Introduction
Il n’y a pas de geste plus quotidien et plus vital. Manger c’est vivre et souvent, pas toujours, c’est faire ou se faire plaisir. Mais c’est aussi façonner le monde, nos paysages, nos sociétés, notre environnement : les détruire, si nous n’y prenons pas garde ou, nous réconcilier avec eux, si nous faisons le choix d’une alimentation respectueuse du goût, comme des hommes et de la nature qui la produisent. La souveraineté alimentaire, la qualité de notre alimentation et le plaisir de la table sont des enjeux indissociables qui méritent une attention politique particulière..
Elitiste la préoccupation gastronomique ? Au contraire, car si la qualité à un prix… la malbouffe, c’est plus cher et le plaisir peut être un puissant outil d’action au service d’une solidarité bien comprise… D’où l’intérêt d’Etopia pour le développement durable du mouvement Slow Food en Belgique
Bien manger, un combat social et culturel !
En 2001, le Premier ministre belge Guy Verhofstadt interrogeait les altermondialistes dans une lettre ouverte restée célèbre. « Voulez-vous promouvoir le mouvement Slow Food, un club mondain qui publie de prestigieux dépliants faisant l’éloge de la consommation d’une alimentation correcte dans les meilleurs établissements ? ». Non seulement il manifestait de la sorte sa méconnaissance du mouvement Slow food, mais surtout il renforçait un vieux cliché selon lequel l’alimentation de qualité serait pour les riches et l’agriculture biologique, un luxe réservé à une élite égoïste… Aujourd’hui, il s’agit de tordre consciencieusement le coup à ce canard (même si on n’aime pas trop ça…) et de proclamer haut et fort que la bataille pour les saveurs, la santé et l’environnement, bien plus qu’une préoccupation de nantis, est un combat prioritairement social et culturel. Autrement dit, promouvoir une alimentation de qualité, savoureuse, saine, éthique, c’est relever simultanément plusieurs défis importants de notre époque et surtout, ce qui n’est pas vraiment triste, même si cela implique parfois des sacrifices, c’est défendre notre droit inaliénable au plaisir.
Comment nourrir le monde sans détruire la Terre ?
Mais avant d’en venir au plaisir, rappelons que le modèle alimentaire industriel qui tend à se généraliser a rompu le lien qui nous unissait à la terre. Du coup, on a tendance à oublier qu’il n’y a pas de nourriture sans paysans, sans agriculteurs respectés dans leur dignité, leur autonomie, leur savoir-faire. Et qu’il n’y a pas d’agriculture durable sans que la terre soit respectée et soignée.
L’essentiel du processus de production de nos aliments se trouve aujourd’hui dissimulé dans une sorte de boite noire dont la plupart d’entre nous ignorent presque tout. Il est donc urgent d’ouvrir cette boite et ensuite de fédérer et de construire des alternatives. Nous constatons alors que l’industrie alimentaire aujourd’hui pose des problèmes écologiques majeurs :
- La réduction catastrophique de la biodiversité, celles des plantes sauvages comme celle des variétés cultivées et des écosystèmes en général.
La forêt amazonienne régresse davantage sous la pression des éleveurs que par l’exploitation forestière.
Les cultures vivrières des régions tropicales sont remplacées par des champs de soja destinés à nourrir nos bovins…
Des quarante mille variétés de riz cultivées au début du 20ème siècle à peine quelques centaines persistent aujourd’hui…
Depuis le début du XXe siècle, les impératifs industriels de l’agrobusiness ont abouti à la perte de 75 % de la diversité des produits agricoles. Moins de trente végétaux nourrissent aujourd’hui 95 % de la population mondiale.
Les exemples abondent et un peu partout dans le monde des paysans luttent pour la liberté d’accès aux semences, fruits du travail de sélection de centaines de générations d’agriculteurs, que quelques firmes semencières tentent de s’approprier. Les mêmes firmes veulent d’ailleurs nous faire croire que les OGM sont un bienfait pour l’humanité alors que c’est bien plutôt la biodiversité qui forme notre réserve de solutions pour le futur. - Notre alimentation, est aujourd’hui une des plus grosses sources de gaz à effet de serre.
En Europe, 25 à 30% des émissions de gaz à effet de serre sont liés à la production alimentaire : méthane provenant des élevages, travail mécanique, chauffage des étables, fabrication d’engrais et pesticides, transformation des produits, emballage, réfrigération et, bien entendu, les déplacements délirants qui permettent aux poivrons hollandais de croiser sur les autoroutes les bulbes de tulipes italiennes et aux crevettes ostendaises d’être épluchées au Maroc…
L’ingénieur français Jean-Marc Jancovici a calculé que l’agriculture biologique produisait en moyenne 30 % de gaz à effet de serre en moins que l’agriculture dite conventionnelle (en occident !) et il a conclu qu’une des façons les plus efficaces de lutter contre les changements climatiques était de manger local, bio et moins carnivore. A méditer en ces temps de mobilisation sur le climat… - L’agro-industrie, c’est aussi la pollution par les nitrates ou les pesticides, la perte de fertilité des sols, le gaspillage des ressources en eau, la perte de toute forme de respect pour l’animal au sein des élevages concentrationnaires…
Une large gamme de problèmes environnementaux qui sont peu à peu pris en compte dans la cadre des politiques agricoles européennes sans qu’une impulsion réellement différente n’ait encore pu leur être donnée.
Mais ce modèle alimentaire pose aussi un vaste défi à la solidarité planétaire.
- Ce sont les plus pauvres qui payent la plus grande partie de la facture des changements climatiques et ce sont les communautés locales du sud qui subissent de plein fouet la perte des ressources offertes par la biodiversité…
- Ce sont les plus pauvres – dans les pays du Sud d’abord – qui souffrent le plus dramatiquement de la perte d’autonomie alimentaire. L’industrie prétend nourrir le monde mais la famine s’étend dans de nombreuses régions sans qu’on puisse parler de fatalité. Qu’on songe aux produits agricoles européens – poulets, blés, maïs… – subsidiés à la production, re-subsidiés à l’exportation, qui sont vendus à bas prix sur les marchés africains. Les éleveurs locaux ne résistant pas à cette concurrence finissent pas grossir les bidonvilles de Bamako ou Douala puis, quelquefois, à mourir sur les rivages de l’Europe.
Et en Europe également, le prix payé collectivement pour faire face aux externalités de ce système est énorme. - La malbouffe coûte en terme environnemental: pollutions diverses, gestion des déchets, coûts des crises alimentaires à répétition (vache folle, dioxine, peste aviaire ou porcine…)…
- Elle coûte cher en termes de santé : perte de vitalité des produits, polluants chimiques, excès de graisses, sucre et sel ajoutés dans les préparations, additifs infiniment variés à l’impact sanitaire inconnus ou sous-estimé… Les autorités sanitaires s’attaquent à la moindre bactérie sur un étal mais semblent ignorer les conséquences à grande échelle du cocktail chimique qui se cache sous les étiquettes de nos aliments et leurs préoccupations manquent étrangement de hiérarchie. Qui comptabilise, par exemple, les milliers de morts (40.000 par an en France estiment certains chercheurs) liés à l’ajout excessif de sel dans les produits transformés ? Et qui mettra ceux-ci en balance avec le risque dramatisé par les autorités lié à la consommation de fromage au lait cru ?
- La malbouffe coûte cher aussi socio-économiquement : 3000 pertes d’emplois agricoles par an en Belgique!
- Et c’est la malbouffe encore qui coûte cher encore quand on s’intéresse au caddy hebdomadaire d’un ménage moyen. Certes, en Belgique, il y a aussi des personnes qui éprouvent des difficultés quotidiennes à se nourrir. C’est évidemment insupportable. Mais en moyenne la part de l’alimentation dans le budget des belges est , inférieure à 20%. Quoi qu’on en pense, nos choix alimentaires ne sont pas exclusivement déterminés par le critère financier, du moins si l’on s’intéresse au panier alimentaire pris dans son ensemble. Les plats à réchauffer coûtent chers ; la salade prélavée et découpée, emballée sous atmosphère transformée, coûte cher ; les 30 % d’eau perdue lors de leur cuisson par les chicons hydroponiques ou les steaks bien tendres… c’est de l’eau qui coûte fort cher…
Et que dire de la proportion variable de snacks, sodas, compléments vitaminés, eau enrichie, acti-machin, oméga3… que le marketing rend indispensables et des quelque 25 % de produits alimentaires achetés qui terminent à la poubelle.
Tout cela coûte donc… cher.
L’expérience montre pourtant, au niveau individuel comme au niveau des collectivités, qu’il est possible de manger bon, propre et juste, à partir d’aliments frais, de saison, locaux… sans payer plus que ce que paye aujourd’hui un consommateur moyen.
Construire des alternatives à partir des saveurs et de la culture: la piste Slow Food
Pour manger savoureux et sain il ne faut pas forcément être riche. En revanche, il faut assurément être « outillé » de connaissances et d’expériences.
Il faut connaître les produits, leur diversité, leur origine ; où les trouver, comment distinguer leur qualité, comment les préparer en leur entier. Connaître les gestes qui accompagnent les façons de les accommoder…
Pour sortir l’alimentation de la boite noire dans laquelle l’industrie l’a enfermée, il est utile de connaître les cycles de la nature, les modes de production et de préparation des aliments car nombre de produits bon marché, voire offerts par la nature, remplacent avantageusement les préparations « toutes faites ». Et c’est l’expérience des saveurs, la sensation qui éduque le goût dès le plus jeune âge, qui permet d’exercer notre droit au plaisir.
Ces savoirs-là, populaires et transmis au sein des familles se retrouvent aujourd’hui trop souvent confinés dans les musées ou chez les grands chefs… Il nous faut donc réinventer des formes de transmission car la nourriture et nos façons de nous nourrir constituent des patrimoines essentiels à préserver, à valoriser et à partager.
« Les savoirs sont comme des chemins de vaches. Ils sont dans les ventres les uns des autres » dit un proverbe peul. Il nous faut aujourd’hui croiser et recroiser ces chemins, mettre en réseau des savoirs, des peuples et des personnes.
C’est le sens de l’action du mouvement Slow Food créé en réaction à la frénésie du fast food dans l’Italie des années 80.
Slow Food prône une alimentation « bonne, propre et juste » basée sur une relation forte au terroir et sur un lien vivant et conscient entre producteurs et consommateurs, tous deux qualifiés de co-producteurs, co-responsables de la qualité gustative des produits, du respect de l’environnement et de l’équité des filières socio-économiques qui doivent correctement rémunérer les paysans. Au-delà de la promotion de l’agriculture biologique, il s’agit donc de relocaliser les productions agricoles et de raccourcir le trajet du lieu de production à l’assiette pour renforcer une économie locale inscrite dans le développement durable.
Les conviviums locaux de Slow Food « célèbrent les plaisirs de la table » en consacrant un temps social à la découverte des produits, de leurs origines, de leur préparation, au partage d’idées et à l’échange de connaissance. Plutôt qu’un combat frontal avec les multinationales qui passent les saveurs au rouleau compresseur, les conviviums proposent des alternatives autour de la table et de produits menacés, publient des guides, organisent des ateliers d’éducation au goût…
Un peu partout, ces associations multiformes tentent de revaloriser le métier d’agriculteur, seul capable de garantir la qualité alimentaire, en inventant de nouvelles conditions d’échanges économique permettant d’attirer une nouvelle génération de paysans grâce à des conditions de vie différentes.
La Fondation Slow Food s’engage également en faveur de la préservation de la biodiversité, pour la survie de traditions agricoles et gastronomiques, pour la création de sentinelles du goût chargées de défendre et de faire connaître des produits en péril. Elle se mobilise aussi bien pour la protection des semences contre les brevets pris par les multinationales pour contrôler le marché que pour le droit des populations rurales à échanger gratuitement les semences comme elles l’ont toujours fait depuis des millénaires.
Représenté actuellement dans plus de 115 pays, le mouvement Slow Food rassemble des paysans et des grands chefs, des éducateurs et des politiques, de simples consommateurs et des artisans, du Nord comme du Sud de la planète. Il offre un souffle positif et une perspective de changement culturel basé sur la diversité, un changement global et local, inscrit concrètement dans ce que nous avons de plus intime.
Changer le monde, c’est savoureux !
« Un gastronome-gourmet qui ne se soucie pas d’environnement est stupide, mais un écolo qui n’a pas de sensibilité gastronomique est triste » écrit Carlo Petrini.
La nouvelle gastronomie est donc citoyenne et constitue un outil d’affirmation de nos identités culturelles qui s’associe aux luttes diverse contre les uniformisations induites par la mondialisation.
Nous sommes ce que nous mangeons. Nous sommes comment nous mangeons. Et le monde se reflète dans notre assiette. Il est donc possible de manger et de sauver la planète, de nous nourrir en changeant le monde. Mieux, changer le monde, c’est savoureux.
Là où certains démontent des mac-Do (et il en faut, sans doute), Slow Food sème des alternatives dans le terreau de notre quotidien. C’est une réponse, écologique et solidaire qui peut donner chair à un changement politique, au meilleur sens du terme, en dégageant un horizon positif voire… appétissant.
Ce mouvement vers la qualité nécessite la participation d’individus, d’institutions, d’entreprises. Mais les pouvoirs publics peuvent aussi jouer un rôle pour initier des dynamiques de développement territorial intégrant le bon, le propre et le juste.
Quand Carlo Petrini écrit « manger est un acte agronomique et cultiver est un acte gastronomique », il nous dit que « tout est dans tout et réciproquement ». Mais il nous donne aussi des balises pour nous orienter dans cette complexité – le bon, le propre et le juste -, en commençant par le plaisir…
Il y a là peut-être une leçon pour ceux qui, comme les militants de l’écologie, courent souvent à perdre haleine: on peut changer le monde en renouant avec la lenteur, ou encore en retrouvant tout simplement le temps du goût.