« Les politiques n’ont pas les outils pour être des visionnaires »
Il faut prendre au sérieux l’appel lancé récemment par la présidente du CDH Joëlle Milquet pour la constitution d’une cellule de prospective destinée à aider les autorités belges à surmonter les crises actuelles. Mais avant de débattre du remède proposé, nous avons besoin d’un bon diagnostic des évolutions inquiétantes dont cette intervention est le symptôme. « Les politiques n’ont pas les outils pour être des visionnaires. On n’a pas le temps. Il faut que les intellectuels et les universitaires s’impliquent dans la gestion de la société », déclare Mme Milquet dans Le Soir du 31 janvier 2009. Que ce soit volontaire… ou non, la Ministre de l’Emploi parle d’or. Car le problème actuel des politiques traditionnels est bien qu’en règle générale, ils se sont eux-mêmes structurellement privés des moyens d’être visionnaires. Le philosophe Daniel Innerarity y voit d’ailleurs la cause de la désaffection dont ils sont victimes de la part des électeurs « qui expriment ainsi par leur désintérêt le fait que la politique a perdu toute signification par rapport au cours de l’histoire[[Le futur et ses ennemis, De la confiscation de l’avenir à l’espérance politique, Climats, Paris, 2008]]» . Selon lui, l’abstentionnisme se nourrit du constat « qu’il n’y a rien à décider, que les dynamiques sociales se sont émancipées face aux possibilités de configuration intentionnelle, en rejetant la politique du côté de l’insignifiant ». Rapprocher le politique du citoyen implique donc que le premier retrouve la capacité de concevoir et de proposer des alternatives réelles à la gestion à court terme et à la poursuite indéfinie des mêmes vieilles recettes qui ont clairement montré leurs limites, que ce soit sur le plan économique, social ou écologique. Les mouvements sociaux, les associations, les citoyens et les intellectuels peuvent l’y aider en participant au débat public et en alimentant les réflexions des politiques, mais à la condition que ceux-ci se dotent des moyens structurels d’écouter leurs contributions.
La politique belge et les intellectuels, un désamour déjà ancien
Ce n’est pas d’hier que les partis traditionnels belges ont entretenu des rapports, disons complexes, avec le monde intellectuel. Sortant lentement d’une tradition de quadrillage idéologique de la société, les grandes familles politiques ont également cautionné voire explicitement soutenu le financement croissant de la recherche scientifique par le secteur privé, mettant ainsi à mal son indispensable indépendance. Parallèlement, ils ont trop souvent mis l’accent sur la recherche appliquée et sur son apport à la compétitivité de l’économie, en sous-estimant la contribution de la recherche fondamentale à la compréhension de l’évolution de nos sociétés. Or sans ce travail de fond, nos démocraties ressemblent bel et bien à des trains fous lancés dans le brouillard. Elles manquent non seulement de leadership, mais aussi de direction, parce qu’elles sont incapables de comprendre en profondeur les mutations sociales auxquelles elles doivent contribuer.
Avant de lancer des appels à l’engagement des intellectuels, les responsables politiques seraient donc bien inspirés de comprendre les raisons profondes de la défiance réelle de nombre de chercheurs à leur égard. Plus largement, ils devraient s’interroger sur la place qu’ils accordent au savoir dans leur action. A cet égard, il serait intéressant de disposer d’une étude décrivant les sources exactes du « savoir » mis en œuvre par les gouvernants – et en particulier par les cabinets ministériels – belges dans la préparation de leurs décisions. On verrait sans doute que, par rapport à d’autres Etats européens, les autorités publiques belges ont encore beaucoup de chemin à accomplir, que ce soit au niveau de la mise en place de cellules de prospectives dignes de ce nom au sein même des administrations, ou que ce soit dans l’utilisation de la recherche, notamment en sciences sociales.
Le débat produit le changement
L’intervention de la présidente du CDH interpelle à un autre titre, celui de sa compréhension du rôle des partis dans la préparation de l’avenir. Car rendre au politique sa dimension visionnaire n’implique pas tellement de faire appel aux bons experts au bon moment que de créer les conditions d’un débat public de qualité. Une presse réellement indépendante, dotée de moyens d’investigation lui permettant d’assumer pleinement son rôle de contre-pouvoir en est une condition nécessaire. Mais l’espace public doit également être nourri de débats engageant des visions différentes de la société, portées par des acteurs collectifs. Sans cet affrontement, sans la participation des citoyens et des mouvements sociaux au processus de changement, les réformes « radicales » invoquées par Joëlle Milquet risquent bien de ne pas dépasser le stade des déclarations d’intention, l’emphase ne suffisant pas à mobiliser la société.
A sa décharge, on reconnaîtra qu’il n’est effectivement pas facile d’articuler gestion publique et participation sociale à la vie publique. En effet, elles ont chacune des temporalités différentes : le court terme de l’actualité politique et le long terme de la vie sociale. Et elles fonctionnent selon des principes différents : les objectifs de gestion ont tendance à définir l’agenda politique en fonction de leur actualité et de leurs seules contraintes, ce qui est fort peu mobilisateur.
Si les partis traditionnels « de masse » y sont parvenus jusqu’à une certaine époque, c’était au prix exorbitant de la pilarisation et du clientélisme. Heureusement, ce ressort s’affaiblit progressivement – ce dont témoigne au fond, la multiplication des « affaires » – mais il est remplacé par une organisation en machines électorales permanentes – le marketing mobilisant l’électorat sur un mode acclamatif – ce qui finalement renforce encore le fossé entre le citoyen et le politique.
Le rôle des partis : articuler gestion et participation, urgence et prospective
Mais une autre voie est possible pour articuler gestion et participation, urgence et prospective : la création par les partis d’outils spécialement dédiés à ce travail. Nous en faisons l’expérience depuis bientôt cinq ans. En effet, en décidant en 2004 de créer Etopia – en plus de son propre service d’études plus directement articulé à l’actualité et aux nécessités de l’action politique – Ecolo a fait le pari de lier ces objectifs autrement, en l’occurrence sans imposer ses besoins immédiats aux activités et aux personnes qu’Etopia cherche à mobiliser[[Etopia est en partie la traduction dans une organisation permanente des « états généraux de l’écologie politique », organisés par Ecolo entre 1996 et 1998.]]. Ce centre d’animation et de recherche en écologie politique est conçu comme une structure semi-autonome (ici, une asbl d’éducation permanente), articulée au parti et développant en même temps des activités propres. D’une part, il vise à introduire de la prospective écologique dans le travail politique d’Ecolo en lui fournissant une série de services d’appui intellectuel (conseils, contacts, animations, formations de cadres, documentation, archivage). D’autre part, il publie, organise des formations et surtout développe des lieux de discussion libre avec des citoyens, des interlocuteurs de la société civile et des chercheurs-associés – c’est là un des concepts-clé -, dont il est clair qu’ils ne sont pour autant ni encartés ni redevables ni en attente d’un quelconque retour d’ascenseur. Les objectifs d’éducation permanente qui lui sont assignés garantissent en outre que les processus de réflexion en cours sont fort peu sensibles aux échéances électorales. En retour, le parti Ecolo garde toute son autonomie pour traduire en propositions et décisions ce qu’il entend dans le travail d’Etopia.
Complétant l’indispensable renforcement de la recherche (qu’elle soit universitaire ou menée par des centres privés indépendants) et le développement d’une réelle capacité de prospective au sein même des services publics, nous sommes persuadés qu’il y a là une piste à suivre pour l’ensemble des familles politiques, afin d’enrichir la réflexion de toute la société sur le futur qu’elle souhaite se donner. A ce propos, dans les parages de Groen! vient de lancer Oikos, Denktank voor sociaal-ecologische verandering[[www.oikos.be ]].
Utopique, cette généralisation à tous les partis ? Non : il suffirait de s’inspirer du système allemand des fondations politiques, en place depuis l’immédiat après-guerre.
Le système des fondations-sœurs des partis allemands
Ces fondations, toutes liées à leur parti politique respectif et qui portent généralement les noms de grandes figures de l’histoire culturelle et politique (Adenauer, Ebert, Böll…) ont pour but premier d’encourager les citoyens à la participation publique. En ce sens, elles ont été conçues comme antidote au retour du nazisme. Mais elles assument aussi un rôle très important de soutien à la prospective et au débat intellectuel, chacune à partir de leur point de vue idéologique spécifique, par le biais de formations, de recherches ou de publications. Leur diversité doit en effet refléter le pluralisme des idées démocratiques cohabitant au sein de la société allemande, représentées par les partis politiques du Bundestag. C’est d’ailleurs celui-ci qui est chargé de financer – au prorata de l’importance de leur partis-frères au Bundestag – et de contrôler strictement le bon usage des deniers publics par ces fondations. Leur indépendance est légalement garantie afin d’éviter tout risque de financement indirect des partis ou d’autres organisations qui ne sont pas reconnues d’utilité publique. Ce contrôle parlementaire est en outre doublé par un contrôle de la Cour des Comptes et du Ministère fédéral des Finances. L’Allemagne fonctionne donc sous un régime de double financement des courants politiques : les partis et leurs fondations.
Voici une piste concrète que les partis politiques traditionnels feraient bien d’examiner s’ils veulent sérieusement réconcilier la politique et l’avenir. Au lieu, comme Joëlle Milquet, de dénier à la politique la capacité d’être visionnaire. A ce sujet, pour avoir de la vision, il y a aussi une autre façon – assez simple – de procéder : se donner comme objectif central de son action de préserver l’avenir, c’est-à-dire de penser systématiquement à l’impact de nos décisions sur les générations futures.