>Pierre Jonckheer, Administrateur d’Etopia et co-président de la Fondation Verte Européenne.

Le paradoxe est troublant : alors que la légitimité du projet
européen et des institutions auxquelles il a donné le jour
paraît de plus en plus fragile, l’évolution contemporaine
montre que nous n’avons sans doute jamais eu autant besoin
d’Europe et notamment pour déployer les politiques vertes
capables de répondre à la conjonction des crises écologique,
sociale et économique.

Dans un monde dominé par la « guerre froide », la division de
l’Europe et la fin progressive de la période coloniale, la Communauté
économique européenne (CEE) est née en 1958. Sous la protection
des Etats-Unis, le projet ouest-européen s’est finalement
concrétisé dans une Communauté de six pays dépassant les rivalités
nationales par l’intégration des marchés. Ses objectifs politiques
et économiques initiaux ont été largement rencontrés, aidés
par les pactes sociaux de l’après-guerre et une croissance économique
rapide.

Aujourd’hui, au vu de l’extension de ses compétences et du
nombre de nations qui en font partie, la CEE s’est bel et bien « métamorphosée
» en cinquante ans. Son changement d’appellation
n’est pas anodin : la CEE est rebaptisée en 1992 Union européenne
(UE). L’UE a redessiné l’architecture de l’ensemble du continent
européen et existe comme puissance civile et normative qui modèle
des systèmes sociaux incluant 493 millions de personnes[[La norme sans la force, Sciences Po, Zaki Laidi, 2005.]].

A la veille de nouvelles élections pour le Parlement européen, il
est utile de souligner les succès engrangés par la construction politique
et économique du continent européen sans pour autant masquer
ses échecs et les questions ouvertes.

L’innovation politique moteur de la construction européenne

Ce n’est pas le moindre des succès de l’Union européenne que
d’avoir pu développer en 50 ans, malgré les conceptions politiques
antagoniques existant entre Européens, une communauté de droits
et des politiques communes tout en s’ouvrant à davantage d’Etats
européens aux histoires et cultures différentes[[Voir notamment parmi une littérature abondante, la lecture du récent ouvrage de Thomas FERENCZI, Pourquoi l’Europe? , André Versaille, 2008.]].

Ces succès sont de nature géopolitique, institutionnelle mais
surtout ils sont liés au développement de politiques novatrices.
Ainsi, par exemple, l’élaboration progressive d’une politique européenne
de l’environnement, née au milieu des années 70, inspire
les politiques nationales de beaucoup d’Etats membres et des
pays candidats. On pourrait également citer le rôle de l’Union
dans la généralisation d’objectifs en matière d’efficacité énergétique
et d’énergie renouvelable à l’ensemble des pays-membres,
en s’appuyant sur des succès nationaux (Allemagne, Danemark,
Espagne) ou encore le rôle que jouera l’Union dans la négociation
internationale « post-Kyoto ».

Certes tout est contradictoire car l’UE finance aussi le nucléaire,
et tout est insuffisant car les objectifs ne sont pas assez ambitieux
et les lois européennes ne sont pas toujours appliquées par les acteurs
; mais cela est vrai de toute construction politique dont les
décisions sont le fruit d’intérêts divergents.

La crise révèle le besoin d’Europe

Toutefois, malgré les succès engrangés, les limites actuelles de la
construction européenne sont également évidentes. Nous vivons une
période de crises multiples et graves qui font que l’ancien monde (le
nôtre !) se délite progressivement -et avec lui nos certitudes- sans que
l’on ne voie clairement si nos sociétés trouveront la capacité de rebondir.
Il est très clair que les périodes de crises suscitent les peurs et les
mouvements de replis identitaires. L’Union européenne en pâtit sur le
plan politique et économique : les remises en cause du modèle « communautaire
» sont courantes parmi les dirigeants politiques; la crise
financière actuelle révèle une fois encore que la voie de l’intégration
politique des Etats européens par la seule intégration des marchés est
insuffisante. Ce n’est pas parce que les Etats européens ne sont pas les
Etats-Unis et qu’un Etat fédéral européen n’est malheureusement pas
à l’ordre du jour que nous n’avons pas besoin de politiques communes
plus fortes et un budget de l’Union plus important. Encore une fois, la
crise actuelle nous démontre le contraire !

Dans la perspective des prochaines élections européennes, il
est essentiel d’avoir un message sans ambiguïté. Pour mener nos
priorités écologistes, nous avons besoin de renforcer l’intégration
politique des européens et en particulier de renforcer la solidarité
entre les 27 pays de l’Union, comme de l’Union vis-à-vis de son
voisinage. La manière dont le Conseil répondra à la situation économique
actuelle de certains pays d’Europe centrale est un test important
pour le futur de l’Union.

Ne pas jeter le bébé européen avec l’eau du bain néolibérale

Renforcer l’intégration politique de l’Union ne signifie évidemment
pas donner son quitus à toutes les orientations politiques
décidées par les majorités en place dans les institutions
de l’Union. De ce point de vue, il est important de lever un
malentendu avec la « gauche radicale ». Dans la critique de
« l’Europe néolibérale », il faut savoir différencier ce qui relève
d’une critique du capitalisme dans sa phase présente de mondialisation
et ce qui relève spécifiquement de la construction
de l’Union européenne. Souvent la critique radicale mélange
les deux et réduit « l’Europe » à un pur instrument au service
des sociétés transnationales. L’existence d’un régime politique
supranational sui generis est confondue avec l’existence d’un
courant de pensée et des orientations politiques largement dominées
par la volonté de « libérer les marchés », d’oeuvrer à la
mondialisation sans gouvernance globale sinon celle des entreprises
multinationales.

Cette confusion empêche de penser l’espace politique spécifique
qu’est l’Union européenne. Les souverainismes de droite
comme de gauche se rejoignent dans une attitude qui est celle
du refus de la supranationalité. Alors que pour nous, la réponse à
la crise écologique, sociale et économique demande plus de gouvernement
et de moyens européens. Etre en même temps anticapitaliste
et favorable à l’UE ne devrait pas être perçu comme
incompatible. Dans une version politiquement plus réaliste on
indiquera qu’une autre régulation du capitalisme requiert précisément
d’investir aussi le champ des politiques européennes
et de renverser les majorités conservatrices-libérales au sein du
PE comme du Conseil. Idéalement, la crise devrait nous y aider
puisqu’elle est pour partie causée par une régulation insuffisante
des systèmes financiers.

L’Europe a un idéal : son unité

Notre adhésion au projet européen va toutefois au-delà d’une approche
purement instrumentale ou utilitariste de la politique de
l’Union ; notre discours politique ne se limite pas à vouloir démontrer
que l’UE est utile mais qu’elle a aussi du sens par son existence même.
Il est vrai que la création de la Communauté européenne n’est
pas issue d’un vaste mouvement populaire ; elle est le résultat de
négociations diplomatiques entre groupes dirigeants. Son développement
s’est fait sans définition d’une architecture finale, pour
partie en réaction à des chocs et des situations nouvelles, sans autre
légitimité que celle que trouvait le consensus des gouvernements
de l’époque et ainsi de suite au fil des réformes des Traités. Or la
crise de civilisation que nous connaissons nous invite à refonder le
projet européen, à redéfinir son sens.

Le sens de la construction européenne c’est d’abord l’unité des
peuples européens, unité qui implique nécessairement la solidarité
entre européens ; ce mouvement est nourri par la mémoire de
l’histoire, la connaissance des autres, les échanges. Le désir d’unité
est la volonté de sortir définitivement d’une histoire qui a fait de
l’Europe « un continent des ténèbres »[[La Démocratie-Monde, Mark Mazower, Complexe, 2005 (ed.or 1998).]].

L’écologie au coeur de l’Europe

Cette vision a été maintes fois exprimée mais elle doit sans cesse
être réaffirmée et renouvelée en fonction de la réalité. Après 50 années,
de nouveaux défis sont là. Nous vivons une période particulière
de l’histoire humaine où nous savons que si nous voulons
tenter de prévenir les crises et les guerres futures nourries par les
inégalités inacceptables et insoutenables ainsi que par la rareté des
ressources, un autre mode de gouvernance est indispensable, une
autre répartition des pouvoirs et une autre manière de vivre sont
nécessaires.

L’enjeu écologique est au coeur de notre vision pour l’Europe :
consommer moins et mieux, investir dans l’éducation, produire
des biens et des services d’intérêt général accessibles à tous, c’est ce
modèle de société européenne que nous voulons proposer.
Nous voulons une Union sociale qui fasse que l’espace économique
européen ne soit pas criblé de paradis fiscaux, où les droits
nationaux du travail ne sont pas mis en concurrence au détriment
des travailleurs et du respect des conventions collectives. Nous voulons
une Union qui mette davantage de moyens dans la recherche,
dans la culture, dans la formation, dans une politique industrielle
parce que nous en avons besoin pour assurer une transition écologique
de nos modes de vie, parce que nous en avons besoin pour
développer beaucoup plus rapidement les énergies renouvelables
et l’efficacité énergétique, parce que nous en avons besoin pour
convaincre demain à Copenhague les autres régions du monde de
la crédibilité de nos engagements pour 2020 et 2050.

Reprendre le projet fédéral

Nous voulons une Union solidaire entre les territoires, entre les
villes européennes, entre tous les résidents présents en Europe (revendication
ancienne des Verts !) pour une mobilité complète, un
droit de séjour, de travail, de formation, qui contribue à ce que nos
enfants et petits-enfants vivent davantage que nous-mêmes leur citoyenneté
européenne.

Cette vision, c’est aussi comprendre l’Union européenne comme
une mise en commun qui soit un exemple pour les autres continents.
C’est ce qu’Ulrich Beck nomme « l’Europe cosmopolite ».[[L’Europe cosmopolite, Ulrich Beck, Aubier, 2006.]]

Travailler davantage à l’unité des peuples européens supposera
aussi de reprendre un jour ou l’autre le débat institutionnel.
Joschka Fischer, dans son célèbre discours à l’université Humboldt,
en mai 2000 avait indiqué l’épuisement de la méthode de
Jean Monnet et avait proposé une refondation de la construction
européenne par l’établissement d’une fédération d’Etats-nations.
Les écologistes européens sont majoritairement favorables à cette
option et ont considéré que le projet de Constitution européenne
en était une étape possible compte tenu de la diversité des positions
dans les 27 états-membres.

On connaît la suite : le Traité de Lisbonne n’est toujours pas ratifié
et il ne peut être qu’une étape tant sont nombreuses les faiblesses
qui demeurent notamment sur l’ensemble de la politique économique
et budgétaire de l’Union. Là aussi nous avons besoin de plus
de vision et d’un changement de majorité.

Une étape vers la démocratie mondiale

Pour les écologistes, le caractère global des objectifs de l’Union
et des compétences qui lui sont attribuées est essentiel pour gouverner
; l’Union a l’avantage de ne pas être une organisation publique
sectorielle comme l’est l’OMC ou le FMI. Nous avons toujours
défendu un dispositif intégré pour répondre aux questions
écologiques : l’Union européenne représente ce système politique,
une « démocratie-monde » qui pourrait préfigurer une organisation
régionale des peuples et des Etats dans un cadre mondial et
multilatéral que nous appelons à construire. Nous défendons une
démocratie à l’échelle mondiale ; là encore le régime politique de
l’Union européenne fait figure d’avant-garde dans l’établissement
d’une démocratie parlementaire : le Parlement européen est la
seule assemblée supranationale au monde élue au suffrage universel direct et dotée d’un pouvoir législatif. L’approfondissement de
formes de démocratie participative que ce soit par l’organisation de
consultations/référendums européens sur des sujets précis ou par
la mise en oeuvre de « l’initiative citoyenne » telle que prévue par
le Traité de Lisbonne peut contribuer à renforcer un espace public
européen.

Dans la recherche d’une nouvelle gouvernance mondiale à laquelle
nous aspirons, la construction européenne comme institution
post-nationale, sans pour autant que ne disparaissent les nations,
les Etats, les régions d’Europe, est une référence.

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