Puisque, en ces temps de crise majeure du système économique mondial, le nom de John Maynard Keynes revient singulièrement en grâce, il peut être utile de rappeler que sa pensée ne se résume pas à une apologie de la relance par la demande que veulent voir en elle les tenants d’un certain consumérisme. A certains égards il apparaît même comme une sorte de précurseur de l’écologie.

Keynes et « l’autosuffisance nationale »

C’est ainsi que dans un article resté fameux, écrit fin 1932 et publié en juin 1933, on trouve cet étonnant extrait : « Nous détruisons la beauté des campagnes parce que les splendeurs de la nature qui n’ont pas de propriétaire n’ont pas de valeur économique. Nous serions capables d’éteindre le soleil et les étoiles parce qu’ils ne rapportent pas de dividende. (…) Jusqu’il y a peu, nous avons considéré comme un devoir moral de ruiner les laboureurs du sol et de détruire les traditions humaines séculaires attenantes à une agriculture saine, si nous pouvions en retirer un dixième de penny en moins par quignon de pain. Rien ne participait plus à notre devoir que de sacrifier à ce Moloch et à ce Mammon. Car nous croyions sincèrement que le culte de ces monstres vaincrait le mal de la pauvreté et mènerait la génération suivante, portée sûrement et confortablement par les intérêts composés, vers la paix économique. »1

Cet article, rédigé au cœur même de la tourmente économique, sociale et politique qui finira par mener l’Occident à l’abîme, marque un tournant dans l’évolution de Keynes, sur le chemin qui le conduira du libéralisme orthodoxe bon teint du début des années 20 au rôle de théoricien de l’interventionnisme public de la seconde partie des années 30 et d’inspirateur des institutions financières de l’après-guerre et des politiques de croissance des « 30 glorieuses ». On se méprend beaucoup, cependant, si l’on s’imagine que Keynes était passé d’une foi béate dans le libéralisme économique à un appui sans nuance des politiques publiques de soutien à une croissance productiviste. L’extrait susmentionné est là pour le démontrer : c’est à une critique bien plus fondamentale de l’orthodoxie libérale mais aussi de la propension à la destruction des ressources naturelles que nous invite Keynes.

Trois quarts de siècle plus tard, « National self-sufficiency » nous sidère par l’actualité des thèmes abordés en quelques pages, depuis une remise en cause du libre-échange et du commerce mondial comme facteurs de paix jusqu’à une dénonciation de la déréglementation financière en passant par une critique du marché comme allocateur optimal des ressources et de la satisfaction des besoins à long terme. Tout en nuances, cet article nous recommande aussi de nous méfier de trop brusques changements de type dirigiste et à leur préférer des réformes graduelles et démocratiques. Pour toutes ces raisons, il peut servir d’introduction à une réflexion sur la place que devraient occuper ce qu’il est convenu d’appeler les « services d’intérêt général » dans une politique européenne de développement durable. Car c’est bien d’intérêt général que nous parle cet article, et des menaces que font peser sur lui tant le mythe de la main invisible du marché que la soumission à un dirigisme sans contre-pouvoir.

Intérêt général et marché

La crise financière et économique dans laquelle nous plongeons démontre l’inefficacité du marché comme mode automatique de satisfaction de l’intérêt général. Cela aussi, Keynes le mettait en évidence, dans le même article, en soulignant que l’affectation de ressources à la satisfaction de l’intérêt général est une affaire publique, car pour le marché cet objectif ne constitue qu’un coût inutile (« Au lieu d’utiliser leurs ressources matérielles et techniques pour construire une Cité idéale, les hommes du XIXe siècle construisaient des bidonvilles ; et ils croyaient qu’il était juste et de bon conseil de construire des bidonvilles parce que les bidonvilles, à l’aune de l’entreprise privée, « rapportent », tandis que la Cité idéale, pensaient-ils, serait une folle extravagance, propre – dans ce langage imbécile à la mode dans les milieux financiers – à « hypothéquer le futur »).

La poursuite d’objectifs d’intérêt général est d’autant plus une affaire publique qu’elle n’a de sens que dans une perspective de long terme. Or, aujourd’hui plus que jamais, nous nous trouvons devant des défis environnementaux, sociaux et économiques d’une ampleur telle et d’une telle complexité, et qui engagent à ce point l’avenir de l’humanité, qu’il serait inconcevable de confier au seul marché, cet acrobate à courte-vue, le soin de les relever. Le développement durable est une chose trop importante pour être laissée au gouvernement du profit.

Est-ce à dire que le marché n’aurait pas sa place dans une économie centrée sur la poursuite de l’intérêt général ? Evidemment pas : l’expérience d’une économie sans marché a déjà été tentée au XXe siècle et cette chimère a échoué. D’aucuns prétendent que dès lors qu’il est question de besoins fondamentaux et d’intérêt public, le marché n’a plus sa place. Qu’on suggère alors, par exemple, d’abandonner la concurrence entre petits commerces d’alimentation et de la remplacer par un monopole public de distribution de nourriture (remarquons qu’un tel système existait dans l’Europe du socialisme réel il y a moins de 20 ans et que quiconque l’a l’expérimenté dans sa vie quotidienne, comme ce fut mon cas, ne peut que s’en détourner). Or y a-t-il besoin plus essentiel, et donc service d’intérêt plus général, que celui de se nourrir ?

Quelle devrait être alors la place du marché dans une économie d’intérêt général ? L’économie libérale classique attribue au marché deux fonctions principales : réduire les prix (avantage de type quantitatif) et diversifier l’offre (avantage de type qualitatif). On pourrait en déduire que le recours aux mécanismes du marché devrait s’avérer d’autant plus utile qu’on se trouve en présence d’un bien ou d’un service au prix relativement élastique et aux caractéristiques relativement hétérogènes. Par contre, les mécanismes de marché n’auraient guère d’intérêt s’agissant d’un bien ou d’un service pour lequel une modification de la demande ou de l’offre influence peu le prix, ou qui se présente de façon si homogène qu’il ne se prête pas à faire jouer les préférences du consommateur. Pour rester dans le registre alimentaire, c’est la différence entre l’eau et le vin : l’eau est quoi qu’il arrive du H2O, donc un bien on ne peut plus homogène (malgré les efforts des embouteilleurs pour vanter la qualité de la leur, à nulle autre pareille) et son prix est assez peu sensible à la demande (ce qui ne veut pas dire qu’il faille la gaspiller) ; tandis que le vin se prête à une infinie diversité des préférences du consommateur et son prix est beaucoup plus élastique. On s’attendrait à en conclure que l’eau, contrairement au vin, devrait pour l’essentiel échapper au marché. Tel n’est pas l’avis des intégristes du libéralisme économique, puisqu’on assiste à un mouvement croissant de libéralisation et de privatisation de la distribution d’eau. Mais dès lors qu’on réfléchit au rôle et aux limites du marché dans une économie d’intérêt général, la question de l’homogénéité et de l’élasticité relatives des biens et services doit constituer un critère central : j’y reviendrai.

Redéploiement contre relance

En cette période où se succèdent les plans de relance pour « faire repartir l’économie », « enrayer la montée du chômage » et « mieux réguler la finance internationale », les écologistes se distinguent en posant la question qu’ils n’ont eu de cesse de mettre en avant depuis qu’ils ont une existence politique : celle du contenu. On doit à la vérité de reconnaître que cette question n’est pas complètement absente des préoccupations des gouvernements, et plusieurs d’entre eux, en présentant leur plan, n’ont pas manqué de souligner qu’ils entendaient sélectionner plus particulièrement des investissements compatibles avec des impératifs de développement durable. Malheureusement, cette orientation reste pour l’essentiel théorique, sans cohérence d’ensemble et dépourvue d’outils pertinents et à la taille des enjeux. Qui plus est, sa réalisation concrète est sans cesse remise aux calendes.

La politique de relance semble être l’horizon indépassable des décideurs actuels. Avec des enthousiasmes divers, l’ordre du jour est au creusement des déficits par des baisses d’impôts et autres primes à la consommation. Surnagent parmi ces mesures des annonces d’investissements qui, dans le meilleur des cas, n’ignorent pas complètement les activités « vertes ». Leurs instigateurs, cependant, s’empressent d’indiquer que les effets de ces plans se feront attendre et qu’il est d’autant plus impératif de donner la priorité aux mesures classiques de relance par la consommation, dont on attend des résultats plus immédiats. Ce faisant, les pouvoirs publics se privent de leur fonction la plus naturelle, celle pour laquelle précisément ils ne sauraient être remplacés par la main invisible du marché : les choix de long terme.

L’alternative à cette dramatique impéritie serait une politique de redéploiement économique non seulement orientée vers le développement durable, mais aussi dotée des instruments structurels aptes à la mettre en œuvre. En d’autres termes, il ne suffit pas d’appeler à un nouveau « Green Deal » – expression méritante surtout dans la bouche du nouveau président des Etats-Unis : encore faut-il que les pouvoirs publics s’équipent de moyens crédibles propres à rendre cet objectif accessible. Ces moyens sont de deux ordres. D’un côté, des outils de régulation macro-économiques dont l’explicitation détaillée sortirait du propos de cet article : ajustement des finances publiques et fixation des taux d’intérêt, régulation du marché de l’emploi par le temps de travail, fiscalité verte,… De l’autre côté, des outils matériels d’intervention publique au service d’objectifs d’intérêt général : ces outils sont les services d’intérêt général.

Ces derniers devraient occuper une place centrale dans une politique de redéploiement vert, étant donné leur impact sur chacun des trois piliers du développement durable. C’est évident pour la dimension environnementale, pour laquelle des services efficaces en matière notamment d’énergie ou de mobilité vertes, de distribution et de traitement des eaux ou encore de traitement des déchets sont essentiels. C’est tout aussi clair pour la dimension sociale, vu l’importance des services sociaux ou de santé, d’éducation, de culture ou encore de logement. Mais c’est le cas aussi pour la dimension économique : il serait temps, par exemple, de considérer les services financiers comme des services d’intérêt général, étant donné l’importance de l’accès au crédit dans le développement économique. La crise financière de ces derniers mois montre les risques encourus à lâcher la bride au marché dans ce domaine. Une régulation de ce secteur par les pouvoirs publics est nécessaire. Ses modalités sont multiples et doivent inclure en tout cas une propriété publique substantielle du secteur financier. Il est même permis de se demander si, dans certaines circonstances au moins, elle ne devrait pas prendre la forme du monopole public.

La différence entre relance et redéploiement tient donc à la fois à la logique à l’œuvre et aux moyens mobilisés. Là où une politique de relance se contente de réparer la panne de la machine économique sans en modifier le fonctionnement et de la faire redémarrer comme avant (comme si c’était possible), le redéploiement réoriente l’activité en la plaçant au service de l’intérêt général. D’un coté on fait du neuf avec de l’ancien, de l’autre on imagine des solutions modernes aux problèmes contemporains. Et plutôt que de compter sur la génération spontanée d’activités par des opérateurs privés, on dote la collectivité de puissants moteurs de changement.

Une économie d’intérêt général

Les services d’intérêt général devraient occuper une place prépondérante dans une politique de redéploiement économique, pour différentes raisons. D’abord, ils sont contrôlables par les pouvoirs publics, qui détiennent la légitimité démocratique pour en fixer les objectifs, organiser le fonctionnement et financer les investissements. Ensuite, même s’il n’est pas exclu que certains d’entre eux soient confiés, par délégation de service public, au secteur privé, ils n’ont pas pour but principal le profit, ce qui diminue d’autant leur coût pour les utilisateurs. Par ailleurs, alors que le marché laissé à lui-même recherche des dividendes rapides, ils se prêtent à une programmation à long terme, et sont par là-même mieux adaptés à l’anticipation des besoins à satisfaire sur longue période et mieux en mesure de financer les investissements nécessaires pour y répondre. Enfin, ils permettent d’optimiser les effets d’entrainement sur le reste de l’économie : depuis des décennies ils représentent en Europe occidentale une part très significative de l’activité (actuellement plus de 35% de l’emploi total), et donc leur développement ne pourrait que doper l’économie générale.

Il est à noter d’autre part qu’une conception étendue des services d’intérêt général ne devrait pas réduire ceux-ci aux seuls secteurs traditionnellement considérés comme tels (transports, énergie, santé, éducation, services sociaux, culture, poste, activités régaliennes de l’Etat, …), et encore moins aux services publics en tant qu’organismes propriétés des pouvoirs publics. Je défends ici une conception de l’économie d’intérêt général qui ne se définit ni par le secteur où elle agit, ni par le statut qui lui est attribué, mais bien par l’objectif qui lui est fixé.

De ce point de vue, l’heure ne devrait pas être à la rétraction de l’intervention de l’Etat dans l’économie, mais au contraire à la diversification tant de ses aires que de ses modes d’action. Aires d’action : les évolutions sociétales devraient conduire à ajouter des domaines où l’intervention publique est indispensable, par exemple pour garantir un accès universel aux télécommunications, valoriser la diversité des cultures et des origines, préserver les ressources fossiles, etc. Modes d’action : en fonction des situations et des activités, l’intervention publique peut se traduire par des monopoles publics, le soutien à des organismes privés à buts non lucratifs, l’aide différenciée au secteur privé concurrentiel en fonction de sa valeur ajoutée pour la collectivité, la délégation de service public à un ou plusieurs acteurs privés,… La seule formule à exclure absolument est évidemment celle du monopole privé, qui cumule tous les défauts puisqu’elle maximise les coûts pour l’utilisateur et interdit tout contrôle démocratique, instaurant ainsi la tyrannie du profit. Or, force est de constater que dans certains secteurs et dans certains pays, les errances des libéralisations-privatisations ont conduit à des situations proches de ce pire-disant économique.

Quelles sont les conditions de réussite d’une telle conception de l’économie d’intérêt général, et celle-ci est-elle compatible avec le cadre juridique de l’Union européenne ? Parmi les conditions de réussite, citons-en trois : (i) articulation intelligente entre concurrence et intervention publique ; (ii) liberté de financement et d’organisation par les pouvoirs publics et contrôle démocratique ; (iii) valorisation de la dimension européenne et protection par rapport à l’économie extérieure. Tentons rapidement, pour chacun de ces trois points, un bilan-diagnostic des politiques impulsées par l’Union européenne, et une élucidation des perspectives qu’offrirait un changement de pied, même dans l’état actuel du droit européen.

Monopole ou concurrence

L’histoire économique européenne des deux dernières décennies est marquée notamment par un démantèlement à marche forcée des anciens monopoles publics dans des secteurs tels que les transports, l’énergie, la poste et les communications. C’est à tort que certains tiennent les Traités européens pour responsables de ces politiques. Les articles des Traités européens qui portent sur la libre circulation des services, le marché intérieur et la concurrence datent de 1957 et se sont très bien accommodés, pendant 40 ans, de l’existence de monopoles publics. Ces politiques furent en réalité idéologiques, décidées, d’un côté par des gouvernements nationaux réunis à Bruxelles mais responsables devant leurs électeurs à Paris, Berlin, Londres, Rome ou Varsovie (il est donc absurde d’incriminer « Bruxelles »), et de l’autre côté par des parlementaires européens directement élus par les peuples. Il est exact qu’elles n’ont été rendues possibles que parce qu’elles baignaient dans une idéologie du tout au marché partagée par la majorité des élites, sans que parmi celles-ci les fonctionnaires européens se démarquent beaucoup de leurs homologues nationaux ni d’ailleurs de la plupart des têtes pensantes ou agissantes de l’économie européenne, qu’il s’agisse des observateurs académiques ou des acteurs économiques.

Un bilan précis et systématique de ces politiques est une tâche qui reste à effectuer. Il serait sans doute contrasté. Prenons le cas du secteur postal : les données empiriques dans les Etats où la libéralisation postale est la plus avancée (Royaume-Uni, Suède, Finlande, Allemagne) indiquent une détérioration sur le front de l’emploi (pertes nettes d’emplois, redéploiement en faveur des temps partiels et fortes tendances à la précarisation du travail) accompagnées de baisses de qualité (fermeture de bureaux de poste) sans gains apparents concernant le niveau des prix. Cet exemple suffit pour affirmer qu’en tout état de cause le démantèlement des monopoles publics ne présente pas d’avantage systématique, c’est-à-dire qu’il n’est pas assuré que ce soit la meilleure méthode pour fournir un service universel de qualité au meilleur coût et dans des conditions sociales et environnementales acceptables. C’est ici qu’il nous faut introduire les deux critères mentionnés auparavant dans cet article pour déterminer l’intérêt relatif des mécanismes de marché dans la prestation de service : l’élasticité et l’homogénéité.

Quel peut bien être le sens d’un marché concurrentiel, par exemple, dans la distribution du courrier postal normalisé ? Ni la satisfaction d’une diversité des préférences du consommateur, car il n’y a pas trente-six façons différentes de poster, d’acheminer et de distribuer un pli normalisé. Ni la baisse du prix, parce que l’essentiel du coût de ces prestations concerne le facteur travail, et qu’on ne peut donc le faire baisser qu’au moyen d’une réduction des dépenses en personnel ; les marges, en cette matière, ne permettent pas de gains significatifs, sauf à réduire drastiquement le niveau d’emploi, de salaire ou de statut, voire à contourner purement et simplement le droit du travail. Par contre, l’acheminement du courrier non normalisé (tel que les colis postaux) se prête davantage, au premier abord, à l’introduction de mécanismes concurrentiels, parce qu’on se trouve face à une plus grande diversité des attentes des consommateurs, par exemple quant à la rapidité et au mode de distribution. Mais la soif des décideurs pour le démantèlement des monopoles publics n’a guère tenu compte de ces distinctions : la libéralisation du secteur postal en Europe est en voie d’achèvement total.

Le recours systématique aux libéralisations-privatisations sans tenir compte des secteurs d’activité auxquels elles s’appliquent est d’autant plus regrettable que, n’en déplaise aux thuriféraires du tout à l’Etat, il est des domaines d’activité où les mécanismes concurrentiels ont beaucoup plus de sens. C’est notamment le cas de l’énergie. Son prix est très dépendant des conditions de marché, même si ces fluctuations sont en bonne partie gommées par la fiscalité. Quant à l’hétérogénéité, elle est grande non seulement au regard de la diversité possible des sources d’approvisionnement, mais encore, à l’intérieur même d’une seule source énergétique telle que l’électricité, au regard de la diversité des modes de production. C’est pourquoi les écologistes ont en général soutenu une libéralisation maitrisée du marché de l’électricité, laquelle, en étant bien menée, devrait permettre de doper le recours aux énergies renouvelables et casser le quasi-monopole du nucléaire dans certains pays.

Si l’on se place sur le plan, non plus du bilan, mais des perspectives, on se trouve face à deux types d’interrogation. D’une part, serait-il possible de rebrousser chemin là où des erreurs ont été commises ? Par exemple, si l’on se rend compte qu’en abolissant le monopole public dans tel ou tel secteur, on s’est fourvoyé, serait-il possible d’y revenir ? Remarquons d’abord que le seul fait de poser cette question, et d’imaginer une réponse autre que positive, montre à quel point trop de citoyens européens s’estiment, consciemment ou non, privés de leur capacité de déterminer par eux-mêmes leur destin collectif. Soulignons surtout que l’histoire économique nous offre pléthore de revirements de ce type, que ce soit dans le domaine des chemins de fer qui, tout au long des XIXe et XXe siècles, ont connu d’innombrables avatars de statuts, privatisations et nationalisations, ou dans celui de l’éducation, émaillé de luttes séculaires – et d’ailleurs non terminées – quant aux mérites respectifs de la liberté d’enseigner et du rôle de l’Etat. Tous ces débats furent politiques au sens premier du terme, et la démocratie européenne se grandirait en osant une évaluation contradictoire des réussites et des échecs des libéralisations-privatisations.

L’autre interrogation porte sur la compatibilité avec le droit européen d’éventuelles suppressions des libéralisations-privatisations dans certains secteurs. Les Traités européens ne l’interdisent pas, puisque par exemple l’article 86 paragraphe 2 du Traité CE indique que les services d’intérêt économique général ne sont soumis aux règles de ce Traité que “dans les limites où l’application de ces règles ne fait pas échec à l’accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière qui leur a été impartie”. C’est d’ailleurs pour cette raison que la Commission européenne elle-même reconnaît dans son Livre Blanc de 2004 que “la réalisation d’une tâche d’intérêt général prévaut, en cas de tension, sur l’application des règles du Traité”. Il est vrai qu’une lecture abrupte d’autres articles conduit parfois la Cour de justice des Communautés européennes à interpréter de façon restrictive cette faculté pour les Etats de faire prévaloir l’intérêt général sur les règles de la concurrence et du marché intérieur. Notons quand même que les juges à la CJCE sont nommés par les gouvernements et qu’il ne tiendrait donc qu’à ces derniers de pousser à une évolution graduelle de la jurisprudence. Mais l’essentiel est que la préoccupation primordiale des Traités, en cette matière, est de ne pas faire obstacle à la circulation intérieure des services économiques, ce qui ne remet pas en cause la légitimité des objectifs d’intérêt général poursuivis par les pouvoirs publics. Par ailleurs, le nouveau Traité de Lisbonne, s’il entre finalement en vigueur, contient un Protocole sur la protection de la subsidiarité en matière de services d’intérêt général, ainsi qu’un nouvel article ouvrant la voie à une législation européenne dans ce domaine. Le champ des possibles est donc ouvert même sans chambouler les Traités comme le suggère une certaine extrême gauche : c’est avant tout une question de volonté politique de la part des élus, donc des citoyens.

Financer, organiser et contrôler démocratiquement l’économie d’intérêt général

Les services d’intérêt général ne doivent pas seulement être protégés, ils doivent aussi être renforcés et développés. Or, dans plusieurs secteurs la capacité pour les pouvoirs publics de financer le développement d’une économie d’intérêt général s’est vue contrariée sous l’effet d’une variété de pressions : pression économique due aux critères de Maastricht, qui a poussé à des sous-investissements ou à des réductions de dépenses pour réduire les déficits publics ; pression juridique due à une interprétation rigide des règles de la concurrence et du marché intérieur de la part de la Commission européenne et de la CJCE, qui a conduit à considérer que certaines dépenses publiques liées à la poursuite de l’intérêt général faussaient la concurrence ; pression idéologique, résumant en somme les deux précédentes, qui a mené a survaloriser le rôle du secteur privé concurrentiel. Il faut reconnaître aussi que certains problèmes intrinsèques des monopoles publics ont joué en défaveur de ceux-ci, en particulier un manque de transparence dans le fonctionnement, une qualité de prestation parfois défaillante, un défaut d’adaptation aux attentes du public et d’anticipation des besoins futurs.

Le développement d’une économie d’intérêt général ne peut s’entendre qu’en affrontant l’ensemble de ces problèmes. Cela suppose notamment d’exclure clairement les dépenses d’investissement d’intérêt général des critères maastrichtiens d’endettement et de déficit public ; de garantir une sécurité juridique absolue aux dépenses d’intérêt général en confirmant dans le droit européen secondaire l’interprétation des Traités selon laquelle l’intérêt général prévaut sur les règles de la concurrence et du marché intérieur ; un changement d’orientation idéologique, tant de la part de la Commission européenne que des Etats membres, quant aux mérites respectifs de l’intervention publique et du libre marché ; des réformes dans le mode d’organisation, d’évaluation et de contrôle démocratique des services d’intérêt général.

Ce dernier point est essentiel car ce n’est qu’en étant exemplaire sur la question du fonctionnement démocratique qu’il est possible de justifier une intervention publique accrue : le dirigisme monopolistique ne constitue pas davantage que le libre marché un gage de contrôle citoyen. En l’absence de ce dernier, les libéralisateurs à tout crin ont beau jeu de préconiser le démantèlement des monopoles publics, et il ne sert à rien de leur opposer le contre-argument selon lequel le secteur privé concurrentiel n’est quant à lui soumis à aucun contrôle démocratique ; d’abord parce que ce n’est pas tout à fait exact : les pouvoirs publics ont tout loisir de soumettre le secteur privé à un arsenal de normes publiques, et si celles-ci demeurent en général insuffisantes, inadaptées ou mal appliquées, cela ne s’explique pas seulement par l’efficacité du lobbying des entreprises mais aussi par un certain abandon de responsabilité de la part des législateurs, couplé à une insuffisance des efforts d’harmonisation européenne ; ensuite parce qu’une des raisons d’être de l’économie d’intérêt général est justement d’être supérieure au marché pur et simple quant au contrôle citoyen.

Des procédures d’évaluation des services d’intérêt général sous le contrôle des citoyens, impliquant largement l’ensemble des parties prenantes, et appliquant des critères multidimensionnels (en particulier sociaux et environnementaux), ainsi qu’une transparence effective du mode de fonctionnement et de prise de décision, justifieront d’autant mieux la liberté pour les pouvoirs publics de choisir, sans autre limite que la définition qu’ils donnent eux-mêmes de l’intérêt général, les modes de financement de l’économie d’intérêt général qu’ils jugent les plus appropriés : compensation directe des obligations de service public (y compris les conditions dans lesquelles une telle compensation ne doit pas être considérée comme une aide d’Etat au sens du Traité), financement solidaire, contributions des usagers, subventions tarifaires croisées, etc.

D’autre part, les citoyens, à travers leurs pouvoirs publics démocratiquement élus, doivent être libres de déterminer sous quel régime de propriété ils entendent organiser leurs services d’intérêt général. Les formes juridiques sont variables : prestation directe par les pouvoirs publics, régies, organismes détenus en tout ou en partie par les pouvoirs publics, organismes à capital privé soumis à des obligations de service public ou organisations sans but lucratif. La liberté des pouvoirs publics de s’associer, en particulier au travers de partenariats intercommunaux, doit être intégralement préservée, tout en s’assurant que ces intercommunalités n’aient pas pour effet une baisse du contrôle démocratique.

De façon à garantir une sécurité juridique dans tous ces domaines, il reste de la plus haute importance d’adopter au niveau européen une directive cadre sur les services d’intérêt général déterminant les critères et les objectifs, ainsi que les modalités possibles de gestion, de financement et d’évaluation de ces services, ainsi que les secteurs à protéger des règles de la concurrence et du marché intérieur. Les quelques arguments de la Commission européenne pour s’opposer à une telle législation sont sur le point de perdre leur fragile justification avec l’entrée en vigueur du nouveau Traité, qui prévoit explicitement cette possibilité.

Taille européenne, protection par zones de productivité

Terminons cet article en revenant au début de son propos, c’est-à-dire aux réflexions de J. M. Keynes sur « l’autosuffisance nationale ». On peut y lire notamment une critique en règle du libre échange comme alpha et oméga du commerce international, par exemple dans l’extrait suivant : « Les idées, la connaissance, la science, l’hospitalité, les voyages – telles sont les choses qui par nature devraient être internationales. Mais laissons les biens dans des limites domestiques chaque fois que c’est raisonnable et possible, et surtout, maintenons pour eux un financement principalement national. ». Ces réflexions soulèvent dans le contexte de 2009 deux types d’interrogation.

En premier lieu, quel devrait être le cadre géographique approprié d’une économie d’intérêt général ? L’utilisation par Keynes du terme « national » ne doit pas nous abuser : l’Union européenne n’existait pas en 1933, et la critique du libre échange s’appliquerait davantage aujourd’hui, mutatis mutandis, à l’exposition de l’Union européenne à tous les vents de la mondialisation plutôt qu’à l’ouverture de ses frontières intérieures. A bien des égards, la création d’un « marché commun » européen est à présent un fait accompli et le défi des promoteurs d’une économie d’intérêt général porte sur son contrôle politique par les citoyens d’Europe. De ce point de vue, les pouvoirs croissants du Parlement européen sont une réponse bien meilleure qu’un repli sur des marchés nationaux.

Encore faut-il avoir l’audace de prendre aussi appui sur les avantages qu’offre un espace économique d’une telle taille. On touche ici aux limites du principe de subsidiarité, souvent invoqué quand il s’agit de services d’intérêt général. Une interprétation correcte de ce principe, qui trouve son origine dans la doctrine sociale de l’Eglise catholique, doit s’entendre aussi bien dans son acception ascendante que descendante. Couplé au principe de suppléance, qui veut que quand les problèmes excèdent les capacités d’une petite entité, l’échelon supérieur a alors le devoir de la soutenir, le principe de subsidiarité devrait conduire, non pas à privilégier systématiquement une organisation des services d’intérêt général au niveau le plus bas possible (le niveau local étant préférable au régional, le régional au national et le national à l’européen) mais plutôt à les organiser au niveau auquel ils ont le plus d’efficacité. Dans nombre de domaines, ce niveau d’action optimal devrait être celui de l’Union européenne. Or on n’est encore qu’aux balbutiements de cette évolution, notamment avec des programmes tels que Galiléo en matière de télécommunication, ou encore la création d’agences européennes de régulation en matière de chemins de fer, de transport maritime ou de sécurité alimentaire.

En second lieu se pose la question des relations économiques extérieures. A cet égard, le concept « d’autosuffisance » dans l’article de Keynes ne doit pas être confondu avec celui d’autarcie. Il pose en réalité la question du degré et des formes d’ouverture à la mondialisation, et symétriquement des modalités possibles d’une meilleure protection. Un tel débat doit enfin être mené au grand jour : il n’est plus acceptable que des régiments d’idéologues pratiquent un véritable terrorisme intellectuel à l’égard de ce qu’ils appellent « le danger du protectionnisme ». Ce débat doit être mené sans tabou ni apriori. Les deux principaux arguments critiques de Keynes par rapport au libre échange doivent être pris en compte : d’une part, la pénétration de la structure économique d’un pays par les ressources et l’influence du capitalisme étranger rend ce pays dépendant des politiques économiques d’autres pays ; d’autre part, la spécialisation à outrance des économies nationales est peut-être conforme à la doctrine ricardienne, mais les avantages comparatifs qu’elles en retirent risquent d’être inférieurs aux inconvénients liés à la perte d’autosuffisance.

L’intérêt de mesures de protection économiques doit donc être examiné attentivement. Soulignons d’emblée que de telles politiques manqueraient d’ambition, d’efficacité et de cohérence si elles étaient menées au seul niveau de l’Union européenne : elles devraient au contraire s’insérer dans un dispositif planétaire conçu comme une alternative au crédo libre-échangiste psalmodié actuellement au sein de l’Organisation mondiale du commerce. C’est donc d’une organisation alternative du commerce mondial qu’il faudrait parler, plutôt que de protectionnisme à proprement parler. Sans entrer ici dans trop de détails, formulons cinq réflexions.

Premièrement, quelle est la justification profonde de la nécessité d’organiser autrement le commerce international ? Il s’agit avant tout de contrer les effets pervers d’un libre échange entre des zones marquées par d’énormes disparités de productivité. La relative réussite du « marché commun » européen (bâtie elle-même, on l’oublie trop souvent, sur une protection extérieure) s’explique en grande partie par la proximité des niveaux de productivité de départ, en tout cas entre les six Etats fondateurs. Mais dès lors qu’on ouvre au libre échange des zones dont les niveaux de productivité varient du simple au centuple, il est clair que des conséquences dramatiques sont inévitables en termes d’inégalités croissantes au sein même des différentes zones. Les partisans du libre échange invoquent en général l’exemple des pays émergents pour montrer que l’ouverture commerciale a des effets positifs spectaculaires. C’est d’abord méconnaître le ressort réel de la croissance dans ces pays, à savoir l’augmentation des niveaux éducatifs, donc des taux de productivité. C’est ensuite ignorer que leur décollage se produit en général à l’abri d’une protection conséquente de leur propre marché. De ce point de vue, ce n’est pas rendre service aux peuples concernés de pousser à une ouverture commerciale accrue : le peuple chinois – on ne parle pas ici évidemment de sa classe capitaliste émergente – a bien plus intérêt à un développement de son marché intérieur qu’à laisser s’installer une économie tirée quasi exclusivement par les exportations. La protection n’est pas le mercantilisme.

L’autre exemple communément invoqué pour contrer une politique de protection est celui des économies allemande, japonaise ou coréenne, aux balances commerciales structurellement excédentaires même dans un contexte de mondialisation et de monnaie nationale forte. C’est passer sous silence que ces excédents n’existent qu’en contrepartie de déficits non moins structurels dans d’autres pays, singulièrement les Etats-Unis. Ce modèle n’est pas généralisable à l’ensemble des pays émergents parce qu’il n’existe tout simplement pas de demande mondiale capable d’absorber, en proportion par habitant comparable à ceux de l’Allemagne, les excédents commerciaux de géants démographiques tels que la Chine ou l’Inde, sauf à vouloir multiplier par 10 ou 20 l’actuel déficit de la balance commerciale américaine ou de certains pays européens.

Deuxièmement, on peut déduire de ces constats qu’une organisation alternative du commerce mondial devrait s’appuyer sur la formation de grandes zones économiques, chacune d’entre elles étant caractérisée au départ par une relative homogénéité des taux de productivité. Un certain libre échange à l’intérieur de ces zones sera sans doute bénéfique, comme ce fut le cas pour le marché commun européen, à condition de suivre aussi l’exemple européen en matière institutionnelle, à savoir l’établissement de règles fortes de régulation du marché intérieur, allant dans la mesure du possible jusqu’à l’harmonisation, ainsi que – et c’est capital – la mise en place de politiques de solidarité sur le modèle des fonds structurels européens. De tels efforts sont évidemment inséparables d’une intégration politique de ces entités régionales, dans un cadre qui soit le plus démocratique possible.

Troisièmement, le secteur des services, et plus spécialement des services d’intérêt général, devrait être particulièrement protégé de la mondialisation libre-échangiste. Une concurrence mondiale du type de celle qu’on cherche à exacerber avec l’Accord général sur le commerce des services au sein de l’OMC constitue un véritable non-sens social et économique : quelle peut bien être la rationalité de mettre en concurrence les dispositifs belge et thaïlandais d’éducation ou de santé ? Protéger particulièrement le secteur des services ne signifie pas que le secteur des biens industriels ou agricoles devrait être quant à lui soumis au libre échange mondialisé, mais bien que les modalités de ces protections devraient être différentes.

On en vient donc au quatrième point, celui des formes de protection. Autant une fermeture pure et simple se justifierait en matière de services d’intérêt général, autant le commerce des produits industriels et agricoles devrait plutôt faire l’objet de mesures de type compensatoire. Il existe trois grands types de mesures à cet égard : les tarifs extérieurs, les quotas et les dispositifs normatifs. Ces trois types de protection doivent être articulés de façon à atteindre l’objectif poursuivi. Plus spécialement, des normes justifiées valent mieux que des tarifs arbitraires, et c’est pourquoi les écologistes proposent par exemple que l’Union européenne renforce le niveau de ses normes de qualité sociales et environnementales et traite les importations en fonction du respect de ces normes par les pays et les producteurs d’origine.

Cinquième et dernière réflexion : il faut éviter de trop brusques changements de pied. Les relations économiques sont fragiles, et passer brutalement d’un modèle à un autre ferait courir à l’humanité des dangers peut-être plus graves que ceux qu’on cherche à pallier. Cette nécessaire prudence doit d’ailleurs s’entendre dans les deux sens, car une organisation alternative du commerce international sur la base de régions-continents ne doit pas forcément avoir un caractère définitif. Rendue nécessaire par l’actuelle disparité des niveaux de productivité, la protection économique des frontières extérieures de ces zones continentales pourrait progressivement s’amenuiser à mesure que convergent ces taux de productivité, en parallèle avec un rapprochement des conditions économiques et des normes sociales et environnementales. Ce qu’il faut combattre dans la phase actuelle de la mondialisation, c’est la brutalité de l’insertion simultanée de toutes les économies nationales dans un vaste libre marché planétaire, et non la perspective à long terme d’une économie mondialisée sur des bases saines. L’ouverture comme la protection gagneraient toutes deux à davantage de gradualisme.

Comme l’écrit Keynes en bon écologiste : « Ceux qui veulent débarrasser un pays de ses liens ne devraient le faire que lentement et avec précaution. Il ne devrait pas s’agir d’arracher des racines mais plutôt de conduire lentement une plante à pousser dans une direction différente ».

1J.M. Keynes, « National Self-Sufficiency » The Yale Review, Vol. 22, no. 4 (June 1933), pp. 755-769 (traduction libre) ; article original : http ://www.mtholyoke.edu/acad/intrel/interwar/keynes.htm

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