Cette contribution vise à ordonner certaines des grandes tendances qui se dégagent des approches écologistes présentées dans ce dossier de la revue Etopia. Elle est le produit d’un observateur sympathisant plutôt que d’un participant actif à l’élaboration d’outils théoriques propres à une économie « verte ». A mes yeux, des enjeux importants restent à trancher par les tenants de l’écologie politique. J’essaie d’en expliciter les termes et de soulever quelques questions épistémologiques telles qu’elles sont posées par la transition écologique aux économistes en général et à ceux qui façonnent les politiques publiques en particulier.
1. Les constats à la base de la critique écologique du capitalisme
L’écologie politique vise à transformer radicalement la marche de l’économie pour la mettre sur la voie d’un développement soutenable qui ne mette pas (trop) en péril les capacités de régénération de nos écosystèmes et le sort des générations futures. La nécessité de la transition écologique repose sur deux constats:
•Le mode de développement actuel génère des risques systémiques. Il modifie les grands équilibres de notre écosystème et génère des effets qu’on ne peut anticiper avec précision mais leur irréversibilité et leur ampleur probables ne font plus de doutes aujourd’hui. De surcroît, le fonctionnement actuel du capitalisme semble incapable de prévenir ces risques de manière adéquate. Il conduit à privilégier systématiquement une perspective de court terme et génère des problèmes structurels d’action collective qui compliquent l’adoption d’attitudes socialement responsables. D’un point de vue politique, la question se pose dès lors des institutions à créer à différents niveaux (du micro au macro) pour agir à temps, c’est-à-dire avant d’être confronté à l’ensemble des conséquences irréversibles du changement climatique ou de l’épuisement des ressources naturelles.
•La croissance des inégalités sociales est doublée par la montée des inégalités écologiques. L’’accélération de la transformation des écosystèmes générée par notre mode de développement productiviste et consumériste est aussi, sinon avant tout, une question sociale : la surexploitation de la Terre profite disproportionnellement aux plus riches tandis que les coûts actuels et futurs seront beaucoup plus lourds à porter pour les plus pauvres, qu’il s’agisse de la montée des eaux, de la désertification ou du renchérissement des denrées alimentaires. D’un point de vue politique, la question se pose dès lors de la manière de passer du constat de ces nouvelles inégalités à des revendications susceptibles d’en éviter le développement ou d’en compenser les effets.
Par ailleurs, l’écologie politique possède depuis ses débuts un volet épistémologique. Celui-ci souligne les interdépendances entre l’homme et son milieu mais aussi les interdépendances entre les différents composants du système social. Les enchaînements de phénomènes qui résultent de ces interdépendances peuvent être aussi bien stabilisants que déstabilisants pour un mode de développement ou un compromis social particuliers.
L’écologie politique permet ainsi d’envisager l’émergence des crises. Les mécanismes sociaux de régulation – le marché, la démocratie représentative… – peuvent très bien se révéler incapables d’assurer la stabilité et l’adaptation des systèmes à travers le temps. Mais elle s’efforce également d’identifier les opportunités potentielles de régulations comme les difficultés auxquelles ces efforts seront confrontés.
Cette attention aux interdépendances entre les systèmes et leurs environnements justifie simultanément une critique de la foi dans l’autorégulation des systèmes – il n’y a aucune raison de croire a priori que le capitalisme se réformera « naturellement » vers une mode de fonctionnement durable – et une critique de l’approche technocratique qui vise à séparer les problèmes et à apporter une réponse ad hoc à chacun d’entre eux, toutes choses restant égales par ailleurs.
Pour résoudre un enjeu important de régulation tel que celui de la transition écologique, il faut donc envisager les mécanismes de causalité réciproque entre chaque composante du système économique et social. A cet égard, voici deux thèmes importants à propos desquels les tenants de l’écologie politique se doivent d’apporter des éclaircissements, tant en termes théoriques que politiques.
2. Les enjeux politiques de la transition écologique
2.1. De l’efficience énergétique à l’accroissement de la sphère autonome : quel est l’apport de l’écologie en tant qu’idéologie politique pour remettre le fonctionnement de l’économie au service de l’homme ? Quelles réponses aux risques systémiques ?
Lorsque l’on parcourt la littérature consacrée aux propositions de l’écologie en matière économique, on est frappé de l’articulation de deux niveaux de préoccupations et de critiques du fonctionnement actuel du capitalisme. Le premier concerne la promotion de l’efficience écologique. Sous différents vocables (économie circulaire, management environnemental, écologie industrielle, économie de fonctionnalités…), l’enjeu consiste à utiliser de la manière la plus efficace possible les différentes ressources naturelles mobilisées dans le processus de production et de consommation. Cela va de la récupération des déperditions d’énergie à la minimisation de la production de déchets en passant par le raccourcissement des chaînes de production et bien entendu par le développement massif des énergies renouvelables… Ces différents courants théoriques soulignent la nécessité d’augmenter l’horizon temporel des décisions de production et de consommation, de s’attaquer aux problèmes de liquidités bloquant des investissements économes en énergie, de vaincre les effets d’inertie des habitudes et d’enfermement technologique d’une civilisation qui croit encore largement vivre dans une situation d’abondance sur le plan des ressources naturelles. Il s’agit ainsi de rendre les comportements des acteurs individuels et des entreprises plus rationnels qu’ils ne le sont lorsqu’ils sont laissés à eux-mêmes. Pour atteindre ces objectifs, un tel programme vise à stimuler l’innovation dans le secteur « vert » et à créer les filières industrielles, les qualifications ainsi que les emplois qui les accompagnent.
Certains aspects du mode de régulation actuel peuvent fournir des obstacles à cette transition technologique et industrielle : un horizon de court terme imposé par un système de gouvernance des entreprises basé sur la valeur actionnariale, la limitation de la capacité d’investissement de l’Etat (normes du pacte de stabilité, contrôle drastique des aides d’Etat au niveau européen, sous-financement de la recherche et de l’enseignement). D’autres devraient plutôt favoriser la transition : processus de production individualisés et informatisés permettant en principe une meilleure traçabilité et un meilleur contrôle des gaspillages et des économies potentielles. D’autres encore sont largement indéterminés et dépendent de ce que les acteurs veulent en faire. Ainsi en est-il par exemple des institutions de la concertation sociale : dans quelle mesure les partenaires sociaux se saisissent-ils de la transition écologique, dans quelle mesure les travailleurs y trouvent-ils un intérêt matériel à travers un partage des économies réalisées par une organisation plus efficace de la production et n’y vi-oient pas seulement une source de menaces sur les emplois existants à travers des réglementations toujours plus strictes…? Ces développements sont naturellement importants, et le capitalisme a montré suffisamment de flexibilité au cours des trois derniers siècles pour que ces transformations du rapport aux ressources de la Terre ne soient pas a priori hors de portée. Et ce d’autant plus qu’elles ne remettent pas en question les grandes tendances historiques du développement économique, tiré par les innovations et les gains de productivité.
A cela s’ajoute un second niveau de préoccupation. En effet, l’écologie politique est traversée depuis ses débuts par des courants bien plus critiques par rapport aux modes de vie productiviste et consumériste crées et soutenus par un système économique reposant sur l’accumulation sans fin et l’extension de la sphère d’influence des rapports marchands. C’est donc à un changement de mode de vie, plus convivial, que ces différents courants en appellent (activités autonomes et non marchande, réseaux d’échanges, simplicité volontaire, mouvement pour la décroissance…). D’une manière ou d’une autre, ils mettent en avant le développement d’une sphère autonome par rapport au marché ou à l’Etat. Cette sphère serait susceptible – mais c’est une question empirique – d’être bien plus frugale en ressources rares tout en étant à de nombreux égards plus épanouissante pour l’individu. Elle pourrait aussi offrir des réponses à des demandes de sens et de sécurité que le renforcement des pressions concurrentielles dans tous les domaines de l’existence laissent largement insatisfaites, notamment grâce aux logiques de reconnaissance, de gratuité et de réciprocité qui sont davantage susceptibles de s’y développer. Ce (re)déploiement de la sphère autonome va de la mise en place de « banques du temps » au succès des logiciels libres et d’autres formes de production collaboratives largement dématérialisées se développant en parallèle du marché ou de l’Etat en tant qu’acteur économique.
Ce mouvement n’empêche pas que le marché et l’Etat continuent d’occuper une place importante dans l’économie et donc que leur régulation demeure un enjeu politique essentiel qui nécessite des acteurs collectifs. De plus, pour autonome qu’elle soit, cette sphère n’en est pas moins traversée de part en part de règles de toutes sortes, de telle manière qu’elle constitue elle-même un objet concret d’attention pour le pouvoir politique et le débat démocratique. Cela va de la prise en compte ou non de revenus et de productions non-monétaires par les systèmes fiscaux à l’architecture technique et légale que l’on désire donner au développement du web. Mais cette sphère autonome repose à certains égards sur une logique concurrente, potentiellement déstabilisatrice pour le régime actuel du capitalisme, ne fût-ce que parce qu’elle réduit le champ des interactions sociales susceptibles de donner lieu à des échanges monétaires et des possibilités d’accumulation. Si ces deux niveaux d’argumentation ne sont pas forcément incompatibles, leur articulation théorique mérite cependant d’être réfléchie ainsi que leur place respective dans l’action d’un mouvement politique.
Au plan de l’exercice du gouvernement tout d’abord. Alors que le (re)déploiement de la sphère autonome se nourrit largement d’une critique, à l’occasion quelque peu rhétorique, de l’économisme et du scientisme, les tenants de l’efficience écologique sont pour leur part à bien des égards les héritiers de ceux qui, au 19ème siècle, partageaient la foi dans le Progrès avec un P majuscule. Le monde idéal de ces derniers est l’internalisation parfaite de toutes les externalités produites par l’activité humaine. Pour ce faire, ils essaient de placer une mesure univoque, souvent monétaire, sur toute chose, depuis la qualité de vie jusqu’à la dette écologique que nous léguerons aux générations futures. C’est en particulier le cas lorsqu’ils s’emploient à substituer la véritable « valeur » des choses et le « coût vérité » aux approximations trompeuses du système marchand, dans un retour ironique de l’histoire où la teneur en ressources non renouvelables, la quantité des émissions induites de gaz à effets de serre ou, mieux encore, la valeur agrégée de la ponction sur l’écosystème incorporée dans les biens et services mis sur le marché ressemblent curieusement à la valeur-travail de la tradition marxiste. Ils tentent ensuite d’en déduire des dispositifs technologiques et organisationnels afin de modifier les comportements dans le sens approprié. Pour ce faire, la tentation est grande de recourir aux techniques de contrôle les plus évoluées afin de répercuter le coût réel de toute activité humaine sur l’ensemble de ses bénéficiaires et d’éviter tout gaspillage.
Les critiques voient dans cette orientation « technocratique » le risque, soit de ne pas être à la hauteur des enjeux, soit de ne pouvoir l’être qu’au prix d’un contrôle excessivement intrusif dans la sphère individuelle. La critique de l’expertise et des dérives technocratiques ne peut pourtant conduire à s’opposer à informer l’action publique et privée en développant des outils de mesure et des instruments de pilotage de la machine sociale qui permettent de relever les défis contemporains. Mais il y a bien un enjeu crucial à ce que ces outils de régulation soient eux-mêmes soumis à l’investigation démocratique dans la mesure où ils conditionnent les comportements individuels et les modalités de l’action publique. Il suffit de penser par analogie à l’influence exercée sur les pouvoirs publics par les outils de la compatibilité nationale qui ont été développés en parallèle aux idées keynésiennes de pilotage macroéconomique de la croissance économique et qui lui ont servi de support.
Dans cet esprit, l’écologie politique conduit à s’emparer de nouveaux objets politiques tels que la constitution d’indicateurs alternatifs de mesures du bien-être et, plus généralement, la constitution des normes, standards et critères d’évaluation « techniques » ainsi que la collecte et le traitement d’immenses bases de données pour tracer et infléchir les comportements individuels. Ceux-ci régissent en effet un nombre croissant de pans de la vie humaine, depuis le secteur de l’éducation jusqu’aux normes comptables internationales, et sont susceptibles de gagner encore en importance au fur et à mesure de l’identification de nouveaux enjeux de régulation.
Au plan de la logique sociale ensuite. Si un mode de vie plus frugal se devra a fortiori de mettre en œuvre tous les dispositifs technologiques possibles d’économie des ressources naturelles, l’inverse n’est pas nécessairement vrai. Gagner en efficience énergétique ou écologique peut souvent entraîner un « effet rebond », un surcroît de production et de consommation qui réduit à néant le gain net pour l’environnement comme le montre à l’envi l’augmentation de la pression automobile qui contrebalance largement les améliorations technologiques apportés aux véhicules sur le plan environnemental. Si l’on prend cela en considération, un développement réellement soutenable à l’échelle de l’humanité a fort peu de chances d’être jamais atteint uniquement par des mesures d’efficience énergétique. En effet, l’impact sur l’écosystème du mode de vie des pays riches (et des riches des pays pauvres) est de loin supérieur à ce que la Terre peut supporter. Par conséquent, l’ampleur des efforts à fournir est colossale si l’on veut assurer à tous les êtres humains des possibilités de développement équitables et ne pas hypothéquer le sort des générations futures. Pour être fructueux, ces efforts passent par le fait de s’attaquer aux ressorts économiques, psychologiques et culturels qui nous poussent sans répit à accroître notre dépendance par rapport aux ressources finies.
On ne peut cependant en rester à des considérations purement instrumentales. La perspective d’un changement radical de mode de vie amène à (ou est motivé par) la mise en cause du dogme libéral selon lequel l’individu est parfaitement souverain dans la détermination de sa conception de la vie bonne et des moyens à employer pour l’atteindre. L’écologie politique se doit alors de renouer les fils (fort enchevêtrés, il est vrai) du thème marxien de l’aliénation, du développement partiellement inauthentique et inutilement bridé des potentialités de l’être humain dans des sociétés dominées par les relations marchandes et/ou bureaucratiques, et des conséquences anthropologiques indésirables du régime capitaliste actuel. Réfléchir aux conditions du succès de la transition écologique nous amène aussi à la seconde articulation à clarifier pour l’écologie politique (et pour tout qui prétend prendre au sérieux et la question écologique et la question sociale).
2.2. De la transition écologique à la question sociale : quelle est la contribution de l’écologie politique au combat pour une société plus égalitaire ?
Si les tenants de l’écologie politique mettent en avant le nécessaire caractère solidaire de la transition écologique, la nature du lien qui unit les deux questions n’est pas pour autant toujours explicite. Dans l’abstrait, il peut prendre plusieurs formes. Il me semble qu’il y en a potentiellement quatre.
•Une simple superposition. Préserver le sort des générations futures et réduire les inégalités actuelles sont des obligations morales distinctes et largement indépendantes l’une de l’autre qu’il faut poursuivre simultanément. Cela fait craindre à une partie de la gauche traditionnelle que c’est là une source supplémentaire d’arbitrages en défaveur des travailleurs, qui n’ont vraiment pas besoin de cela dans le contexte actuel (cf. syndrome DHL ou débat autour de la réouverture du haut-fourneau N° 6 à Seraing). De même, les pays du Sud peuvent penser qu’il ne s’agit que d’un moyen déguisé de justifier une recrudescence du protectionnisme des pays riches. Il parait donc difficile d’en rester là, tant en raison des liens factuels qui unissent les deux dimensions qu’afin d’éviter une division structurelle du front politique susceptible d’exiger des réformes de fond du capitalisme.
•Un lien purement instrumental et contingent. Il est possible que l’empreinte écologique d’une société égalitaire soit inférieure à celle d’une société inégalitaire dont le revenu agrégé est identique. Dit autrement, deux ménages disposant d’un revenu moyen seraient moins énergivores que la somme d’un ménage au revenu élevé et un ménage au revenu faible. Il faut pour cela que la fonction de consommation de ressources ou de production de nuisances par rapport au revenu soit exponentielle. Il s’agit là d’une hypothèse à soumettre à des études empiriques dont les résultats sont susceptibles d’être fortement contingents. Mais si c’est le cas, lutter contre les inégalités (en commençant par celles qui favorisent les plus riches) peut se révéler un moyen d’atteindre des objectifs environnementaux poursuivis pour eux-mêmes. Un des problèmes de cette attitude est précisément qu’elle est totalement contingente et que l’intérêt pour les considérations de justice sociale disparaîtrait dès lors qu’une tension s’établirait entre préservation de l’environnement et justice sociale.
•Un lien de faisabilité politique de la transition. Mettre en branle la transition écologique nécessite de rassembler une majorité politique pour ce faire, du moins dans des sociétés démocratiques. Il est concevable, même si c’est évidemment loin d’être automatique, que cette coalition réunisse en premier lieu ceux qui paient le plus lourd tribut à la surexploitation des ressources naturelles et à la dégradation de l’écosystème. Dans la mesure où il y a là extraction de valeurs économiques par une minorité au détriment des capacités de vie et de développement d’une majorité, la transformation de cette situation d’exploitation de l’humanité par elle-même peut passer par la création de la conscience politique de cette injustice par ceux qui la subissent. Comme il s’agit d’une situation globale, c’est à cette échelle qu’il faut dans une large mesure mener ce combat et trouver les modalités institutionnelles pour le traduire en avancées concrètes. Ce qui pose la question du combat démocratique et du mouvement social en dehors du cadre historique de l’Etat-nation. Suivant cette lecture de la politique en fonction des « intérêts de classes », il reste à prouver que les piliers traditionnels de la social-démocratie constitueront naturellement les ressorts de son inflexion vers une transition écologique socialement soutenable. Pour le dire crûment, l’ouvrier wallon n’est pas forcément la première victime ni le dernier bénéficiaire du productivisme. En tous les cas, une transition écologique impliquera nécessairement des conflits de distribution, ne fût-ce qu’entre secteurs énergivores et économes en énergie. C’est donc là un élément important de la question que l’on ne peut éluder, même si comme on l’a vu (et comme le montre la hausse actuelle des prix de l’énergie), il est inexact d’opposer systématiquement politique sociale et politique en faveur de l’environnement.
•Une condition de réussite d’un mode de développement alternatif. La justice sociale et la socialisation d’un pan important des fonctions collectives est probablement une des conditions nécessaires à la réussite de la transition vers des modes de vie beaucoup plus sobres en termes de dépendance vis-à-vis des ressources de l’écosystème. Des services publics efficaces rendent des services privés, proportionnellement plus dispendieux, inutiles. A titre d’illustration, des transports en commun efficaces, un bon maillage du territoire par les services publics et un aménagement du territoire favorisant la densification des fonctions de vie et la convivialité rendent une voiture individuelle bien moins indispensable. Des espaces urbains et communautaires bien équipés, accueillants et sécurisés diminuent la taille du logement privatif dont on a besoin… Ils ont aussi une fonction d’assurance à même d’affaiblir un des puissants motifs à la course à l’accumulation : l’incertitude face au lendemain et le fait de se prémunir, soi et ses proches, contre les coups durs de l’existence et les aléas de la vie. Un système d’éducation et de santé universels mais aussi une source de revenus garanti permettant de vivre décemment sont sans doute indispensables pour rendre acceptable un mode de vie moins tourné vers l’acquisition et l’accumulation. Ne soyons pas naïfs : les comportements opportunistes visant à éviter de contribuer au financement des fonctions collectives et les réflexes contraires à un mode de vie universalisable ne disparaitront jamais entièrement, à moins de tomber dans des formes de contrôle social excessivement intrusives. Mais de ce point de vue, la préservation et l’extension de la solidarité d’une part et le défi de la transition écologique d’autre part ont la même structure : celle d’un problème d’action collective. Les ressorts de la motivation individuelle à la coopération dont l’une et l’autre dépendent sont largement à réinventer. Renforcer l’adhésion aux services publics et/ou communautaires, c’est aussi contribuer à la solution du problème écologique, et inversement.
3. Quelles bases théoriques pour réformer le capitalisme?
L’écologie politique a des affinités avec des courants théoriques qui se disent hétérodoxes et critiques par rapport à l’économie néo-classique qui sert de cadre théorique dominant à la formulation de politiques publiques. Cela suscite deux types de questions.
1.Quel est l’apport intrinsèque de telles approches « hétérodoxes » et quels outils d’analyses et propositions de réformes spécifiques permettent-elles de formuler ?
2.Quel rapport la gauche, qu’elle soit militante ou de gouvernement, doit entretenir avec le monde intellectuel en général et les économistes – et autres penseurs de l’économie – « hétérodoxes » en particulier.
Les défaites électorales et le désarroi de la gauche en Europe me semblent largement trouver leur origine dans un relatif vide idéologique. La gauche institutionnelle est trop souvent coincée entre deux alternatives stériles en termes de combat politique. En ce qui concerne le sujet qui nous occupe, à savoir la régulation du capitalisme, elle est ainsi systématiquement divisée entre :
•des « élites » largement acquises à l’appareil conceptuel issu des théories néo-classiques qui, malgré leurs raffinements récupérant toute une série d’intuitions keynésiennes (en particulier à travers le recours à des hypothèses d’information imparfaite et inégalement distribuée), tend à poser le monde tel qu’il est comme indépassable, à la correction de quelques échecs de marché près, et saupoudré d’un zeste de redistribution pour autant que la majorité politique existe pour ce faire ;
•et une posture « canal historique » qui réduit un peu trop vite l’analyse à la force du capitalisme et/ou du marché qui déroulerait sans pitié sa logique intrinsèque à moins d’y opposer un rapport de forces suffisamment fort.
Modernisation versus préservation des acquis. Dans les deux cas, cette attitude me semble largement souffrir d’anti-intellectualisme dans la mesure où ces grilles d’analyses n’offrent guère de clés pour comprendre les grands changements qui sont survenus ces trente dernières années, ni pour formuler des propositions alternatives mobilisatrices qui permettent d’envisager une sortie par le haut répondant aux défis écologique et social. L’économie néo-classique est en effet bien mal armée pour analyser le processus d’innovation technologique, l’endogénéïté des préférences, les objets collectifs et les ressorts de la coopération, l’inertie des institutions, la légitimité politique comme facteur de soutenabilité d’un mode de développement, les risques systémiques rebelles à la probabilisation, la diversité des institutions, voire la répartition des revenus.
Constituer un cadre théorique qui permette d’aborder de manière rigoureuse ces questions doit permettre de mieux comprendre le présent tout en ouvrant des mondes possibles. Est-il illusoire d’espérer que les différents courants hétérodoxes, au-delà de leurs querelles d’école homériques, soient susceptibles d’apporter une partie de la solution à cet immense chantier ? Il me semble en effet que l’on peut en retirer deux tendances intéressantes pour soutenir un cadre épistémologique plus favorable à « la gauche » en général et à l’écologie politique en particulier.
D’une part, ces courants mettent en avant une conception institutionnelle de l’économie qui conduit à dénaturaliser systématiquement le marché et à contester la justice des résultats auxquels il aboutit. Ils mettent en évidence la diversité des logiques de coordination et la multiplicité des formes de marché mises en place dans le temps et dans l’espace et, de ce fait, l’enchâssement systématique de l’économie dans la politique et ses médiations symboliques. Les mécanismes de marché ont des vertus, à la fois en termes d’incitations et de traitement décentralisé de l’information, mais pas la capacité de s’auto-instituer ou de découvrir la valeur intrinsèque des choses.
D’autre part, ils partagent à des degrés divers, depuis l’école de la régulation jusqu’aux tenants des ecological economics, une vision évolutionniste du changement social. L’économie est à concevoir comme une science historique plutôt que comme un artefact de la physique newtonienne. Le temps y est irréversible et le changement autant marqué par des crises et des périodes charnières où les relations entre les différentes composantes du système économique se recombinent, que par des adaptations graduelles correspondant à des arbitrages marginaux, conscients ou inconscients. Ces arbitrages sont orientés vers la découverte d’un arrangement efficace qui remet le système au repos. Plus simplement, l’histoire est créatrice : les solutions ne préexistent pas aux problèmes.
Sur ces bases, il importe de mener un travail de formulation explicite de propositions visant à créer des instruments de contrôle et des leviers d’action jusqu’ici insoupçonnés afin de pouvoir donner une direction au changement, plutôt que de s’enfermer dans la dichotomie « accompagner les adaptations » ou « résister à la trahison des idéaux ».
A cet égard, l’analyse du capitalisme patrimonial et financiarisé conduit à s’intéresser à de nouveaux objets potentiels de revendications dont les acteurs collectifs (comme les syndicats) pourraient davantage s’emparer afin de remettre au pas la finance, recréer des outils de redistribution et d’action collective et préparer la transition écologique : gestion des fonds de pension à la fois en tant qu’actionnaire et en tant que (mandant du) régulateur (européen), constitution et généralisation progressive d’indicateurs de bien-être alternatifs, définition des normes environnementales et négociation de l’affectation du surplus ou du coût qu’elles génèrent, mécanismes de taxation du capital susceptibles d’être mis en œuvre à une échelle locale, qualité des services publics, réseaux de productions immatérielles reposant sur la gratuité et la réciprocité. En un sens, il s’agit de « penser local et d’agir global » autant que l’inverse.
Le chantier est important. Mais il me semble que la gauche doit parvenir à renouer les fils entre intellectuels et acteurs collectifs pour retrouver le chemin de l’hégémonie culturelle et du progrès social.