Par Pascal Lefèvre, chercheur-associé à étopia et membre de l’unité « Questions institutionnelles » à la Commission européenne

Analyse

Il y a un an, respectivement le 29 mai et le 1er juin 2005, la France et les Pays-Bas rejetaient, par référendum, le « traité établissant une Constitution pour l’Europe ». Avec le recul, quelles leçons peut-on tirer de ce double échec des partisans de la ratification ? L’Europe est-elle réellement dans une impasse ? Y a-t-il des solutions pour relancer, à brève échéance, la construction européenne ?

S’agissant des enseignements, il est utile de rappeler l’ampleur et la sociologie du « non » et du « nee », qui se sont exprimés dans l’Hexagone et chez nos voisins bataves. En France, le « non » a
recueilli 54,7% des votes. Il l’a l’emporté dans 84 départements sur 90 et dans 18 régions sur 22. Les cadres, professions libérales et retraités ont majoritairement soutenus la Constitution, alors
que les employés, ouvriers, chômeurs et agriculteurs l’ont écarté. De façon plus générale et au delà des catégories, les analyses du vote convergent à reconnaître que plus le niveau d’éducation était élevé, plus on a voté « oui ». Plus le degré d’instruction était faible, plus on a dit « non ». Les personnes âgées ont adhéré au texte, mais les jeunes l’ont repoussé. Le référendum a ainsi révélé une fracture sociale, de classes et de générations plus forte et parfois différente que lors des précédentes consultations. C’est également le « non » qui a obtenu le plus haut score des cinq référendums organisés sous la Ve République, parmi lesquels trois portaient sur des enjeux européens.

Aux Pays-Bas, le « nee » a récolté 61,5% des suffrages. Premier référendum de l’histoire de ce pays, premier revers et de taille chez les Néerlandais jadis connus pour leur euro-enthousiasme franc et affiché. 441 communes sur 469 n’ont pas voulu du traité. En clair, seules 28 communes, généralement riches (Wassenaar, Wageningen, Heemstede,…) ont voté pour. Le « nee » a dominé dans la totalité des 12 provinces. En politique, cela s’appelle un raz-de-marée électoral. Comme en France, les hommes, les personnes âgées, les milieux aisés ont davantage accepté la « Europese Grondwet » que les femmes, les jeunes, les catégories moins favorisées ou les sans emplois.

La question de savoir si les électeurs français et néerlandais se sont prononcés sur le texte constitutionnel ou ont tenu compte de considérations qui n’avaient rien ou pas grand chose à voir
avec la Constitution européenne (vote sanction du gouvernement, situation sociale nationale, délocalisations, accession de la Turquie,…), est, à la limite, secondaire. Ce qui a fait défaut, c’est la
capacité ou la volonté des supporters du texte d’engendrer une adhésion suffisante.

Toutefois, les scrutins français et néerlandais ne constituent ni un cataclysme, ni un cas unique. En effet, dans le passé, la construction européenne a été confrontée à 7 autres « non ». Le premier « non » fut celui – déjà – de la France et, en particulier, du gouvernement de Mendès-France au traité instituant une Communauté européenne de défense (CED), en 1954. Il n’est jamais entré en vigueur. Il avait, pourtant, été signé par les 6 Etats membres de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) et ratifié par 5 d’entre eux, y compris la Belgique. Quant au Royaume-Uni, régulièrement désigné comme le bouc émissaire de tous les problèmes européens,
il n’a, à ce jour, rejeté aucun traité, alors que la France, pays fondateur, a, par deux fois, dit « non ».

Un deuxième « non » vint de Norvège, en 1972, où la population s’opposa, par référendum, au traité d’adhésion de ce pays aux Communautés européennes. Un troisième « non » fut celui du Groenland, en 1982. C’est un cas particulier et unique de la construction européenne. Le Groenland faisait partie du Danemark, qui avait rejoint les Communautés européennes, en 1973. En 1978, Copenhague octroya à ce territoire un statut d’autonomie, ce qui permit aux Groenlandais de tenir un référendum local sur leur appartenance à la Communauté européenne. Une majorité des habitants insulaires se prononça pour un retrait et le Groenland quitta, par conséquent, la CE, en 1985. Un quatrième échec surgit en 1992, au Danemark, lorsque les Danois
repoussèrent le traité de Maastricht. Pour rappel, la même année, le « non » faillit l’emporter en France et ce n’est, sans doute, que grâce à une brillante et dernière intervention télévisée de François Mitterrand, pourtant affaibli par la maladie, face à Philippe Séguin, trop timoré, que ce traité y fut entériné. Il y eut, ensuite, le « non » des Suisses à leur adhésion à l’Union européenne, en 1992, marquant aussi – à l’image de la consultation populaire sur le retour du Roi Léopold III, chez nous, en 1950 – une « communautarisation » de la politique helvétique, puisque la totalité des cantons francophones vota pour l’adhésion mais l’ensemble des cantons germanophones, sauf un, ainsi que le Tessin italien, contre. Les Norvégiens rejetèrent, une deuxième fois, l’adhésion de leur pays à l’Union européenne, en 1994. Le septième écueil fut irlandais, au traité de Nice, en 2001. Il
prit maints observateurs par surprise, car l’Irlande avait été un des plus grands bénéficiaires sur le plan socio-économique de son adhésion à l’Europe.

A noter que 2 « non » furent renversés par des référendums ultérieurs. Au Danemark, un deuxième scrutin, en 1993, approuva le traité de Maastricht et en Irlande, une seconde consultation, en 2002, autorisa l’entrée en vigueur de l’actuel traité de Nice. Par ailleurs, les traités ratifiés ont été bien plus nombreux que ceux rejetés. Outre les deux traités précités, on peut mentionner les traités fondateurs de la CECA, de l’EURATOM et de Rome, ceux de Bruxelles et d’Amsterdam, l’Acte unique européen, ainsi qu’une multitude de traités d’adhésion, qui a vu croître l’Europe de 6 à 25 (et bientôt 27) Etats membres. C’est une réussite fulgurante et impressionnante, sans équivalent ni précédent historique. On oublie souvent que la construction
européenne n’a que 50 ans !

Alors qu’en est-il de la Constitution européenne ? Aujourd’hui 15 Etats ont approuvé le documenti, dont 2 par référendum, l’Espagne et le Luxembourg. Un Etat s’apprête à acquiescer : la Finlande. 2 l’ont rejeté : la France et les Pays-Bas. Les 7 autres pays ont suspendu la procédure de ratification. Or, l’unanimité étant requise, cela suppose que les 25 Chefs d’Etat ou de gouvernement s’accordent préalablement sur la manière de relancer le processus. Toutefois, à ce jour, les points de vue divergent sensiblement. Certains pays sont pour la poursuite de la procédure de ratification, d’autres y sont opposés. D’aucuns sont prêts à renégocier, découper ou réduire le texte, plusieurs estiment que la Constitution est morte. Les idées d’un « groupe de pionniers », fondé sur les pays de la zone Euro, de M. Verhofstadt côtoient celles d’un « Directoire de 6 » grands Etats de M. Sarkozy ou d’une « Europe Plus » (l’Italie, l’Espagne, la France,
l’Allemagne plus la Belgique et le Luxembourg) de M. Prodi. Mme Merkel parle d’un « protocole social », qui serait annexé à la Constitution inchangée et M. Douste-Blazy « d’améliorations dans le cadre des traités existants ». Cerise sur le gâteau : au sein de certains Etats, voire de la même majorité gouvernementale, il y a des conceptions dissemblables, comme, par exemple, en République tchèque, où le Président Klaus ne veut pas de la Constitution et le Premier ministre
Paroubek y est favorable. C’est pour ce motif, notamment, que la Commission européenne a suggéré, le 10 mai dernier, que les questions institutionnelles soient à nouveau abordées lorsque les circonstances le permettront.

En attendant, en Belgique, on peut être rassuré : selon l’Eurobaromètre du 5 mai dernier, sur les 25 Etats membres, c’est notre pays qui compte le plus grand nombre de personnes estimant que
l’adoption d’une Constitution européenne commune serait une des choses les plus utiles pour l’avenir de l’Europe. Les régionalismes constitutionnels au Nord et au Sud du royaume convergent donc vers une Constitution unique.

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