« Nos pauvres d’abord ! » La formule court les rues et offre un abri plaisant face aux sollicitations.
Faut-il attendre que l’enseignement en Communauté française soit parmi les plus performants avant que la Wallonie ne puisse apporter son aide à l’université congolaise de Lubumbashi détruite par la guerre et les pillages ?
Faut-il espérer ne plus compter un seul sans abri en Belgique avant de coopérer à la reconstruction du Rwanda ?
Faudra-t-il qu’il n’y ait plus aucun minimexé en Flandre avant de (re)développer une sécurité sociale fédérale ? Plus un chômeur en Allemagne avant que l’Europe ne vienne en aide à ses régions les plus touchées par la crise industrielle ?
Devons-nous absolument veiller à ce qu’aucune détresse ne brûle un enfant du village avant de nous battre pour protéger les fillettes du Vietnam qui confectionnent nos vêtements bon marché ?
Puis-je attendre que chacun de mes enfants soit diplômé d’une haute école avant de contribuer à l’accès libre et gratuit de tous à l’enseignement ? Et m’émerveiller du sourire d’un petit sahraoui serrant un simple ballon de baudruche avant d’avoir offert un GSM à mon fils cadet ?
Avons-nous le droit, enfin, de boire chaque goutte du confort qui nous est accessible en oubliant que d’autres, beaucoup d’autres, en payent le prix ; que les richesses aujourd’hui circulent surtout du Sud vers le Nord ?
Peut-être que oui, au fond : l’ouverture du cœur au lointain me semble difficile à concevoir s’il ne déploie son accueil à ceux qui sont proches.
Mais un piège nous guette. A vouloir choisir entre les pauvres d’ici et les pauvres d’ailleurs – et où commence l’ailleurs ? – , entre les misères proches et les détresses lointaines, nous opposons les faibles du monde les uns contre les autres. Comme si le travailleur exploité au Brésil était un concurrent du licencié de chez Renault. Comme si les petites thaïlandaises vendues sur le marché du sexe vicié rivalisaient avec les victimes de Marc Dutroux. Comme si les paysans du Nord et ceux du Sud n’étaient pas prisonniers des mêmes logiques productivistes d’un marché mondialisé qui profite essentiellement à quelques grandes firmes transnationales.
Sur la planète Terre où les richesses n’ont jamais été aussi nombreuses, l’écart entre les plus puissants et les plus faibles ne cesse de croître. La distance qui se crée n’est pas que financière, elle se traduit aussi en termes de liberté, de pouvoir, de capacité des peuples à agir sur leur bien-être et leur propre destin.
Alors, plus que jamais, nous sommes les citoyens d’un même monde, soutiers d’un même navire, à la fois membre d’une communauté locale, d’une nation et de l’Humanité globale.
Nos solidarités peuvent construire des ponts, des alliances entre ceux qui souffrent et ceux qui espèrent, des alliances pour un monde plus durablement juste. Ces solidarités-là rapprochent les pauvres plutôt qu’elles ne les opposent. Elles défient les puissants. Elles se traduisent par notre accueil, nos gestes de consommateur, notre bulletin dans l’urne où nos cris dans la rue.
A chaque pas nouveau de la solidarité, c’est l’Humanité qui gagne en amplitude.