Un texte de Saskia Bricmont, chercheuse-associée d’étopia et conseillère politique à Ecolo.
Avant-propos
Lorsque les impacts de la mondialisation sont analysés au travers du prisme du genre, l’on décèle rapidement que les politiques néo-libérales ont des conséquences spécifiques et inégales sur les femmes. Ainsi, de nombreux mouvements de femmes se mobilisent au sein du mouvement plus global de lutte contre mondialisation pour faire valoir leurs droits. Pourtant, force est de constater que cette dimension de genre est souvent négligée par le mouvement altermondialiste, au sein duquel la visibilité des femmes est dès lors moindre. La lutte pour la reconnaissance des droits des femmes, qui ont de nombreuses implications sur la vie quotidienne, ne devrait-elle pas trouver une place de choix dans les revendications du mouvement altermondialiste qui fait converger tant de courants différents ?
Altermondialisme
Les revendications portées par de nombreux mouvements féministes rejoignent souvent celles qui sont portées par les militants altermondialistes, qu’ils soient écologistes, issus du secteur associatif ou du monde syndical. Leurs combats sont communs dès lors que les situations de pauvreté et d’inégalité sont liées, tant au Nord qu’au Sud, au système économique mondial actuel. Leurs demandes, comme l’annulation de la dette du Tiers-monde et l’arrêt des Programmes d’ajustements structurels, ou le renforcement de la participation des gouvernements des pays du Nord dans l’aide au Sud, sont similaires. Ce constat a poussé plus d’un mouvement féministe à donner une place plus significative à la question du genre dans ce mouvement de lutte contre la mondialisation néolibérale. C’est notamment le cas de la Marche mondiale des femmes qui constitue l’exemple type d’un réseau féministe transnational qui regroupe des femmes du Nord comme du Sud autour de revendications communes qu’elles entendent porter dans la sphère altermondialiste.
Conséquences de la mondialisation sur les femmes
Si ces mouvements, tout comme les chercheuses féministes, placent la perspective de genre au centre de leur analyse de la mondialisation et mettent ainsi en exergue ses impacts spécifiques sur les femmes, ils ne revendiquent toutefois pas un traitement différencié pour les femmes. Etant les plus vulnérables aux politiques néo-libérales, à la dérégulation et à la réduction de l’Etat social, elles exigent autant la reconnaissance des inégalités existantes tant au Nord qu’au Sud, que la prise en compte des conséquences économiques, sociales et politiques du phénomène de globalisation sur les femmes.
Economie et services : La globalisation est considérée comme une « excroissance » du capitalisme patriarcal, définit lui-même en termes de production-reproduction[[Cette notion renvoie à la conception d’Engels selon laquelle il existe deux productions fondamentales : celle de l’espèce et celle des moyens d’existence. Dans le monde capitaliste, la réduction de la production-reproduction de l’espèce à la marchandise est à la base des sociétés patriarcales et est tenue responsable de l’appropriation des femmes.]] et responsable des crises sociales et environnementales actuelles. Économiquement reconnu et valorisé, le travail masculin est totalement séparé du travail domestique – non reconnu – des femmes. Ces dernières sont particulièrement touchées par les conséquences de la mondialisation car elles restent souvent, malgré leur participation croissante au processus économique, responsables de charges familiales traditionnelles (la nourriture, l’eau, l’éducation et la santé de leur famille). Des associations comme ATTAC attirent l’attention sur le fait que l’AGCS (Accord Général sur le Commerce des Services) et la libéralisation des services auront des conséquences néfastes sur la vie quotidienne des femmes du Sud comme du Nord. En effet, la suppression des services de base (apport en eau, éducation, soins de santé) ne fera qu’alourdir les charges dont elles sont traditionnellement responsables, dans des foyers où l’homme est souvent parti à la recherche de travail, ce qui ne fera que renforcer le phénomène répandu de féminisation de la pauvreté.
Revenus et droits sociaux : Dans le Nord, les revenus des ménages dirigés par une femme sont souvent moindres que ceux dirigés par un homme, ce qui les rend plus vulnérables à la montée des prix ou du chômage. Au Sud, la mise au travail des femmes, souvent très jeunes et éloignées de leurs familles, dans les zones franches (réelles zones de non-droit dues aux délocalisations d’entreprises) est aussi accompagnée d’atteintes graves à leur droit de procréation, de la privation de tous droits sociaux, et ce afin de s’assurer de leur soumission. Des exemples frappant de ce phénomène sont le licenciement des femmes en cas de grossesse, des contraceptions forcées, l’interdiction de se syndicaliser.
Santé et éducation : Dans les pays où l’endettement paysan est important, l’éducation des filles est souvent négligée car les services qu’elles peuvent fournir à la maison sont considérés comme étant plus rentables. Les ONG attirent en outre l’attention sur le fait que l’intégration progressive des économies locales dans le marché mondial entraîne une réduction des prérogatives des Etats, de leurs dépenses publiques et donc des dépenses sociales (augmentation des frais de soins de santé, croissance de la mortalité maternelle et infantile…), qui touchent en premier lieu les femmes. La mise en place des Programmes d’Ajustements Structurels a creusé les inégalités sociales et économiques tant à l’intérieur qu’entre les pays, mais également entre hommes et femmes, et ce plus encore dans les pays dits en voie de développement, où les femmes sont particulièrement touchées. La mondialisation s’accompagne dès lors d’exclusions et de fragmentations, et agit sur le quotidien des femmes du fait de leur intégration croissante au processus de production.
Environnement : La dégradation de l’environnement, conséquence directe de notre mode de production et de consommation, a, elle aussi, une incidence sur les femmes, souvent dépendantes des ressources naturelles. Pourtant, leur rôle dans le développement durable de notre planète est non négligeable. Elles contribuent grandement à la sécurité alimentaire, à la protection de la biodiversité ainsi qu’au transfert de leurs savoirs aux enfants (plantes médicinales, cueillette, culture). Mais ces aspects traditionnels ne sont pas pris en compte dans les politiques des firmes multinationales actives dans le Sud, où la rentabilité est le maître mot.
Empowerment
Parallèlement à ces impacts économiques liés au phénomène de globalisation, il est possible d’observer une transformation des rapports de pouvoir et des identités de genre. Les femmes, par leur implication dans les processus de production et leur importance au sein de la cellule familiale, acquièrent davantage d’autonomie, ce qui leur permet d’organiser et de prendre part à de nouvelles formes de résistances ainsi qu’au développement d’alternatives, par le biais des Organisations Non Gouvernementales Internationales (ONGI) notamment. Ces dernières gagnent en importance à mesure que la place occupée par les Etats se restreint. Les femmes qui participent à ces organisations de base ont donc, à la fois, réussi à faire valoir leurs droits et ont acquis de plus en plus de responsabilités et de « pouvoir » (Empowerment). Ces aspects constituent certainement une clé du changement si, toutefois, ils sont combinés à une autonomisation économique et à l’éducation. Un des exemples concluant dans la lutte contre la pauvreté des femmes est certainement la mise en place des microcrédits.
Action nationale et internationale
Des réseaux féministes transnationaux se mobilisent pour la justice, tant d’un point du point de vue du genre que de l’économie. Ils insistent aussi sur la recherche d’alternatives au modèle économique actuel. Les réseaux tentent de faire pression tant au niveau supranational (ils opèrent au sein des politiques multilatérales et intergouvernementales), que national, afin de sensibiliser l’opinion publique. Les femmes qui composent ces mouvements s’adressent donc à la fois aux États, dont l’autonomie décisionnelle ne cesse de diminuer, et à la société globale, ainsi qu’aux institutions de gouvernance globale dans le but de maintenir les questions les concernant dans l’actualité internationale. La globalisation a, pour elles, un côté positif puisqu’elle a permis « la prolifération des mouvements de femmes au niveau local, l’émergence de réseaux féministes transnationaux travaillant au niveau global, et l’adoption de conventions internationales »[[Voir MOGHADAM, Valentine M., Globalizing Women. Transnational Feminist Networks, Maryland, The Johns Hopkins University Press, 2005, p. 19.]]. A l’aire de la globalisation, les féministes ont répondu de manière visible aux contraintes de ce processus en adressant leurs demandes tant aux États qu’aux institutions financières et commerciales internationales. Ces dernières connaissent un manque de fonctionnement démocratique et de transparence par ailleurs dénoncé par les femmes. Si les demandes féministes sont peu prises en compte par les institutions, d’aucunes dénoncent l’instrumentalisation et la récupération par les organisations internationales de la notion de genre qu’elles intègrent à leurs politiques de développement, au point parfois de se demander si cette démarche ne relève pas plus d’une volonté de se donner une « bonne conscience », que d’une réelle volonté de traiter spécifiquement les besoins des femmes. Cette notion a toutefois permis aux femmes d’être davantage associées aux discussions et de souligner les inégalités existant entre les hommes et les femmes. Elles ont réussi à attirer l’attention des Nations Unies et de certaines autres agences internationales, en se concentrant sur la tenue de conférences, de décisions et d’accords internationaux. Leurs actions leur ont également permis de contribuer au développement de la société civile globale et à la structuration du mouvement social global.
Une vision occidentale et multiple
Il est important de souligner que l’intégration de la dimension de genre dans l’analyse du développement puis de la mondialisation ne s’est pas opérée sans débats. En effet, l’analyse des relations Nord-Sud et des rapports de genre de la part des acteurs dominants s’effectue souvent selon une vision occidentale qui n’est pas toujours partagée par les féministes du Sud. Les pays du Nord ont tendance à imposer leurs points de vue quant l’analyse du développement au Sud rejette le modèle libéral occidental. De plus, pour prendre en compte efficacement les besoins spécifiques des femmes du Nord et du Sud, et mettre en place les dispositions nécessaires à la fin de toute discrimination à l’égard des femmes, il s’agit d’effectuer une réflexion globale qui intègre différents aspects, à la fois économiques, sociaux, environnementaux et culturels.
Enfin, il convient aussi de préciser que cette approche de la place du féminisme au sein du mouvement altermondialiste souhaiterait voir intégrée la notion de genre de manière transversale au sein des revendications altermondialistes, aussi multiples soit-elles. Cette volonté d’intégration relève entre autres du faible écho qu’ont trouvé les revendications des mouvements féministes auprès des institutions nationales et internationales. Ce phénomène peut être observé dans la tentative de la Marche mondiale des femmes d’intégrer le mouvement altermondialiste.
La Marche mondiale des femmes
La Marche mondiale des femmes, réseau international de mouvements de femmes, se compose de coordinations locales (quelques 6000 groupes locaux), nationales (plus de 160 pays) et régionales ainsi que d’un secrétariat international situé au Brésil depuis 2006. Suite au succès de la première Marche mondiale de 2000, née de la marche « Du pain et des roses » qui avait eu lieu au Québec cinq ans plus tôt, certaines d’entre elles ont décidé de poursuivre le mouvement ainsi initié. Malgré cette formidable mobilisation, les revendications portées par ces femmes ont une fois de plus trouvé trop peu d’attention auprès des médias et du politique. Les femmes de la Marche ont ainsi commencé par exercer des pressions sur les gouvernements et les institutions politiques, économiques et militaires internationales. Leurs demandes se basent sur des documents élaborés à partir d’une charte commune, la « Charte mondiale des femmes pour l’humanité », et visent à éliminer les causes qui sont à l’origine de la pauvreté et de la violence envers les femmes.
Leurs actions auprès des gouvernements, décideurs et membres de la société civile pour insuffler les changements nécessaires à l’amélioration de la condition de la femme dans le monde n’ont pas toujours abouti. Ainsi sont-elles passées d’une logique de lobbying institutionnel à une implication plus active au sein du mouvement altermondialiste. Dans le cas de la Marche, cette tendance s’est remarquée surtout au niveau international, alors que les coordinations nationales maintiennent la pression sur les institutions et que la coordination européenne de son côté, éprouve des difficultés à intégrer le forum social européen. Ce n’est toutefois ni à la suite d’une situation nationale bloquée, ni à la suite d’une opportunité politique internationale que la Marche aurait décidé de devenir un mouvement transnational. Elle est en effet présente à ce niveau depuis sa création et agit à l’échelle globale parallèlement à ses actions locales et nationales.
Si, comme nous l’avons évoqué, les conceptions peuvent diverger entre les féministes du Sud et celles du Nord, de telles différences sont présentes au sein même de la Marche mondiale des femmes. La Marche est en effet constituée de groupes qui n’œuvrent pas dans le même domaine : syndicats, ONG, groupes et associations qui luttent pour l’égalité, contre la pauvreté et d’autres thèmes relatifs aux femmes. Pourtant, c’est en tant que mouvement mondial que les femmes de la Marche ont réussi à montrer qu’elles sont trop souvent les premières victimes de la mondialisation. Si le mouvement altermondialiste a démarré sans les femmes, leurs besoins ne pourront pas continuellement être marginalisés, la lutte contre la pauvreté et les violences faites aux femmes devant se faire au même titre que la défense des droits sociaux et économiques. Le chemin vers la démocratie passe en effet par une prise en compte des besoins de tous, et non par la défense des – de quelques – intérêts particuliers.
La Marche mondiale des femmes a permis la création d’un tel réseau de groupes de femmes de par le monde. Les différentes coordinations locales, nationales et régionales ont créé une dynamique de solidarité entre femmes du monde, elles ont permis la mise en place d’activités d’éducation permanente (ce fut le cas en Belgique où la Marche a toutefois dû cesser ses activités par manque de moyens financiers) et la coordination d’activités nationales et internationales. La Marche continue de se consolider et de développer ses alliances en vue du prochain Forum Social Mondial de janvier 2008.
Conclusions
Face à la globalisation économique croissante et à la toute puissance du marché comme seul référent, de plus en plus de réseaux de femmes se structurent et prennent clairement position afin d’endiguer ses effets sociaux, économiques ou environnementaux. Ces réseaux mettent l’accent sur le fait qu’aujourd’hui encore, les besoins des femmes, leur accès aux ressources de base, leur éducation, la reconnaissance de leur travail, sont autant de facteurs qui, s’ils peuvent nous sembler naturels, sont loin de constituer des priorités. Si l’apport de ces réseaux au sein du mouvement altermondialiste est aujourd’hui encore trop peu visible, leur voix devra progressivement être prise en compte, ne fusse qu’au vu de l’importance de la place des femmes dans la structure de la société et de la famille. Leurs demandes devront être intégrées aux politiques de manière transversale et non plus systématiquement fondues dans des thématiques plus larges. Lutter pour les droits des femmes n’est pas toujours une chose aisée, d’où l’importance de tels mouvements, pour qu’ils continuent à analyser la mondialisation selon un autre regard, critique et radical, et à affirmer la présence des femmes dans le mouvement altermondialiste. Celles-ci ne souhaitent pas un traitement de faveur, simplement elles veulent lutter pour un monde réellement « autre ».
Quelques références
MOGHADAM, Valentine M., Globalizing Women Transnational Feminist networks, Maryland, The Johns Hopkins University Press, 2005
BISILLIAT, Jeanne (ed.), Regards de femmes sur la globalisation. Approches critiques, Paris, Editions Karthala, 2003.
Féministes et altermondialistes, Chronique féministe, Université des Femmes, n°93, Septembre/Décembre 2005
Rapports de l’UNESCO et des Nations Unies :
- [->www.un.org/womenwatch]
- [->www.marchemondiale.org]