise arrive pour nous en sortir. Mais je crois que nous n’aurons jamais de structure très claire ou très esthétique.
Pierre Defraigne :
Je ne me satisfais pas du bric-à-brac. Ce que Philippe Pochet dit est juste, mais il parle d’un temps révolu. Nous avons vécu une période relativement stable, avec une croissance et une inflation faibles où les institutions faisaient leur office et où leurs dysfonctionnements ne pesaient pas trop sur les performances, sauf sur le plan des inégalités que l’Europe a laissé s’aggraver. On n’a pas le droit de l’oublier. La présente crise sonne la fin de cette période. Par ailleurs, le centre de gravité du monde s’est déplacé en Asie. La démographie européenne rétrécit la fenêtre d’opportunité de l’Union européenne. Nous ne rentrons pas en décadence, mais nous pesons moins, ne fût-ce que sur un plan arithmétique. L’Europe doit donc faire des choses plus difficiles qu’auparavant, mais elle n’a pas les institutions adaptées à ces nouveaux défis. Une Banque Centrale dont la mission est de veiller à la qualité de la monnaie ne peut par exemple pas prêter aux États en difficultés. Donc ce sont les États qui doivent prêter aux États. Or il faudrait que les Bons du Trésor viennent d’une agence intergouvernementale qui dispose de ressources propres. C’est indispensable pour bénéficier des cotations les plus favorables sur les marchés du crédit. En son temps, la CECA y avait aisément accès parce qu’elle était financée par un très modeste prélèvement sur le chiffre d’affaires des mines et de la métallurgie. Je vois également un risque croissant de nationalisation des débats avec des menaces très claires sur le marché intérieur et la stabilité de l’euro. Les prochains mois vont être très secoués. L’esquif européen risque de tanguer très sérieusement. Nous avons donc besoin d’un vrai budget communautaire. Pour l’année 2009, nous avons 0,90 de crédits de paiements par rapport à un plafond de 1,24. C’est une honte. On ne fait pas l’Europe avec un budget aussi faible. Il faut revenir au budget MacDonald qui préconisait un budget équivalent à 6 ou 7 % du PIB communautaire. Il faut aussi supprimer les paradis fiscaux. Des trois « grands » partenaires, USA, Europe, Chine, nous sommes les seuls à avoir des paradis fiscaux sur notre propre territoire ! L’Europe devra se donner les moyens de régler ces questions de régulation financière. À l’unanimité ou à la majorité qualifiée. Soit nous sommes sérieux sur la question financière, soit nous continuons comme avant. Notre politique monétaire n’a pas été trop mauvaise, même si les autorités monétaires ont trop surveillé l’évolution de l’inflation de base et pas assez celle des actifs qui a été marquée par l’apparition de la bulle immobilière. C’est la dérégulation financière qui nous a mis dans le pétrin où nous sommes. Nos banques ne pouvaient pas lancer des opérations comme les subprimes, mais elles achetaient les subprimes américains, ce qui revenait rigoureusement au même. Il y a eu un redoutable déficit d’Europe. Je n’en reviens toujours pas que le Parlement européen ait accepté le maintien du Commissaire MacCreevy. La Commission n’a pas été à la hauteur dans les moments les plus critiques de la crise financière. Il n’y a pourtant aucun débat sur la gestion ou la non-gestion de la Commission Barroso. Mais je reste optimiste parce la nature a horreur du vide et que l’Europe n’a jamais progressé que par les crises. Mais il y a un gros agenda sur le budget et l’harmonisation fiscale.
Daniel Cohn-Bendit :
En d’autres circonstances aussi dramatiques, il y a eu d’autres comportements. L’unification allemande a posé des tas de problèmes, mais c’est précisément le moment où Kohl et Mitterrand sont parvenus à lancer le projet de l’euro qui était au point mort depuis 1972. Personne ne savait comment s’y prendre pour mettre en adéquation les économies et leurs logiques financières spécifiques. Et là, tout d’un coup, en pleine réunification allemande, ils y sont parvenus, avec, il est vrai, une Commission Delors qui avait une vraie vision. Aujourd’hui, on ne voit pas les acteurs capables de mener une pareille entreprise. Il faut bien se rendre compte du vide politique que crée l’inconsistance de la Commission et du Conseil jointe à la peur d’un Parlement qui a un pouvoir d’initiative mais qui subit lui-même une renationalisation du comportement de ses forces politiques.
Philippe Pochet :
Cette renationalisation est peut-être une étape nécessaire pour sortir des impasses dans lesquelles nous nous trouvons. Prenons l’exemple de l’industrie automobile. Normalement, les aides d’État y sont interdites. Or, on en arrive à une situation où la France et l’Allemagne s’occupent chacune exclusivement de leurs industries automobiles nationales pour essayer de les sortir de la mouise. En cassant le mantra communautaire de l’interdiction des aides d’État, ils cassent complètement le marché commun. Et donc il n’y a désormais plus d’obstacle de principe à la construction d’une politique industrielle européenne orientée vers le développement durable.
Daniel Cohn-Bendit :
Certes, mais cela n’explique pas pourquoi le PPE et les Socialistes européens se mettent complètement au service des industries nationales. Le rôle du Parlement européen est pourtant de faire émerger l’idée d’un intérêt commun européen. Que le gouvernement français ou allemand développe des positions nationales, on peut à la rigueur le comprendre. Mais que le Parlement européen ne soit pas capable de faire émerger de contrepoids, c’est cela qu’il faut expliquer.
Pierre Defraigne :
Le problème n’est-il pas que la solution à la crise du secteur automobile se situe à moyen et à long terme ? La solution est connue, mais elle prendra du temps. Or l’élection du Parlement européen, c’est en juin. Les parlementaires ont donc intérêt à montrer qu’ils s’occupent plutôt des électeurs d’aujourd’hui que des électeurs de demain. Il y a un côté très opportuniste des parlementaires qui permet d’expliquer la renationalisation. Après la crise, ils seront à nouveau pro-européen.
Benoît Lechat :
Que feraient les Verts s’ils étaient au pouvoir en France et en Allemagne face à une telle crise du secteur automobile ?
Daniel Cohn-Bendit :
Mais il y a une entreprise solaire qui était prête à reprendre OPEL !
Benoît Lechat :
C’était d’abord un coup de pub, non ?
Pierre Defraigne :
Les gouvernements donnent 2.500 € de prime à la casse par voiture…
Cohn-Bendit :
Dans les années ’70 et ’80, nous avons connu une période de casse industrielle extraordinaire dans la sidérurgie. De mesure nationale en mesure nationale, certains ont voulu nous faire croire qu’on allait sauver les entreprises sidérurgiques nationales. On voit où en est aujourd’hui. Avec l’automobile, c’est peut-être exactement la même chose. L’Europe pourrait dire qu’il faut effectivement préserver les ouvriers et les salariés de l’industrie automobile. Mais il faut aussi et surtout transformer l’industrie de sorte qu’elle produise des voitures complètement différentes, dans le cadre d’une mobilité complètement différente. Il faut donc investir dans la formation de la reconversion de la force de travail, en fixant des critères de transformation de l’industrie automobile. Cela coûtera cher, mais pas plus que ce qu’on est en train de faire pour le moment et qui n’est absolument pas porteur d’avenir. Il faut regarder le moyen terme auquel on veut arriver et voir quels moyens il faut investir sur le plan économique et social pour y parvenir. Or aujourd’hui on fait croire qu’on va les sauver et qu’on va obliger tout un chacun à changer de voiture tous les trois ans alors que les gens disent de plus en plus qu’ils n’en veulent plus ou qu’ils veulent n’en changer que tous les dix ans. Le système ne marche plus parce que les gens ne veulent plus changer de voiture tout le temps. Sans même parler des conséquences écologiques, il y a clairement des limites au nombre de bagnoles.
Pierre Jonckheer :
Je constate que vous êtes d’accord pour reconnaître que la situation institutionnelle n’est pas brillante et qu’il y a une absence de leadership politique… Vous évoquez la nécessité d’un renforcement du budget de l’Union et d’une politique industrielle nouvelle. Vous êtes d’accord pour une Europe des projets, mais ne faut-il pas des institutions qui conviennent ? En l’occurrence, ne faut-il pas renforcer le pouvoir politique de l’Union Européenne ? Mais cela passe par un combat culturel… Seriez-vous d’accord de dire que malgré le climat de désenchantement, on ne peut pas abandonner le débat sur le renforcement de la légitimité politique de la Commission ? Selon moi, cela implique de trans-nationaliser les élections européennes, de mettre en place un mode politique d’élection de la Commission, de généraliser la majorité qualifiée… N’est-ce pas une illusion collective de croire qu’on peut échapper au débat institutionnel ?
Philippe Pochet :
On constate que dans le processus de codécision, le Parlement européen peut jouer un rôle de leader et donner des impulsions, comme dans le cadre du débat sur la directive REACH. Les élections du 7 juin sont donc cruciales. Quant au rôle de la Commission, il peut être très variable : soit celui d’un « broker » entre le Parlement et le Conseil, soit celui d’un véritable gouvernement européen. Cependant, la question n’est pas seulement de savoir quelles institutions il faut développer, mais bien quels processus démocratiques peuvent les soutenir et quelle sera leur légitimité. Je ne suis pas certain que la Commission ait actuellement cette légitimité. Il est sans doute plus intéressant de réfléchir autour du binôme Conseil-Parlement et que la Commission devienne ce qu’elle est déjà dans les faits, c’est-à-dire un COREPER 3. Mais ce n’est pas nécessairement le meilleur schéma.
Pierre Defraigne :
Vous insistez beaucoup sur le rôle du Parlement européen en ce qui concerne REACH. Mais au fond, n’est-ce pas la grande coalition allemande qui a permis une convergence des deux groupes au Parlement Européen. Il y a eu là-derrière peut-être bien plus d’intergouvernementalisme qu’on ne le croit. Quant à l’idée de bien commun européen que soulevait Daniel Cohn-Bendit, qui va l’identifier ? Il me semble que c’est le rôle de l’Exécutif. Il faut être prudent quand on parle de gouvernement européen. En revanche, l’idée d’un « organe du bien commun » est indispensable, du moins si on veut assurer que les institutions européennes « tiennent ensemble ». À un moment donné, quelqu’un doit prendre son sextant et faire le point de midi pour dire où l’on se trouve. Or plus personne n’exerce actuellement cette fonction.
Philippe Pochet :
Depuis la Commission Delors, il n’y a plus eu la moindre Commission européenne qui a donné de direction.
Pierre Defraigne :
Ce n’est pas tout à fait vrai. La Commission Prodi3 fonctionnait comme la Commission Thorn4. Il n’y avait pas de président, mais il y avait des barons qui étaient communautaires. Des Commissaires comme Mario Monti ou Pascal Lamy avaient une vision communautaire et ils « comptaient » dans la Commission. Ce qui est terrifiant aujourd’hui, c’est qu’il y a Barroso et rien. Et Barroso n’est rien… La situation est tout à fait pathétique.
Daniel Cohn-bendit :
Reprenons les trois exemples : REACH, la directive services et le Paquet climat. À chaque fois, la Commission lance quelque chose de très ambitieux et puis elle ne s’occupe plus de rien. Sur REACH, elle lance sa proposition. Le Conseil flippe. Les grands États sont aux abois. Les députés sont mis sous pression pour soutenir la directive. La grande coalition est obligée de faire revoir la proposition de la Commission sans l’anéantir. Le balancier est compliqué. Le scénario est quasiment identique pour la directive services. Il y a d’une part ceux qui veulent soutenir la proposition de Bolkestein et d’autre part ceux qui veulent l’empêcher. Le Parlement est obligé de la détricoter complètement. Il renverse la situation avec des parlementaires obligés d’expliquer à leurs gouvernements quelles sont leurs limites, celles de la dérégulation comme celles de la régulation. Pour le Paquet climat, même chose. Verheugen n’a pas mis cinq heures pour commencer à le détruire. Le Parlement a soutenu le plus longtemps possible le projet de la Commission. Un comble ! Comme si la Commission tenait plus par ses propositions que par ses acteurs politiques. Car dès qu’elle met sa proposition sur la table, la Commission disparaît. Il n’y a plus que le Parlement et le Conseil avec un jeu très complexe entre les intérêts nationaux et une prise en compte des vrais enjeux climatiques.
Dans tous ces dossiers, les acteurs les plus acharnés à trouver un compromis ont été le Parlement et le Conseil. La Commission n’a pas existé. Je ne vois pas pourquoi on est aujourd’hui obligé d’accepter de renouveler cette Commission qui se dit elle-même impuissante. La force politique de la Commission, c’est son président. Une des revendications à défendre pendant la campagne européenne, c’est donc que Barroso retourne au Portugal !
Philippe Pochet :
Le Parlement devrait avoir un droit d’initiative, ce qu’il a toujours refusé. Pourquoi en effet limiter ce droit d’initiative à la Commission ?
Daniel Cohn-Bendit :
J’ai été longtemps sceptique, mais dans la situation actuelle, cela permettrait de pallier l’impuissance de la Commission et cela pourrait obliger celle-ci à se renforcer…
Pierre Defraigne :
Il faut vraiment remettre au cœur du métier de la Commission la définition du bien commun européen. C’est une mission difficile. Il faut identifier les besoins et être capables de montrer que c’est l’Europe qui y apporte la meilleure réponse. Seul un Exécutif peut vraiment assumer une telle responsabilité parce que cela implique des moyens considérables, ne fût-ce qu’en termes de coordination. Aujourd’hui, certains parlementaires européens semblent avoir une meilleure vue transversale sur l’ensemble de la Commission que certains Commissaires européens qui restent enfermés dans le cadre étroit de leurs compétences. Or c’est le rôle du président de mettre en place à l’intérieur de la Commission les groupes de travail où les Directions Générales se rencontrent et font monter leurs analyses que l’on soumet le cas échéant à l’extérieur. Cela peut prendre du temps mais on fait au moins émerger l’idée de bien commun européen, ce qui est capital.
Pierre Jonckheer :
Nous devons aussi aborder le thème de la place internationale de l’Europe…
Pierre Defraigne :
À cet égard, je voudrais dire deux choses simples et complémentaires. La première, c’est que sans projet, il n’y a pas de puissance. C’est le projet qui crée la possibilité d’une puissance, ce n’est jamais l’héritage et l’on doit passer de l’héritage au projet. Mais la seconde, c’est qu’une puissance civile n’est pas une puissance, parce que seule la défense crée une crédibilité.
Philippe Pochet :
C’est une vision de la puissance qui renvoie au XIXe siècle ! On voit bien aujourd’hui que la puissance américaine est totalement incapable de gérer le monde tel qu’il est. Est-ce que les défis actuels comme le changement climatique qui nécessitent des agendas coopératifs peuvent se penser avec une puissance de type traditionnel, d’un État-nation westphalien5 et de ses attributs que vous projetez au niveau européen avec une critique très classique de la puissance civile comme cache-sexe de l’impuissance militaire ? Pour moi, cette vision de la puissance est dépassée.
Pierre Defraigne :
On ne peut pas être post-westphalien tout seul, quand les États-Unis, la Russie, la Chine, l’Inde et probablement le Brésil se vivent tous comme des États westphaliens. À dire « nous on est des braves types qui travaillent avec la parole et l’analyse », on devient vite une annexe des USA. Quand ils sont sympas, ça va…
Daniel Cohn-Bendit :
Quand on dit puissance militaire, on dit quoi ? L’Europe est un espace économique qui a un PIB plus grand que celui des USA. Le rôle d’une organisation politique, c’est aussi d’être au service de la protection des intérêts de ses citoyens. L’Europe développe aussi une nouvelle forme de politique de voisinage qui définit une nouvelle forme de rapport à l’extérieur. Là où le bât blesse, c’est qu’on a des clauses de Droits de l’Homme qui sont oubliées une fois qu’elles ont été signées. On laisse là le potentiel d’une puissance civile défendant un projet européen dont on ne sait pas trop se servir. En même temps, nous sommes confrontés à des conflits que nous ne savons pas régler.
En Afghanistan, il y a plusieurs pays européens, pourquoi sommes-nous incapables de définir ensemble une stratégie proprement européenne par rapport aux Américains ? Nous avons d’un côté, une réalité militaire et de l’autre, une réalité politique. Mais nous sommes incapables de les réunir, par exemple au Proche-Orient. Si on attend que les Israéliens et les Palestiniens se mettent d’accord, cela prendra 1000 ou 2000 ans. Il faut donc que la Communauté internationale impose une solution et soit capable d’assurer la sécurité d’une ligne de démarcation entre la Palestine et Israël quand celui-ci aura fait sortir la grande majorité des colons de Cisjordanie. Cette force internationale sera notamment européenne. Nous aurons donc à donner une nouvelle définition de la force militaire. À Gaza aussi, la seule force capable d’assurer la sécurité de tous, pourrait être une force de la Ligue arabe remplaçant pendant un certain temps le Hamas et le Fatah, du moins tant qu’il n’y aura pas de confiance entre les uns et les autres. Nous avons donc besoin d’une nouvelle définition de la force militaire. Au niveau européen, ce serait un progrès phénoménal de réunir les forces armées des 27 pays de l’Union Européenne en un seul corps, cela ferait une fameuse économie et cela permettrait de les moderniser tout en les redéfinissant.
Pierre Defraigne :
Prenons l’exemple des missiles américains installés en Europe. Ils sont dirigés vers l’Iran. Les Anglais, les Tchèques et les Polonais disent qu’ils sont partants. Ils ne nous demandent pas si nous sommes pour ou contre. Cela se négocie entre un État westphalien et des États qui ne le sont plus vraiment mais qui veulent faire plaisir aux Américains. Et le reste de l’Europe est pris en otage. Philippe Pochet dit que le problème, c’est le climat. Mais il y a un problème qui risque d’arriver avant le climat, c’est celui de l’accès aux ressources naturelles. Qui protège les routes ? On voit que les Chinois s’engagent en Somalie. Et l’Europe ? Va-t-elle défendre ses routes ou est-ce qu’elle va demander aux Américains de les défendre, avec le prix à payer ?
Philippe Pochet :
D’un point de vue stratégique, la vraie ligne de conflit court entre d’un côté, la Chine et de l’autre, les Américains avec l’appui de l’Inde et du Japon. Devons-nous jouer dans un tel jeu ? Comment nous situer militairement dans un tel contexte ?
Pierre Defraigne :
Mais c’est le contraire qui se produira ! Si nous n’avons pas le contrôle de notre défense, nous serons obligés de jouer dans le camp des Américains !
Daniel Cohn-Bendit :
Les Chinois ont bien joué aux échecs. Ils ont mis leur tour au milieu de Wall Street et il faudra bien jouer pour aller la chercher ! Je crois que l’Europe doit avoir une politique civile centrée sur les ressources. Le grand enjeu de demain, ce sera l’eau. Mais il faut redéfinir ce que l’Europe est prête à faire. Nous devons par exemple savoir si nous sommes prêts à faire partie d’une force internationale entre Israël et la Palestine pour garantir la sécurité de chacun.
Benoît Lechat :
Au fond le problème de l’Europe, on l’a vu au moment du conflit en Géorgie, n’est-ce pas qu’elle a du mal à développer une vision stratégique dans laquelle elle identifierait ses alliés privilégiés ?
Daniel Cohn-Bendit :
On a parlé du problème des missiles, mais on a aussi l’extension de Gazprom vers l’Ouest, les Russes se donnant la possibilité d’influer sur ce qui se passe chez nous. Mais en attendant, le problème de la Géorgie est réglé. La Géorgie, c’est sans l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud, point à la ligne. Tout le monde a travaillé pour tout le monde et le problème est réglé. Mais il reste le problème de la Crimée.
Pierre Defraigne :
La Russie peut se libéraliser sauf si elle est sous la menace. Si on la provoque en mettant de l’OTAN partout autour d’elle, on insécurise un pays qui est foncièrement insécurisé. C’est la tragédie de la Russie. Si on veut libéraliser la Russie – et nous avons une responsabilité historique énorme vis-à-vis de la population russe – il faut essayer de traiter la Russie comme un problème géopolitique et arrêter de se faire peur. Elle n’a aucune capacité d’attaquer qui que ce soit. Elle peut jouer avec son gaz, mais elle se tire dans le pied chaque fois qu’elle le fait.
Sur la Chine, je ne suis pas favorable à un régime de parti unique. Qui le serait ? Mais il faut voir sa dynamique historique et bien analyser ce qui s’y passe. Ils sortent quand même une partie de l’humanité de la pauvreté, bien sûr avec tous les accidents collatéraux. Mais je suis très impressionné de voir ce que la Chine fait au niveau concret pour les Droits de l’Homme. Nous, nous avons une rhétorique sur la question. Nous fermons les yeux sur ce que fait par exemple la France au Gabon. En janvier dernier, huit soldats français sont morts dans des manœuvres franco-gabonaises. Ceux qui sont morts en Afghanistan ont eu droit aux Invalides, pas ceux qui sont morts au Gabon parce que la France n’a rien à faire dans ce pays. Ce qu’elle y fait est scandaleux. Les Gabonais vivent dans une pauvreté incroyable alors que le pays est très riche. Qui en profite ? Notamment la France. On fait la leçon à la Chine alors qu’elle fait un travail énorme. Il faut bien sûr rester vigilant mais il faut aussi arrêter de leur faire la leçon et avoir du respect pour ce qu’ils réussissent. Le report du Sommet Europe-Chine a été un geste très fort. Ils ont flanqué une baffe à l’Europe en voulant toucher la France. Ils voulaient d’ailleurs plus cibler Sarkozy que la France. Nous devons donc faire attention de ne pas faire de la rhétorique sans être capables de nous faire entendre. Nous sommes dans une crise mondiale. Seuls trois pays peuvent nous en sortir : la Chine, les États-Unis et l’Europe. Nous devons travailler ensemble, nous coordonner. Pour le moment, l’axe Chine-Amérique est plus fort que l’axe Chine-Europe, c’est très préoccupant. Les Américains ne nous aideront pas, c’est à nous d’exister face à la Chine et donc il faut avoir une relation plus mature avec elle. Il faut être à la fois plus puissant et plus respectueux.
Daniel Cohn-Bendit :
Nous avons besoin des Américains. Cela veut-il dire pour autant que nous ne pouvons rien dire sur Guantanamo ? Non, évidemment. C’est exactement la même chose avec la Chine. Je n’ai aucun problème à parler d’énergies renouvelables avec les Chinois. Mais il faut aussi parler d’autre chose. Car s’ils sortent leur pays de la pauvreté, c’est avec un système effroyable, comparable à la phase d’accumulation primitive du capitalisme telle que nous l’avons connue en Europe au XIXe siècle. L’histoire du lait n’est que le dernier exemple d’une mécanique horrible. Que des gangsters puissent accaparer la production du lait est lié à leur système politique.
Pierre Defraigne :
Quand on lit le China Daily, on voit que les consommateurs chinois sont reconnaissants aux Européens qui ont attiré leur attention sur le fait qu’on leur vendait des produits toxiques… C’était une puissance européenne par la norme.
Daniel Cohn-Bendit :
Si nous sommes capables d’être normatifs en matière de consommation, nous devons continuer à l’être sur les libertés politiques individuelles. Ce n’est pas leur faire la leçon. Un jour le China Daily nous en remerciera.
Pierre Defraigne :
Dans la vie, il y a une dimension de témoignage et une dimension de gestion. Ce ne sont pas tout à fait les mêmes métiers, mais on a besoin des deux. J’ai écrit pour les Chinois des articles sur les « syndicats autonomes », sur les mutuelles et les coopératives…
Dany Cohn-Bendit :
Il faut respecter la Chine à tous les niveaux, mais il faut aussi leur dire que s’ils veulent s’intégrer dans un espace mondial, il y a des règles. Le développement économique de la Chine ne sera positif que s’il y a une reconnaissance de l’autonomie des syndicats.
Pierre Defraigne :
Lors de la dernière réforme du code de travail chinois qui allait dans le sens que nous demandions, quelles sont les deux organisations qui sont intervenues auprès du gouvernement chinois ? C’est la Chambre de Commerce américaine et la Chambre de Commerce européenne qui ont mis en garde pour leur compétitivité !
Dany Cohn-Bendit :
Mais nous sommes d’accord ! Combien de temps les entreprises européennes ont-elles mis à comprendre qu’elles n’arriveraient en Afrique du Sud que si elles se battaient contre l’apartheid. Ce n’était pas gagné d’avance, mais finalement Volkswagen et d’autres ont changé de position. La réalité de la Chine, c’est aussi le Darfour, c’est la manière dont au Cambodge du Nord, elle achète et change complètement la structure économique de cette partie du pays. Nous devons être ouverts avec les Chinois, mais nous devons aussi être normatifs sur tous les sujets. Je trouve insupportable ce double discours où on est à la fois normatif et on en vend des dizaines de centrales nucléaires à la Chine via Areva…
1The Breaking of Nations : Order and Chaos in the Twenty-first Century. Robert Cooper. London : Atlantic Books, 2003, 156 pp. £10.49.
2Le Comité des représentants permanents ou Coreper (article 207 du traité instituant la Communauté européenne) est chargé de préparer les travaux du Conseil de l’Union européenne. Il est composé des ambassadeurs des États membres auprès de l’Union européenne (« Représentants permanents ») et est présidé par l’État membre qui assure la Présidence du Conseil.
3Romano Prodi, président de la Commission européenne entre 1999 et 2004.
4Gaston Thorn, président de la Commission européenne entre 1981 et 1985.
5On parle d’État-nation westphalien pour désigner la forme de l’État-nation telle qu’elle a été confirmée par les Traités de Westphalie au XVIIe siècle pour mettre un terme aux guerres de religion. Ces traités ont confirmé la notion de souveraineté étatique et le droit de chaque État à se voir reconnu l’exclusivité de sa souveraineté sur un territoire donné.