Un texte de
François Martou,
Jos Orenbuch et
Riccardo Petrella, économistes,
Alain Adriaens, chercheur-associé à Etopia
Avant-propos
Face à la crise financière, les solutions proposées par la plupart des dirigeants politiques et des spécialistes de la finance se résument à la trilogie « un peu plus de transparence, un peu plus de régulation, un peu plus de contrôle ». De telles mesures nous apparaissent comme autant d’emplâtres sur jambes de bois. Elles visent à sauver le système, c’est-à-dire à remettre debout un système économique qui vient de s’avérer, de manière dramatique, être un système pervers, vorace, prédateur et en crise permanente.
D’ailleurs, sauver le système pour faire quoi ? Pour préparer le prochain cycle «création d’une bulle/krach boursier/apurement de la dette par les pouvoirs publics (par les contribuables)» ? Pour permettre à Coca-Cola, General Motors, JP Morgan, Suez-Electrabel, Microsoft, Monsanto, Nestlé, BNP-Paribas…, et à la Banque Mondiale, au Fonds Monétaire International, à l’OMC, de faire ce qu’ils ont fait jusqu’à présent avec un peu plus de transparence, de règles et de contrôle ?
Sauver le système pour qui ? Pour les petits épargnants ? Pour les 2,8 milliards de personnes en état de pauvreté dans lequel les ont conduits 30 ans de globalisation capitaliste marchande ?
Remettre le système financier au service du développement social, économique et environnemental
Il est nécessaire, au contraire, d’adopter des mesures destinées à préparer la sortie d’un système financier foncièrement spéculatif et d’une économie au service prioritaire de l’enrichissement des plus riches. Tout le monde, à droite comme à gauche, reconnaît que le système a enrichi les riches (aux Etats-Unis, 2% de détenteurs d’avoirs financiers se sont appropriés plus de 40% de la richesse produite !). Pourquoi alors s’acharner à sauver le système ? Les mesures les plus urgentes doivent viser à renverser l’actuelle subordination des pouvoirs et des intérêts publics aux pouvoirs et aux intérêts de la finance privée et à remettre l’ensemble du système financier au service d’un développement social, économique et environnemental juste pour tous. La crise doit permettre aussi de repenser la construction européenne et de la libérer des dogmes néolibéraux et marchands. La zone Euro a un poids économique et politique suffisant pour soutenir le développement de nouvelles pratiques financières et la promotion de nouveaux objectifs économiques.
Des propositions de court terme
Il faut arrêter de cacher les crédits hors bilan. Jusqu’il y a 20 ans, les banques récoltaient l’épargne, accordaient des crédits et conservaient ces créances dans leurs comptes jusqu’à l’échéance. Aujourd’hui elles se débarrassent de leurs crédits en les titrisant et en les vendant à d’autres. Ces crédits sortis des bilans, elles en accordent de nouveaux, dépassant ainsi leurs limites prudentielles. Il convient de mettre fin à cette dérive en limitant strictement la titrisation : en plus d’exposer à des risques insensés, cette pratique a disséminé ces risques inconnus dans l’ensemble du système financier, provoquant une méfiance justifiée et le tarissement du crédit, aux terribles conséquences pour l’économie réelle.
Il convient aussi de mettre fin aux « effets de levier » excessifs. La finance emprunte des sommes importantes pour se lancer dans des opérations risquées. L’effet démultiplicateur de ces dettes accroît ses bénéfices mais aussi les risques en cas de difficultés : c’est ce qu’on appelle l’effet de levier. Il est positif quand la croissance financière est là, désastreux quand vient la crise. Mettons en place des ratios réglementaires limitant l’effet de levier de dettes. Il est même des marchés où l’on peut prendre des positions sans disposer de la totalité des fonds investis. Avec cet effet de levier au carré certains ont pu, à Wall Street, s’engager à hauteur de 375.000 $ avec… 100 dollars de mise de départ ! Si on gagne, c’est le jackpot ; si on perd…c’est le contribuable qui règlera la note.
Il ne faut plus accepter les opérations à découvert. La recette est machiavélique: vous empruntez beaucoup (1 millions) d’actions de Fortis à un actionnaire ; vous les vendez à 10 €, leur valeur du jour. Cette vente accélère la chute du cours de l’action qui atteint 8 €. Vous rachetez alors le million d’actions Fortis à 8 € et les rendez à leur propriétaire. Vous venez de réussir une opération à découvert : sans investir un sou, vous avez gagné 2 millions d’euros (moins la petite prime que vous avez payée au prêteur des titres le temps de votre opération à découvert). Vous avez aussi fait perdre beaucoup d’argent à des petits actionnaires et venez de rapprocher Fortis de la faillite. Mais vous vous en moquez : vous êtes un trader, le prédateur qui domine le monde de la finance… On comprend pourquoi les ventes à découvert ont été interdites sur la plupart des places boursières (mais ont repris à Wall Street).
Il est inutile de tenter de réguler l’activité des banques si elles peuvent contourner les règles en passant par l’intermédiaire d’investisseurs libres de toute contrainte. Les hedge funds ont fait de l’évasion réglementaire un des éléments clé de leur stratégie. Il faut donc empêcher la spéculation de migrer vers des zones non régulées (paradis fiscaux, places maffieuses off-shore ou autres). Les flux entrants et sortants de la zone régulée doivent être sévèrement encadrés et autorisés uniquement si leurs investisseurs sont soumis aux règles proposées ci-dessus.
Si la rémunération des traders est proportionnelle aux gains qu’ils procurent aux actionnaires, tout les pousse à prendre des risques insensés et à multiplier les spéculations. Les directions elles aussi sont arrosées de stock-options qui les incitent à prendre des risques inconsidérés et qui privent le fisc et la sécurité sociale de justes recettes. Les rémunérations des traders et des dirigeants doivent donc être constituées d’une partie fixe et d’une part variable de maximum 30% supplémentaire liée au bénéfice, le tout plafonné au traitement de Gouverneur de la Banque centrale.
Pour une vraie régulation, il faut enfin oser prendre des mesures fortes : création d’une agence publique européenne ou mondiale de notation, contrôle de l’interbancaire, simplification et codification des produits «clients individuels», réviseurs de sociétés financières nommés et payés par la CBFA…
Des propositions à long terme
On ignore généralement que, dans la plupart des pays, seule une petite partie de la monnaie (5 à 10%, la monnaie fiduciaire) est créée par les Etats ou par des établissements publics. Le reste est de la monnaie-dette créée par les banques commerciales qui, par ce biais, orientent l’ensemble de l’économie (pas vers les investissements durables mais vers les plus rentables) et prélèvent au passage leur avantage selon le taux d’intérêt du moment. Les Etats eux-mêmes empruntent cet argent au système bancaire.
Cette faveur injustifiée, héritage du passé, doit cesser. La création de monnaie doit relever des Etats, dans un contexte défini au plan mondial sous l’autorité d’un Conseil Mondial de Sécurité Economique et Sociale à créer. Les Etats agiront par l’intermédiaire des Banques Centrales, dépendantes du pouvoir politique dans un cadre démocratique. La monnaie, créée par les Banques Centrales aux capitaux entièrement publics, sera prêtée à l’Etat ou aux collectivités publiques pour les dépenses d’investissement dans les secteurs à vocation d’intérêt collectif, les biens communs, les services publics (eau, logement, éducation, santé, transports collectifs, protection de l’environnement) ou en cas de crise ou de catastrophe naturelle. La Banque Centrale détermine la quantité de monnaie créée et les taux d’intérêt auxquels les banques commerciales peuvent emprunter entre elles et auprès d’elle-même avec l’objectif de limiter l’inflation et surtout de viser le plein emploi et le développement durable. Ceci implique, en Europe, de revoir les fonctions et les relations entre la BCE de Francfort qui émet la monnaie et la BEI de Luxembourg qui finance les fonctions collectives mais emprunte sur le marché spéculatif.
Ceci n’est pas une nationalisation des banques, mais un re-publicisation de la fonction de la finance, car il y aura place pour un réseau privé comportant :
des banques de dépôts locales ou régionales réalisant encaissements, paiements, garde des dépôts des clients ;
des banques de prêts (le montant global des prêts ne peut excéder le montant global des fonds empruntés ; les financements des banques de prêts doivent être assurés par des emprunts dont le terme est au minimum de même durée) ;
des banques d’affaires investissant dans les entreprises les fonds empruntés au public ou aux banques de prêts.
Donc, nous proposons deux trains de mesures pour une réforme efficace :
d’une part, empêcher immédiatement le système financier capitaliste actuel de continuer à faire des dégâts ;
d’autre part, construire un système économique stable, efficient, enfin favorable à tous les habitants de la Planète et aux générations futures.