http://www.lesechos.fr/info/analyses/4727545.htm

BENJAMIN DESSUS ET BERNARD LAPONCHE

Peut-on « réussir le passage à la nouvelle ère nucléaire ? C’était le titre d’un point de vue de Bernard Kouchner dans « Les Echos » du 29 avril 2008. Il y témoignait d’une ignorance, réelle ou simulée, des questions énergétiques et nucléaires, et d’une condescendance vis-à-vis des pays partenaires, inquiétantes au vu de la gravité du sujet.

Qu’on en juge.

« Il y a trente ans, la France fit le choix du nucléaire. C’était le prix de son indépendance, celui de sa prospérité, celui de sa liberté. » Belle erreur ! En termes de sécurité énergétique, tant économique que géopolitique, la contrainte majeure est la dépendance pétrolière. Or la consommation de pétrole par habitant de la France atteignait 1,48 tonne en 2006, autant qu’en Allemagne (1,49 tonne), plus qu’en Grande-Bretagne (1,41 tonne) et que la moyenne de l’Union européenne (1,36 tonne), qui n’ont pourtant pas choisi le « tout-nucléaire ». L’autonomie vantée par l’auteur est aussi une illusion. Les produits pétroliers représentent 50 % de la consommation d’énergie finale de la France, loin devant l’électricité (21 %). Et si celle-ci est à 70 % d’origine nucléaire, n’oublions pas que la totalité de l’uranium naturel, qui est la source de cette énergie, est importée.

Sur la question de la prolifération, l’argumentation est a priori plus subtile. Les technologies de l’enrichissement de l’uranium en isotope 235 et du retraitement du combustible irradié avec production de plutonium sont à la base d’un programme militaire. La solution : s’assurer que le pays qui voudra développer un programme civil n’ait pas accès à ces technologies et que le combustible nucléaire soit « géré » par une « banque du combustible ». Mais le grand argument utilisé par les promoteurs du nucléaire, repris au début de l’article de Bernard Kouchner, a depuis toujours été l’« indépendance ». Cela signifie qu’un pays qui veut se doter d’un programme nucléaire civil doit se doter d’une industrie autonome du combustible. Si celui-ci dépend d’une ou de plusieurs puissances étrangères, l’indépendance disparaît.

Certes, le retraitement des combustibles irradiés et la production du plutonium n’ont rien d’obligatoire pour produire de l’électricité d’origine nucléaire. La plupart des pays s’en passent. Un traité international interdisant cette technologie serait déjà un progrès considérable vis-à-vis des risques de prolifération comme de détournement d’une matière fissile extrêmement dangereuse. Par contre, l’enrichissement est une nécessité si l’on développe des réacteurs à eau ordinaire et uranium enrichi (filière la plus courante et dont l’EPR est le dernier avatar). C’est sur ce point que la propagande développée par le ministre des Affaires étrangères aboutit à une impasse, évidente dans le cas de l’Iran et applicable aux autres «clients» potentiels, surtout s’ils ne sont pas signataires du traité de non-prolifération. Qui veut développer un programme civil avec ce type de réacteur se doit de développer un programme d’enrichissement au nom de sa prétendue indépendance énergétique. Il peut alors enrichir l’uranium à des fins militaires le jour où il en prend la décision.

Que dire maintenant des politiques énergétiques qui permettent le développement économique et social tout en réduisant les contraintes de la sécurité énergétique et du réchauffement climatique ? Tout le monde s’accorde aujourd’hui, l’Agence internationale de l’énergie et l’Union européenne les premières, à reconnaître que la priorité des priorités est la mise en oeuvre dans tous les secteurs d’activité d’une politique d’efficacité énergétique beaucoup plus ambitieuse qu’elle ne l’est aujourd’hui. Les gains potentiels sur la consommation d’énergie sont considérables et c’est là que se situe la plus grande ressource énergétique. Ensuite, et c’est particulièrement vrai pour les pays du pourtour méditerranéen, vient le développement des énergies renouvelables : biomasse (chaleur et biogaz), éolien, solaire.

Quant à la rationalité économique, parlons-en ! Les investissements nucléaires sont très lourds (construction des centrales, gestion des déchets, démantèlement des installations). La sûreté nucléaire (prévention des accidents) demande un effort colossal de contrôle et de surveillance. Les durées de construction sont très longues par rapport à celles des autres technologies et les besoins d’eau de refroidissement considérables. Enfin les puissances unitaires très élevées, de 1.000 à 1.600 mégawatts, ne sont souvent compatibles ni avec les besoins en électricité ni avec le réseau de transport du courant. C’est le cas notamment en Tunisie, au Maroc ou en Lybie, dont les capacités électriques installées sont quatre fois inférieures au seuil considéré comme économiquement raisonnable par des hommes comme Jean Syrota, pourtant favorables au nucléaire.

La technologie serait, de plus – et pour longtemps -, presque totalement importée au prix fort (on ne voit pas pourquoi les « fournisseurs » du nucléaire ne profiteraient pas de la montée des prix de l’énergie). Bref, voilà un marché de dupes, drapé dans les voiles bien commodes du « développement durable ».


BENJAMIN DESSUS est coauteur du rapport au Premier ministre « Etude économique de la filière nucléaire » (Commissariat général du Plan, 2000). BERNARD LAPONCHE est docteur ès sciences en physique des réacteurs nucléaires, expert en politiques énergétiques.

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