Olivier Derruine, Comité Economique et Social Européen,
Rapporteur sur les raisons de la différence entre inflation perçue
et inflation mesurée.
Chercheur-associé à Etopia.

Préambule

Le contexte pour célébrer les 10 ans de l’euro aurait pu être meilleur en mai dernier : le taux d’inflation de la zone euro atteignait un sommet historique de 4 % par rapport au même mois de l’année dernière. Ce chiffre ne faisait que renforcer les craintes concernant les pressions inflationnistes et plus encore, le retour à la stagflation des années ‘70. La BCE a entrepris une remontée des taux pour étouffer dans l’œuf une spirale prix-salaires dont elle semble convaincue.

Des causes externes

Cependant, l’inflation qui se joue dans le secteur des services (2,50) et dans celui des productions industrielles non énergétiques (0,70) sont restées très proche de leur moyenne de long terme (2,27 et 0,77 respectivement au moment où l’inflation était à son plus haut). Ces taux peuvent être considérés come des indicateurs avant-coureurs des tendances de l’inflation domestique car si des effets de second tour devaient se matérialiser via notamment des augmentations salariales, cela devrait se refléter dans ces taux d’inflation avant que l’IPCH ne bondisse suite à un ajustement des prix de vente.

La BCE a régulièrement condamné les pays qui pratiquent l’indexation des salaires. Ils seraient des bombes à retardement pour la stabilité des prix. Pourtant, à ce jour, ces pays n’ont pas présenté de problème particulier.

A y regarder de plus près, la flambée des prix a une origine externe. En août 2007, l’IPCH s’élevait à 1,70 %. C’est dire à quelle vitesse les prix ont grimpé. Depuis ce moment, les prix de l’énergie et de l’alimentation non traitée ont ensemble grimpé de 9,7 %. Face à cette hausse, l’UE et a fortiori la BCE sont impuissante car les Européens sont en grande partie dépendants des importations étrangères pour leur approvisionnement en pétrole et en gaz et l’alimentation dépend pour l’essentiel des aléas climatiques. Il faut également mentionner la pression sur les prix exercée par le développement des biocarburants (et l’objectif de 10 % de l’UE), des mesures de restriction au commerce international, des subventions dans certains pays, du développement de la Chine et de l’Inde qui entraîne une modification des habitudes alimentaires, etc.

Spéculation financière

Or, le rôle joué par la spéculation financière est largement méconnu (peut-être à cause des canaux complexes par laquelle elle transite) ou ignoré (au nom de la sacro-sainte liberté de circulation des capitaux qu’il ne faudrait pas donner l’impression de remettre en question). Pourtant, elle exacerbe de façon considérable toutes ces tensions entre l’offre et la demande.

« La raison la plus couramment avancée pour expliquer la hausse des prix du pétrole est la demande chinoise. Mais selon le Department of Energy, cette dernière a augmenté sur les cinq dernières années de 1,88 milliards de barils à 2,8 milliards, soit 920 millions de barils. Sur la même période, la demande des spéculateurs pour les contrats à terme de pétrole a progressé de 848 millions de barils : c’est presque équivalent ! »

Le problème est que ce marché des futures n’est pas déterminé par la loi de l’offre et de la demande mais par la spéculation sur les prix. La situation est grave au point que la Commodity Futures Trading Commission (CFTC) a envisagé avec la Financial Services Authority la possibilité de réguler les transactions sur ces contrats. Elle a également annoncé la création d’une task force de haut niveau incluant la Federal Reserve pour étudier le rôle des spéculateurs sur ces marchés.

Le même phénomène s’applique à la flambée des prix de l’alimentation (blé, maïs, etc.). Ici, la Chine n’est plus seule au banc des accusés : l’autre coupable idéal est l’importance croissante de la production d’éthanol aux Etats-Unis et au Brésil. Or, les montants colossaux placés dans les marchés à terme des commodities ont un grand impact sur les prix étant donné l’étroitesse de ces marchés. « En 2004, la valeur notionnelle totale des contrats à terme pour le panier de 25 commodities équivalaient à pas plus de 180 milliards $, une paille à côté des 44 trillions $ pour les marchés boursiers. Au cours de cette année, les fonds indiciels y ont déversé 25 millions $, soit 14 % de la valeur de ces marchés. » Les fonds indiciels et les fonds de pensions ont récemment investi 260 milliards $ dans les matières premières (surtout en pétrole), soit 20 fois plus que cinq ans auparavant si bien que l’activité sur le New York Mercantile Exchange, la bourse de l’énergie s’est intensifiée, ce qui a conduit les cours à la hausse.

La débâcle des subprime de l’été 2007 qui ont poussé un grand nombre de fonds d’investissement à s’intéresser aux commodities et la poussée des prix au cours des derniers mois ont accéléré le mouvement : selon la Commissaire européenne chargée de l’Agriculture, Mariann Fischer Boël, 140 fonds indexés partiellement ou totalement sur les prix des matières premières agricoles ont été lancés en février dans l’Union européenne3. Mais rien de tout cela n’aurait été possible sans la déréglementation initiée par la CFTC au tournant des années ’90.

Michael Mukasey, US Attorney General, insinue même que « le crime organisé ou plutôt ses agents financiers sont venus se loger dans des hedge funds et que, compte tenu des milliards de dollars qui circulent aujourd’hui sur les marchés dérivés de matières premières, ils y blanchissent sans peine de l’argent. »

Une telle inflation des produits alimentaires ne semble pas prête de retomber : la puissance de feu des hedge funds qui avait triplé entre 2000 et 2007 pour atteindre 6 000 milliards de dollars (à titre de comparaison, l’ensemble des entreprises cotées en Bourse avait une capitalisation boursière de 51 400 milliards $) devrait encore fortement augmenter au cours des prochaines années (9 et 12 000 milliards d’ici 2012) . Partant du principe qu’entre 5 et 15 % spéculent sur les matières premières, les devises, etc. et/ou les intègrent dans leur portefeuille d’investissement à des fins de diversification des risques, c’est beaucoup d’argent qu’ils vont encore déverser sur ces marchés sans qu’ils en accroissent la capacité productive ce qui aura pour effet d’en élever les cours

Il est donc heureux que le Conseil européen de juin mandate la Commission pour qu’elle lui fasse rapport sur l’activité des marchés des commodities, y compris de l’impact de la spéculation sur les mouvements de prix pour le Sommet de décembre. Le cas échéant, elle est invitée à formuler des propositions d’actions dont des mesures visant à améliorer la transparence des marchés.

Euro-dollar, cours du baril et vitesse de transmission de la politique monétaire

Lorsque la BCE relève ses taux dans l’espoir de juguler l’inflation, cela entraîne mécaniquement une dépréciation du dollar par rapport à l’euro. Or, les pays producteurs de pétrole facturent l’or noir en dollars. Selon Morgan Stanley, une dépréciation de 10 % du dollar entraînerait une perte du pouvoir d’achat des pays producteurs de 5 %. Pour parer à cette dégradation des termes de l’échange (et aux poussées d’inflation importées, ces pays consommant essentiellement des biens et services libellés en euro), le président de l’OPEP, Chakib Khelil reconnaît qu’ils relèveraient graduellement le prix du baril de 40 dollars.

Dans un système monétaire fondé sur les attentes, il suffit que la BCE émette publiquement la possibilité d’augmenter les taux pour induire pareille réaction. Ainsi, entre le 5 et le 6 juin, le cours a brusquement augmenté de 10 $ après une conférence de presse des Banquiers Centraux expliquant leur décision de politique monétaire faisant allusion à une hausse très probable.

Au-delà d’un alourdissement de la facture énergétique, une hausse des taux apprécierait l’euro et pénaliserait les investissements et les exportations qui ont été à l’origine de la relance en 2006-7 (croissance moyenne de 5 et 7 % respectivement). Cela consoliderait le scénario de la stagflation.

Finalement, en raison du temps nécessaire pour que les impulsions de la politique monétaire se fassent ressentir « sur le terrain », un relèvement des taux pourrait s’avérer contreproductif (surtout dans la mesure où la BCE n’a pas de prise sur l’origine du problème) : « les modèles macroéconométriques utilisés dans le SEBC concluent qu’une hausse de 100 points de base du taux directeur de la BCE aurait un impact sur le taux d’inflation de l’ordre de –0,1 point au bout d’un an et de –0,3 point au bout de trois ans. La politique monétaire n’aurait donc pas seulement de longs délais d’action, son efficacité serait aussi particulièrement marginale. (…) Les modèles macroéconométriques utilisés par les Réserves fédérales des Etats américains trouvent des effets pratiquement 4 fois supérieurs à ceux des banques nationales du SEBC. » L’évitement d’un scenario de stagflation ne dépend donc pas d’une réponse monétaire dont l’efficacité est douteuse mais exige que une multitude d’actions au niveau mondial (suppression des mesures de restrictions au commerce, relance de l’agriculture, efficacité énergétique, re-régulation des marchés financiers et en particulier des marchés à terme des commodities, plan de relance d’inspiration keynésienne comme celui réclamé par le Directeur général du FMI dès janvier).

Conclusion

Pour conclure, on peut s’interroger sur la pertinence d’un objectif d’inflation « proche mais en-dessous de 2 % » dans le long terme. Celui-ci a été fixé lors du dernier millénaire lorsque la Chine, le développement durable, l’élargissement aux anciens pays soviétiques n’éveillaient que de vagues sentiments. Pourtant, aujourd’hui, la première entre en concurrence pour ses propres besoins nutritionnels ou énergétiques avec le reste du monde et son dynamisme est tel que les coûts de production donc de salaire augmente si bien qu’elle risque de ne plus être une source de modération des prix. Conformément à l’esprit du développement durable, on s’achemine vers une internalisation des coûts externes ce qui est de nature à augmenter les prix. Finalement, les nouveaux Etats membres n’ont pas d’opt out et devront rejoindre l’euro. En phase de rattrapage, leur inflation est structurellement plus élevée (effet Balassa-Samuelson) et pousse la moyenne de la zone vers le haut. Si celle-ci ne veut pas être étouffée par des taux inappropriés, une rediscussion de l’objectif de stabilité des prix s’impose.

Article à paraître dans “Cuenta con IGAE”, la revue du Ministère des Finances espagnol en octobre 2008.


Notes

1. http://eescopinions.eesc.europa.eu/EESCopinionDocument.aspx?identifier=ces\eco\eco225\ces1216-2008_ac.doc&language=ES
Audition de Michael W. Masters devant le Committee on Homeland Security and Governmental Affairs (Sénat américain, 20 mai 2008)
2. Meghnad Desai, Act now to prick the bubble of a high oil price, Financial Times, 8 juin 2008
3. Michael W. Masters, ibidem
4. Marie-Béatrice Baudet, Les soupçons du ministre de la justice américain, Le Monde, 3 juin 2008
5. McKinsey, The new power brokers : how oil, Asia, hedge funds and private equity are shaping global capital markets , octobre 2007
6. Paul Betts, Are European central bankers pushing up oil prices ?, Financial Times, 11 juin 2008
7. Jérôme Creel, Eloi Laurent et Jacques Le Cacheux, Politiques et performances macroéconomiques de la zone euro, Revue de l’OFCE, 102, été 2007, pp.262-263. (Les auteurs citent une étude de P. Arestis et M. Sawyer, Can monetary policy affect the real economy ?, 2007)

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