Paris, Armand Collin, 2007.
Note rédigée par Jonathan Piron, chercheur-associé à Etopia.
Une confusion existe de plus en plus sur la définition actuelle de la démocratie. Pour
certains, celle-ci se répand sur la majeure partie de la planète, à l’exception de certains
états. Mais pour d’autres, la démocratie souffre aujourd’hui d’une crise profonde,
caractérisée par le désenchantement et les assauts des populismes. La démocratie triomphe
donc en surface mais perd de sa substance en profondeur. La démocratie a atteint
aujourd’hui son dernier âge, celui d’un hiver certain, ressemblant en de nombreux points à
la période de 1775-1788 qui était le crépuscule de l’Ancien Régime. Tous les éléments d’un
nouveau régime se mettent en place, en attendant de se révéler au grand jour.
1. La divine surprise
La démocratie est le fruit d’une accumulation de faits et d’évènements involontaires et non
liés entre eux. Longtemps même, elle n’alla pas de soi. Ainsi, la démocratie grecque, qui ne
ressemble pas complètement à la nôtre, suscitait de nombreuses critiques de la part des
philosophes, notamment Platon et Aristote.
Platon ne reconnaissait pas la démocratie comme étant le meilleur système politique en
place. Pour lui, la démocratie bafouait les libertés, en fonctionnant au jour le jour selon les
humeurs populaires choyées par des élus souhaitant avant tout demeurer en place.
Aristote, lui, vantait plutôt les mérites d’un système politique basé certes sur la
reconnaissance et le soutien populaire, mais où le principe de la loi était en vigueur, loi que
l’humeur majoritaire d’un instant ne pouvait transgresser. On retrouve donc chez les Grecs
les concepts propres à la démocratie directe menacée par les populismes et à un système de
despotisme aristocratique éclairé.
Le Moyen-Âge et l’époque Moderne seront, eux, peu démocratique: le système politique
est descendant, au sein duquel l’autorité n’émane pas du corps du peuple, jugé inapte, mais
bien d’une autorité souveraine, surplombant la majorité.
Un premier changement viendra avec le protestantisme. Par son développement de
l’individualisme et son affirmation que le pouvoir repose sur le consentement des sujets, le
protestantisme a remis en question l’idée de pouvoir descendant, renversant ce principe
qui désormais s’incarne dans la masse des sujets. Le contrat social ainsi créé rend
responsable le souverain en place, mais toutefois ne remet pas fondamentalement en
question la structure hiérarchique de la société. Le peuple reste toujours cet ensemble
suspect, inculte et incapable.
Cette conception se retrouve durant la Révolution Française. La Révolution, en effet, ne
consacre pas le suffrage universel comme principe premier du nouveau régime. Ce combat
du suffrage universel sera celui du XIXème siècle, essentiellement en France, durant le
Second Empire. L’arrivée de Napoléon III, en 1848, voit en effet s’étendre le suffrage
universel à l’ensemble de la population masculine, dont la masse principale, la
paysannerie, se distingue par son conservatisme servant le pouvoir en place. La démocratie
représentative entre alors dans une phase d’expansion, qui voit le principe de suffrage
universel être progressivement appliqué en Europe puis dans les états périphériques
d’inspiration européenne.
Le bonheur démocratique
Aux droits civils et politiques acquis durant les XVIIIème et XIXème siècle se sont joints,
durant le XXème siècle, les droits sociaux et économiques. Mais, à la différence des premiers,
les seconds reconnaissent les différences et les inégalités entre citoyens, différences et inégalités devant être compensées par une intervention compensatoire de l’autorité
publique.
Cet État-Providence, qui pour beaucoup représente la démocratie tout court, trouve son
origine dans l’Allemagne de Bismarck. Soucieux d’unir les différents peuples allemands,
fraîchement rassemblés dans l’Empire proclamé en 1871, Bismarck mit en place un système
de protection social, seule alternative unificatrice trouvée face à un morcellement des
cultures et des sentiments électoraux. Ce système de protection public ne sera partagé
qu’après le premier conflit mondial, voire même après 1945.
Cette implantation de l’état social, liée à l’extension continue du suffrage universel, a fini
par rallier à l’idéal démocratique les derniers réfractaires encore présents. La démocratie
cesse de se placer sous l’unique enseigne du libéralisme économique et devient le principe
rassemblant l’ensemble de la population, incarnée au sein de cet esprit citoyen. Ces
changements se sont également reportés vers le personnel politique. Alors qu’au XIXème
siècle, celui-ci était essentiellement composé de notables, élus en fonction de leur prestige
individuel, de leur influence et de leur position hiérarchique au sein de leur milieu, la
période allant de 1900 à 1970 aura vu la logique des partis l’emporter, permettant au
mandataire de s’intégrer dans une structure lui donnant les moyens de se faire entendre,
tout en faisant passer avant tout un message idéologique. Et depuis les années septante, un
nouveau personnel politique se met en place, gagné aux stratégies de la communication et
de l’occupation des médias, où l’apparence et le discours occupent une large place. Un starsystem
se crée ainsi, rendant ces nouveaux élus moins dépendants de leur structure de
partis que des aléas des sondages d’opinions.
La démystification de la démocratie n’est peut-être pas un mal, au contraire. Elle force le
personnel politique a accepter les aléas des incertitudes électorales, permettant en cela de
se concentrer sur le travail à fournir. De même, elle implique par conséquent une plus
grande responsabilisation des citoyens, les rendant critique vis-à-vis de discours trop
démagogiques. Toutefois, il est nécessaire de constater les travers de la démocratie actuelle,
en mettant le doigt notamment sur l’État-providence, considéré par beaucoup comme la
seule émanation de la démocratie.
L’espérance perdue
Depuis deux décennies, la démocratie cesse d’apparaître comme un sésame. La légitimité
et la ferveur civique sont remis en question, tandis que les citoyens ne croient plus en un
avenir meilleur pour eux et pour leurs enfants. La globalisation crée un monde de
consommation dépassant les frontières, monde dans lequel justement ces frontières
deviennent de plus en plus floues, entamant la souveraineté des états et, par là, la
souveraineté populaire. Dès lors, face à des gouvernants dont les impératifs sont souvent
guidés par l’extérieur, la souveraineté du peuple est de plus en plus souvent considérée
comme une illusion.
Ces différentes mesures ont pour effet de changer également la manière dont l’autorité
publique exerce le pouvoir. Ainsi, la logique du court-terme devient un impératif de plus
en plus présent, mâtiné d’un renouveau du populisme, en lieu et place de la prudence de
l’artiste de la politique.
L’État-providence arrive ainsi à bout de souffle. Dans le cadre d’une globalisation
échappant à tout contrôle, les gouvernants sont obligés de constamment prendre des promesses qu’ils sont pourtant incapables de tenir, dans un processus où leur légitimité est
constamment remise en cause. La démocratie serait ainsi en train d’épuiser le peu qui lui
reste de son potentiel de survie.
Ce désengagement vis-à-vis de la démocratie se matérialise également dans la diminution
signification des militants. Alors qu’auparavant, la démocratie supposait des démocrates
engagés, force est de constater qu’aujourd’hui celle-ci ne rencontre que des citoyens
largement passifs, tandis que les militants eux-mêmes ne le sont que temporairement.
L’idée de progrès collectif a disparu. Chaque individu se resserre sur son groupe (les
femmes, les homosexuels, les étudiants, les chasseurs, …) ne se souciant guère que
d’obtenir la reconnaissance de ses intérêts spécifiques au cas par cas. Les identités
particulières l’emportent sur les identités publiques. À cet effet, toute action hostile envers
les acquis de l’état social entraîne une réaction négative d’une grande partie de la
population, souvent galvanisée par les leaders populistes voire extrémistes en place.
L’étranger, celui qui ne fait pas partie du groupe, est ainsi considéré comme une menace
pesant sur les acquis de la communauté.
La démocratie absolue
La politique n’est pas tout. En marge de la démocratie déclinante, force est de constater que
les sociétés occidentales connaissent une chute significative de leur fécondité, pesant
lourdement sur leurs échéances démographiques. Avec de moins en moins de naissance, il
devient en effet plus difficile de palier aux exigences d’un troisième et même d’un
quatrième âge gourmant en dépenses sociales.
La démocratie actuelle est également absolue. À la manière de la monarchie absolue de la
fin de l’Ancien Régime, elle est moins considérée comme un système politique que comme
une philosophie, voire un style de vie. La démocratie est ainsi considérée comme totale et
complète, renforcée par la chute du communisme et par l’échec des autres théories
politiques. Concevoir un autre système politique est considéré comme illusoire, utopique
voire même dangereux.
L’autre tâche que s’est donnée la démocratie est d’être thérapeutique. L’idée est de
permettre aux citoyens d’être biens formés, en bonne santé et digne d’estime. Mais le sousentendu
porte aussi sur la volonté de rendre les citoyens prévisibles et malléables. Ce souci
thérapeutique s’est également profilé dans l’uniformisation de la langue, au XIXème siècle
essentiellement, et se poursuit aujourd’hui, dans la volonté d’utilisation d’un langage
politiquement correct.
Le langage citoyen ou l’éloge de l’ignorance
Dans l’Europe d’aujourd’hui, bien que l’usage du mot démocratie soit probablement encore
utilisé pour plusieurs décennies, son sens même semble s’être perdu. L’absolutisme
démocratique en vient à imposer un mode de pensée autour de valeurs prédéterminées,
dans lequel le citoyen doit s’incarner et dans lequel il pourra se positionner par rapport aux
interdits. La pensée unique n’est pas loin. L’absolutisme démocratique s’immisce ainsi dans
tous les aspects de la vie courante, déterminant les actions du bon citoyen. Le sport en est
également un exemple, à travers entre autres la récupération politique qui se manifeste visà-
vis des compétitions internationales, dans le football notamment. Le langage citoyen
devient ainsi le moyen de ré-expression d’une démocratie tardive, qui y trouve les moyens
de son assise et de sa volonté de cohésion.
Des transitions démocratiques à la démocratie balistique
Pourquoi dès lors vouloir exporter une démocratie dont nous doutons nous-mêmes? De
plus, pourquoi vouloir exporter une démocratie là où le terreau historique semble y être le
moins favorable? La démocratie elle-même est le fruit d’une longue évolution historique,
prenant sa source aux XVIIème-XVIIIème siècles et ayant connu plusieurs phases de
développement jusqu’à aujourd’hui.
La démocratisation d’un État n’est pas une science exacte. La manière dont la démocratie
est exportée par les nations occidentales amène de nombreuses réflexions: souvent,
l’attitude des occidentaux est considérée comme arrogante, et non respectueuse des
différences culturelles, tandis que l’impératif de défense des droits de l’Homme empêche
parfois certaines jeunes démocraties de tourner la page des périodes de dictature, et donc
de mettre en place l’avenir commun de leur société. À cela s’ajoutent les prises de positions
d’institutions internationales, qui achèvent de peser sur l’avenir de ces démocraties en
devenir. Des démocraties « illibérales » apparaissent alors, dans lesquelles les apparences
de la démocratie sont montrées aux Occidentaux, mais où la réalité du pouvoir repose dans
les mains d’un petit groupe d’individus. Et la « paix impériale » des USA, à travers la
manière dont est menée aujourd’hui leur politique étrangère, contribue au développement
de cette situation. De même, la démocratie ne se vit pas qu’à travers des élections. Cette
volonté d’absolu aboutit alors à des déséquilibres, amenant notamment l’existence d’États
virtuels, assurément populaires mais nullement démocratiques.
La « Haute démocratie » débordée par les populismes
Comment dès lors tenter de résoudre le problème lié à cet état critique de la démocratie? Le
constat est qu’aujourd’hui, les pseudo-réflexions telles que la démocratie participative sont
plus des mythes que des concepts applicables. Le citoyen s’est endormi et, en fin de
compte, a une démocratie équivalente à son statut. Le poids de la démocratie d’opinion
pèse lourdement, les gens ne souhaitant plus écouter sagement mais plutôt dire ce qu’ils
ont en tête. Des propositions existent, telle que celle de Pierre Rosanvallon, visant à créer
une démocratie d’interaction entre société civile et société politique. Mais le risque de
l’élitisme est présent.
L’Europe est également, pour l’auteur, le signe d’un échec démocratique. L’intention
initiale de réunir politiquement des pays longtemps ennemis, s’est vite diluée dans une
coopération économique échappant au citoyen, et unissant par le bas les nations membres.
La question des élargissements futurs pose également la question du réel but de l’Union
Européenne.
Le personnel politique suscite lui aussi une défiance de plus en plus grande de la part des
électeurs, autour notamment des derniers scandales politiques. C’est ainsi que la tentation
pèse, chez les élus, à retrouver l’intérêt des électeurs par le recours à un populisme soft,
dans lequel le « parler vrai » et la fin des compromis deviennent des principes à suivre.
Mais ces messages sont le plus souvent des effets d’annonce destinés à détourner les
citoyens des vrais problèmes, dont celui de la nécessaire réforme de l’état-providence.
Un nouveau régime nommé gouvernance ?
Dès lors, toutes ces réflexions amènent le postulat suivant: ne sommes-nous pas à l’aube
d’un nouveau régime? En 1770, la conscience de la pérennité de la monarchie absolue était
certaine. Or, tous les germes d’un nouveau régime étaient déjà en place, autour notamment
de la réflexion parlementaire anglaise. La situation que nous connaissons aujourd’hui peut
sembler identique. La démocratie est aujourd’hui participative, délibérative, populiste, …
dans une pléthore de concepts ressemblant plus à une échappatoire qu’à une vraie
solution. Et les fractures sociales, économiques et politiques achèvent de séparer les
citoyens entrent plusieurs groupes ne communiquant plus entre eux. Un aveuglement
existe alors, plaçant l’idée de démocratie comme intouchabe et intangible. Enfin, les idées
de souveraineté populaire et de volonté générale étant plus symboliques que réelles, la
complexité des dossiers sur lesquels les citoyens peuvent donner leur accord rendent
aléatoire leur adhésion consciente. La société étant devenue cloisonnée et individuelle,
l’idée de représentation générale est donc malmenée. Des idées politiques, basées dès lors
sur une plus large autonomie des différents niveaux de pouvoir, autour d’un libéralisme
politique et d’une abolition du centralisme des décisions s’est alors progressivement mise
en place, dès la fin des années 70. Le terme de « gouvernance » à rassemblé ces principes,
dans lequel l’idée est de mettre en place une gestion innovante et performante. Mais le
rapport entre gouvernance et démocratie reste flou.
Au-delà de la gouvernance, l’espoir d’une relance de la société démocratique, par une
impulsion, un sursaut citoyen, existe toujours, grâce notamment aux nouvelles
technologies et à la force de la société civile. Mais la question de la légitimité des organes
de la société civile se pose aussi.
La gouvernance pourrait alors se charger de rassembler ces différentes idées, autour d’une
volonté d’efficacité, en accord avec tous les acteurs en place: c’est la notion de bonne
gouvernance ou de gouvernance démocratique. Le local serait ainsi participatif,
rassemblant les acteurs civils et politiques autour d’une pratique plébiscitaire, tandis que
les questions globales reposeraient dans les mains d’un petit nombre d’acteurs cooptés et
protégés des humeurs volatiles de la société. La logique n’est donc plus verticale mais bien
horizontale. La démocratie et la puissance de l’État sont ainsi désacralisés et portés vers
une meilleure effectivité. L’État devient dès lors le régulateur, l’arbitre. La consultation
devient permanente et directe entre les différents acteurs, dépassant ainsi la seule
consultation représentative.
Conclusion
L’élection présidentielle française de 2007 a marqué un tournant dans l’avènement d’un
populisme soft, tournant autour de symboles, de discours aussi bien rassembleur que
segmenteur, et engagé dans l’utilisation d’une rhétorique particulière. A ce néo-populisme
serait ainsi joint les idéaux de la gouvernance.
Le Nouveau régime serait donc ce mélange entre populisme soft et gouvernance, le
premier servant à faire accepter les principes du second. La nostalgie serait certainement
présente dans un premier temps, mais l’acceptation des nouveaux principes finira
certainement par l’emporter.