Quelles sont les balises d’une économie écologiste ? Quels sont les liens entre l’équité sociale, la redistribution des revenus et la réduction de l’empreinte écologiste ? Quelles sont quelques-unes des leçons qu’on peut tirer à ce stade des politiques d’écofiscalité ? Autant de questions qui sont abordées dans cet entretien avec Philippe Defeyt, économiste, président ECOLO du CPAS de Namur.

En préalable : qu’est-ce qui distingue fondamentalement une approche économique écologiste des approches plus classiques de l’économie, comme l’approche libérale ou l’approche marxiste ?

Le monde a besoin de sens. Il nous faut désormais penser ce qui est impensable pour les approches « classiques » : vivre à la fois dans une société d’abondance (même si elle est parfois factice), qui a été la quête du Graal économique depuis qu’on parle d’économie, et, dans une société qui a perdu beaucoup de repères, nie ou limite les interactions non marchandes entre les hommes. Seule une approche écologiste de l’économique peut – et n’y parvient d’ailleurs jusqu’ici que péniblement – penser cet impensable à même de casser les paradigmes classiques qui nous corsettent, parfois contre notre gré. De ce point de vue, les nombreuses études sur le bonheur et les « vrais » comportements des personnes devraient nous aider. Là aussi, les économistes réputés écologistes n’ont pas encore vraiment saisi cette merveilleuse opportunité, riche sur le plan scientifique pour construire une approche nouvelle de l’économie.

Quels sont les critères qui doivent guider une politique économique écologique ?

Dans nos réflexions sur l’économie, nous devons tenir compte d’un certain nombre de critères, ou plutôt de dimensions, qui doivent nous permettre de caractériser les contours d’une politique économique écologiste. Nous devons d’abord être attentifs à la place respective que nous voulons concéder au marché, à l’Etat et à la sphère non-marchande, comme instruments politiques. En corollaire, il s’agit aussi de définir, en fonction de nos valeurs et de notre vision du monde, quelle place doit occuper chacun de ces secteurs. Il va de soi que la préférence des écologistes va au développement des relations de coopération entre citoyens plutôt qu’au développement du marché et du secteur public, même si ces deux secteurs sont indispensables dans toute économie. Nous avons notamment besoin d’un Etat qui soit suffisamment puissant pour établir un bouquet de mesures de nature à réorienter les consommations et les productions vers des produits à faible empreinte écologique, qu’il s’agisse de mesures incitatives, de normes ou d’écotaxes. En même temps, les économistes écologistes doivent mettre l’accent sur la dimension redistributive des politiques, que ce soit via la fiscalité ou via la mise à disposition de biens publics. Il s’agit d’une nécessité à la fois sociale et écologique, j’y reviendrai plus loin. Nous devons aussi nous mettre d’accord sur notre vision de la mondialisation. Constitue-t-elle (exclusivement ou essentiellement) une menace ou quelque chose que nous pouvons orienter dans un sens positif ? Enfin, notre volonté d’écologiser l’économie peut nous amener à repenser différemment des problèmes économiques classiques comme celui du financement de la sécurité sociale via la promotion de l’activité économique. Classiquement, la sécurité sociale, à laquelle nous sommes aussi viscéralement attachés, a été assurée par la croissance de l’économie. Aujourd’hui, nous devons intégrer dans ce calcul la réorientation complète de nos habitudes de consommation et de production.

De toute évidence, être un économiste écologiste amène à reconsidérer beaucoup d’idées reçues…

Effectivement, les défis des économistes écologistes sont multiples. Tout à la fois, nous devons être plus socialistes que les socialistes et plus libéraux que les libéraux. C’est-à-dire que nous devons en même temps dépasser les frontières de l’Etat-nation (auxquelles restent structurellement attachée la social-démocratie) pour tendre vers des mécanismes de protection et de redistribution au plan européen voire mondial et améliorer radicalement l’efficacité économique des marchés (qui doivent donner des signaux de prix beaucoup plus clairs), ce qui passe inévitablement par un renforcement des règles économiques. Nous devons surtout bien prendre conscience du fait que toute réduction de l’utilisation des ressources naturelles enregistrée d’un côté peut constituer un facteur de renforcement de la croissance économique d’un autre côté et entraîner, suite à un effet rebond, plus de consommation globale des ressources non-renouvelables. C’est sans doute le plus grand défi auquel des politiques économiques écologistes sont confrontées. Enfin, les économistes écologistes doivent simultanément résoudre les problèmes économiques « habituels » comme les crises financières et l’inflation et construire des économies soutenables. Ils doivent être crédibles sur ces deux objectifs. Or ceux-ci ne sont pas « naturellement » interconnectés. Cependant, le plus grand défi reste sans doute celui de la complexité. Celle-ci est désormais la grande caractéristique de notre économie et de notre société contemporaines. Il y a tout d’abord la complexité commerciale. Trouver les produits et les offres les plus intéressants n’est pas une tâche facile, parce que les offres sont riches et complexes. Il y a la complexité technologique : comprendre le fonctionnement technologique des produits devient une tâche de plus en plus difficile – pas simple, par exemple, de comprendre les circuits nombreux qui sont nécessaires à la mise en place d’un chauffe-eau solaire. La complexité de la production est une autre caractéristique de la mondialisation qui diversifie à l’infini les chaînes de production en sous-traitant les composants, ce qui peut certes réduire les coûts et augmenter la qualité, mais qui peut également être la source de problèmes de plus en grands quand il devient très difficile de maîtriser l’ensemble de la chaîne de production. Il y a enfin et surtout la complexité des choix écologiques. Il n’est pas toujours évident de faire le bon choix en termes écologiques. Les kilomètres alimentaires, par exemple, peuvent nous induire en erreur. Un agneau élevé en Nouvelle-Zélande, qui a été exclusivement nourri de l’herbe de ses pâtures et qui est transporté en Europe sur 15.000 kilomètres en bateau, peut entraîner l’émission de moins de CO2 qu’un agneau élevé en Grande-Bretagne, parce que la faible qualité de l’herbe y impose de compléter son alimentation par des céréales cultivées intensivement. Par ailleurs, les écologistes sont traditionnellement défenseurs de l’auto-production et de la décentralisation de la production. Mais cela n’entraîne pas nécessairement une réduction de l’empreinte écologique.

Parmi les premiers instruments de l’économie écologique, on cite traditionnellement l’écofiscalité. Que peut-on en dire aujourd’hui ? Quelles leçons tirer des expériences passées ?

Le bilan est forcément contrasté. En Belgique, nous ne disposons que d’expériences partielles et il est difficile de tirer des conclusions. Mais on peut en tout cas constater que la voie des accords volontaires et de FOST+, qui a été défendue comme alternative aux écotaxes sur les emballages, ne marche pas très fort. La quantité totale des déchets en Wallonie n’a pas décru alors que l’objectif du plan wallon des déchets était de parvenir à une réduction de 20%. Cet objectif a été, semble-t-il, discrètement abandonné. Les quantités ont tout juste été stabilisées. Nous devrons donc prévoir de nouvelles normes juridiques pour certains emballages. Il faudrait envisager d’interdire tout nouveau matériau pour lequel la destination en fin de vie n’est pas connue. Il ne faut du reste pas surestimer l’impact réel de l’écofiscalité. Même lorsqu’on a appliqué des signaux prix, ils ne fonctionnent pas toujours.

Si, par exemple, on triplait le prix du kérosène, le prix d’un billet d’avion Rome-Bruxelles resterait encore accessible à une grande partie de la population. On a tendance à s’illusionner sur les relocalisations que pourrait entraîner une hausse – même très forte – des prix de l’énergie quand on voit la part que représente exactement le transport dans le prix total de certains produits notamment alimentaires. Comme le film « We feed the world » l’a montré, l’énergie du transport représente une fraction ridicule du prix total de la tomate qui est produite en Espagne et qui est consommée en Belgique. Autrement dit, même si on triplait ou quadruplait le prix du carburant, la tomate n’augmenterait que de quelques pourcents et continuerait de faire des milliers de kilomètres avant d’arriver dans notre assiette. Nous devons par conséquent multiplier les écobilans et envisager de les rendre obligatoires pour chaque lancement de nouveau produit.

Ne doit-on pas rappeler que la fiscalité sert d’abord à financer les fonctions collectives ?

Si nous admettons que les prix ne vont pas radicalement changer tous les comportements économiques, nous devons effectivement rappeler le premier objectif de la fiscalité, à savoir financer les fonctions collectives. On a parlé de taxes biodégradables pour changer les comportements. Cela marche sans doute sur les consommations directes d’énergie mais, sur les consommations indirectes, l’impact sur le prix final est moindre dans un monde moderne où il y a beaucoup d’intermédiaires et où par conséquent la part de l’énergie grise est très importante. Une taxe de 50 € sur les billets d’avion low cost ne serait pas attentatoire à la liberté. En effet, ceux qui paient 200 € pour aller à Ibiza sont généralement capables d’en payer 250 €. A un tel niveau, le billet reste très bon marché, si on le compare à ce qui a été pratiqué jusqu’ici dans l’histoire de l’aéronautique. Les fonds ainsi prélevés pourraient par exemple être consacrés à l’amélioration du transport public. Il y aurait malgré tout un effet sur la consommation finale de vols low cost à moyenne et courte distance. Mais surtout on pourrait financer des alternatives au transport aérien ou automobile. On pourrait ainsi mettre des moyens dans le développement d’une dorsale wallonne avec plusieurs trains par heure, voire avec des trains pendulaires. Actuellement, pour aller de Namur à Tournai le week-end, il faut 1h45, soit à peu près la même durée que pour un voyage de Charleroi vers le sud de l’Europe en vol low cost. Il y a là quand même un léger problème. L’écofiscalité doit permettre de réorienter les comportements et donc de diminuer l’empreinte écologique globale, tout en réintroduisant davantage de progressivité dans l’imposition. La mobilité est un bien de base auquel de plus en plus de personnes à faibles revenus n’ont plus accès. Financer, ne fut-ce que partiellement, une mobilité de base à partir d’une fiscalité sur des consommations anti-écologiques constitue donc une mesure de justice sociale et environnementale.

Pourtant, certains essaient d’opposer l’écofiscalité et la justice sociale, comme si on ne pouvait pas être en même temps « social » et «écologique »…

Au contraire, il peut y avoir une très nette congruence entre des politiques écologiques et des politiques de redistribution. Un des principes de base de la justice environnementale, que l’on retrouve notamment dans les politiques de développement durable au plan international, est celui de la responsabilité commune mais différenciée. Ce principe implique que si tout le monde est co-responsable du monde que nous transmettons aux générations futures, certains sont davantage responsables, soit par leurs comportements passés (ils ont proportionnellement plus pollué), soit par leur capacité de réorienter leurs comportements (ils ont plus de moyens d’investir dans la reconversion de leurs économies). Ce principe implique que l’effort écologique soit proportionnel aux revenus. Aujourd’hui, même un « bobo » vertueux aura généralement une empreinte écologique supérieure à celle d’un ménage précaire qui gaspillerait l’énergie ou ne trierait pas ses déchets. La quantité totale de biens consommés directement et indirectement est plus élevée quand les revenus sont supérieurs. Je trie mes papiers, mes emballages, mais mon empreinte écologique globale – ne fut-ce qu’à cause de la taille de ma maison - est supérieure à celle d’une personne isolée qui vit dans un petit studio, qui ne ferait pas attention à son chauffage et qui ne trierait pas ses canettes. Entre les revenus et l’empreinte écologique, le lien est hélas quasiment automatique. Raison de plus pour que l’effort écologique soit proportionnel aux revenus et que ceux qui ont les moyens d’en faire plus en fassent plus. Le hic, c’est que jusqu’à présent, on n’a pas vraiment encore attaqué les comportements vraiment dispendieux sur le plan écologique. On a fait le tri des déchets, certes, mais on ne s’est pas encore attaqué aux déplacements (singulièrement en avion) qui sont en croissance, même si la consommation de carburants sur nos routes a baissé ces deux dernières années. De même, nous devons absolument diminuer notre consommation de viande, ce qui sera tout profit pour notre santé et pour le climat. Je rappelle à cet égard que près de 80% des céréales qui sont consommées en Wallonie servent à nourrir le bétail…

Le plus grand problème, n’est-ce pas l’effet rebond ?

Effectivement, la réalité aujourd’hui, c’est que souvent quand on renforce l’efficience énergétique, il y a effet rebond. Les économies que l’on réalise d’un côté sont compensées par le surcroît de croissance des autres consommations. Si une voiture consomme moins, on utilise l’argent épargné à faire de plus grandes distances ou à rouler plus souvent. Si on réduit sa facture de gaz grâce à son chauffe-eau solaire, on se paye un week-end en avion à Venise… Certains vont dès lors jusqu’à plaider la décroissance des revenus. Ils estiment que même quelqu’un qui ne consomme que très peu, alimente avec son épargne la machine économique mondiale. En effet, au plus il y a de l’épargne, au plus il y a des liquidités dans le système économique, au plus les taux d’intérêts sont bas, au plus la croissance est alimentée de manière indirecte. Il faut donc au minimum réorienter massivement l’épargne vers la réduction de l’empreinte écologique globale.

Ne devons-nous pas aussi renforcer la redistribution ?

Absolument. Et à l’intérieur de la redistribution, nous devons faire des distinctions plus fines. Il y a tout d’abord la redistribution des revenus primaires. La prospérité de l’après-guerre est un équilibre subtil dans le partage de la valeur ajoutée entre les travailleurs et les propriétaires. Cet équilibre a été complètement mis à mal au cours des deux dernières décennies, par l’augmentation de la part des revenus de la propriété. Ensuite, à l’intérieur de la part des salariés, il y a, ou plutôt il y avait, la redistribution en faveur des petits salaires. Pendant les « Trente glorieuses », on trouvait non seulement normal que les petits salaires aient leur part du gâteau, mais on trouvait aussi normal que leur part augmente. Tous les salaires augmentaient, mais le salaire minimum augmentait encore plus vite. Aujourd’hui, c’est l’inverse. Cette redistribution était renforcée par les services publics comme l’enseignement gratuit, les soins de santé, les transports en commun. La tendance actuelle est donc à un renforcement de la part des revenus de la propriété et à un affaiblissement des services publics. Mais ne soyons pas naïfs. Une partie de ces revenus de la financiarisation de l’économie retourne chez certains salariés qui disposent de fonds de pension, ce qui pose la question de l’équité entre pensionnés. Ici aussi, les revenus des fonds de pension doivent être réorientés vers une consommation responsable, tout comme nous devons renforcer la part des travailleurs dans les revenus globaux. Enfin et surtout, nous devons systématiquement privilégier les solutions collectives aux transferts individuels. A quoi sert d’augmenter le pouvoir d’achat, que ce soit via les allocations sociales (ce qui est indispensable évidemment) ou via les baisses d’impôts, si dans le même temps nous devons payer de plus en plus pour compenser la baisse de qualité et d’accessibilité des services publics, par exemple de transport. Généralement, les mesures collectives sont beaucoup plus efficaces, aussi bien sur le plan social que sur le plan écologique. Par exemple, nous devons permettre aux individus qui le souhaitent de se regrouper pour bénéficier de primes individuelles, par exemple, pour les énergies renouvelables comme le photovoltaïque.

Le bonheur est dans le collectif ?

Plus profondément, nous devons repenser la qualité de la vie, ce qui implique de développer toutes les activités conviviales, en famille comme avec nos amis. Il est clair que celui qui passe son dimanche à monter à cheval, à faire du sport ou à aller au théâtre ou au cinéma a une empreinte écologique moindre que celui qui passe son dimanche dans un parc d’attractions subtropical à 29°. Nous devons donc réinventer notre définition du bonheur. Dans la réalité, celui-ci consiste encore trop souvent à se comparer aux autres et en l’occurrence à jalouser les standards de consommation – pas toujours écologiques - des autres.

(Retranscription par Benoît Lechat)

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