Préambule

La saga Francorchamps pose beaucoup de questions. Pas seu-lement politiques. Les changements de lectures médiatiques du Grand Prix de Formule 1 qui en l’espace d’un an bascule globalement du statut de symbole du redéploiement économique wallon à celui d’incarnation de la mauvaise gestion publique, interrogent le fonc-tionnement des médias francophones. Jean-Jacques Jespers se penche sur les éléments qui peuvent expliquer un tel basculement. Plus largement, il revient sur la place qui est accordée à l’investigation dans les rédactions francophones et sur l’enjeu de la formation des journalistes.


Benoit Lechat : Le traitement journalistique de l’affaire Francorchamps pourrait aisément faire l’objet d’une thèse de doctorat en communication. On est frappé par le basculement qui s’opère entre 2003 et 2005. L’évènement change complètement de statut dans la perception médiatique. On passe d’un fleuron économique menacé par une bande d’intégristes verts à un gouffre à millions publics creusé par des politiciens incapables. Evidemment, c’est une image globale qui ne tient pas compte des nuances qui ont été ou qui sont exprimées ici et là, mais il y a une évolution dans la tonalité dominante qui est indéniable. Des éléments factuels expliquent cette évolution mais n’y a-t-il pas autre chose ? Qu’est-ce qui pourrait expliquer un tel bouleversement ?
Jean-Jacques Jespers : C’est une nouvelle illustration d’un des dangers qui menacent à long terme notre démocratie et que j’appellerais le « populisme médiatique » (ou, pour reprendre l’expression de Bourdieu, la « démagogie rationnelle »). Sous l’effet d’une concurrence âpre sur un marché en rétraction, les médias d’information sont chaque jour davantage tentés de recourir à des recettes éprouvées pour conquérir ou conserver des parts de marché. Parmi ces recettes, dont l’efficacité se vérifie à coup d’études de marketing, on pointera : le recours à l’émotion, l’estompement des controverses au profit de la création d’un consensus minimal sur des « valeurs », la surévaluation des faits exceptionnels, l’autopromotion continue (songez aux bandeaux de tête de page du nouveau Soir), l’inflation langagière, la starisation des acteurs sociaux, la priorité éditoriale au « pratico-pratique » et à la « proximité ». Toutes ces recettes se conjuguent pour expliquer, ou du moins caractériser, l’évolution de la couverture du dossier du Grand prix de Belgique de F1. Dans cette optique concurrentielle, il s’agit moins pour les médias de rendre compte de tous les aspects d’une réalité complexe que de créer une émotion collective, un consensus médiatique autour de slogans et de « valeurs » simples, identifiables immédiatement par un large public, sans nécessiter de sa part de grandes connaissances préalables. Ces « idées reçues » se répandent et favorisent une adhésion, une connivence entre les médias et leur public, dans la mesure où elles renforcent des préjugés inconscients. Hier c’était « la folle opposition des Verts à cet événement de prestige indispensable à l’image de la Wallonie et à son économie » (une conviction aberrante qui survit à tous les arguments contraires, si l’on en croit les sondages récents). Aujourd’hui, c’est « l’incurie et l’incapacité des mandataires publics qui nous engagent dans des dépenses folles alors que tant d’autres priorités devraient les requérir ». Que ces deux « idées reçues » se contredisent de manière frontale n’inquiète personne car les médias ont l’impression, hier comme aujourd’hui, de « surfer sur l’émotion collective » qu’en réalité ils ont, non pas exprimée, mais créée pour les besoins de leur marketing rédactionnel.
Ce qui est peut-être le plus inquiétant, c’est que ces « idées reçues » coïncident avec les représentations mentales dont Barthes faisait l’essence du poujadisme politique : mépris pour les politiques et les fonctionnaires, méfiance envers les élites et les « intellectuels », rejet de l’impôt et conviction que l’État gaspille les deniers des contribuables, défiance envers les institutions publiques, croyance que le marché est plus « intelligent » que la démocratie, etc. Le « populisme médiatique » risque ainsi de renforcer et de favoriser implicitement le populisme politique, avec toutes les conséquences, électorales notamment, que l’on peut craindre.

B.L. : Ce qui est frappant dans tout cela, c’est le peu de mémoire de la presse. Manque de mémoire par rapport à ce qu’elle écrivait en 2003 et 2004. Non seulement sur le ton (le positionnement) mais aussi sur le fond. Certains documents qui sont exhibés comme des scoops sont parfois des resucées d’informations qui sont publiques depuis longtemps. Ce sont les conditions économiques qui expliquent cela ?
J-J.J. : Le manque de mémoire des médias s’explique partiellement par le désinvestissement des entreprises d’information dans le domaine des sources de fond. Les services d’archives et de documentation sont rares et ceux qui existaient ont été soit réduits soit supprimés : Google et Le Monde en ligne doivent désormais suffire, dans beaucoup de rédactions, pour assurer la production quotidienne d’informations. Comme toutes les entreprises d’aujourd’hui, les médias sont soumis à la contrainte de la rentabilité à deux chiffres exigée par leurs lointains actionnaires, d’autant plus qu’un nombre croissant de médias appartiennent à des méga-groupes de l’industrie culturelle (Bertelsmann, Murdoch, AOL-Time-Warner, etc.) voire de l’industrie d’armement (Lagardère, Dassault). Les centres de décision sont de plus en plus éloignés des centres d’opération et les journalistes sont de plus en plus privés de voix au chapitre sur leurs conditions de travail, lesquelles se détériorent en raison des « rationalisations » marchandes (voir les récentes réductions de personnel au Monde, à Libération, ou les tristes tribulations de L’Écho et du Vif-L’Express chez nous). Les médias belges échappent encore en partie (sauf dans l’audiovisuel) à cette concentration restrictive. Mais ils n’échappent pas aux ravages d’une concurrence impitoyable, d’autant plus qu’ils ne sont pas tous, loin de là, en bonne posture. Il n’y a pas que le manque de moyens, il y a aussi le manque de volonté. Relativiser un scoop apparent en le situant mieux dans son contexte et dans son histoire, c’est renoncer à un évident avantage concurrentiel immédiat au profit d’un éventuel avantage intellectuel à long terme. Les impératifs de la concurrence poussent à valoriser les « exclusivités » même au prix d’une imposture. On constate cela depuis que Girardin a inventé la presse populaire au milieu du XIXe siècle.

B.L. : Depuis un an, on assiste à une accumulation d’ “affaires” dans le récit médiatique. En 2004, il y a eu l’affaire Ducarme, puis l’affaire Simonis, Arena, Lizin et puis la saga du logement social et maintenant la saga Francorchamps. Sans se prononcer sur le fond de ces dossiers, on a un peu l’impression qu’ils sont moins le fruit du hasard ou de fuites plus ou moins bien intentionnées que d’un réel travail d’investigation en continu de la presse ? En même temps, ne sommes nous pas en train de rattraper brusquement et sans doute trop brusquement un retard énorme d’investigation pris par les médias francophones qui n’ont pas fait totalement leur boulot de contrôle et de contrepouvoir pendant tout un temps, en ne dénonçant pas “à temps” des faits qui n’étaient quand même pas totalement cachés ?
J-J.J : Je crois qu’il faut être circonspect quand on parle de journalisme d’investigation et de « dénoncer des faits cachés ». Les plus grands scoops du journalisme d’investigation n’existeraient pas sans les révélations faites délibérément, soit pour orienter l’opinion en leur faveur, soit dans un but de vengeance ou de profit personnel, par des informateurs ayant accès à des sources confidentielles. L’affaire du Watergate le démontre : ce « modèle » du journalisme d’enquête n’aura été retenu par l’Histoire que parce qu’un haut gradé du FBI voulait se venger de Nixon qui ne l’avait pas promu à la tête du Bureau. Tous les journalistes un peu critiques se doutent que les documents qui accablaient Isabelle Simonis, Marie Arena, Daniel Ducarme, Anne-Marie Lizin, Claude Despiegeleer ou Jean-Marie Happart ont été « divulgués » par des ennemis intimes. Sans leurs motivations pas toujours louables, il n’y aurait pas eu de levée du secret. Et l’empressement avec lequel certains médias (souvent les mêmes…) se sont jetés sur ces documents ressortit sans doute moins à une volonté de rendre la démocratie plus transparente qu’à un appétit de popularité.
D’autres informations étaient probablement connues de certaines rédactions et tenues par elles sous le boisseau. Par exemple, la conception particulière qu’avaient les dirigeants de la Carolorégienne du mécénat sportif a fait de tout temps les gorges chaudes des journalistes de Charleroi, du moins au bar de la maison de la presse. Mais il existe aussi une omerta médiatique, surtout dans les cénacles municipaux ou locaux. C’est l’application d’une loi d’airain de l’information de terrain : le journaliste a besoin de sources pour fournir chaque jour sa ration de nouvelles ; il ne peut pas se permettre de tarir ces sources en prenant l’initiative de révéler leurs petites ou grandes turpitudes. Ainsi, le journaliste, et surtout le localiste, est souvent pieds et poings liés à ses informateurs, qu’il fréquente quotidiennement et dont son gagne-pain dépend. Et les potentats locaux ont souvent la dent dure lorsqu’ils se sentent « trahis » par des journalistes sur lesquels ils croyaient pouvoir compter. Une consœur hutoise garde, ainsi, le cuisant souvenir du boycott total que lui a longtemps fait subir Anne-Marie Lizin parce qu’elle n’avait pas rendu compte avec assez d’enthousiasme d’une activité à laquelle la bouillante bourgmestre l’avait conviée. Encore une fois, si l’information est conçue comme un produit, et non comme un service, se couper de ses fournisseurs (au nom de la fonction « tribunicienne » de la presse) sera considéré comme une faute professionnelle par les supérieurs hiérarchiques du journaliste. Et il lui faudra attendre qu’un « scoop » providentiel tombe dans la boîte à lettres d’un autre média pour qu’il ose révéler ce qu’il sait. À ce moment, il y sera même encouragé par sa direction, dans le but de surenchérir sur la concurrence et de ne pas paraître « aux ordres »…
Comme on le voit, paradoxalement, la concurrence peut parfois favoriser le rôle de « contrôle » et de « contrepouvoir » de la presse. Dans ces circonstances, la concurrence pousse au dévoilement de phénomènes qui, sans cet aiguillon, fussent sans doute restés secrets. Y aurait-il eu la remarquable enquête de Philippe Engels dans Le Vif-L’Express, à propos des liens particuliers entre Jean-Claude Van Cauwenberghe et le promoteur immobilier Wagner, si les projecteurs médiatiques ne s’étaient pas trouvés braqués sur l’ex-ministre président à cause de l’affaire de la Carolorégienne ?
Ainsi, le « cercle vertueux » des médias se mord la queue comme le mythique serpent Ouroboros : on parle d’une affaire parce que les autres en ont parlé et les autres en parlent parce que d’autres en ont parlé aussi. Pour délier les cordons de la maigre bourse des entreprises de presse belges et les pousser à investir dans l’investigation (qui demande du temps et des moyens humains et matériels, donc de l’argent), il faut le plus souvent qu’un événement extérieur se produise et déclenche le fameux « emballement médiatique ». Cet événement est le plus souvent la décision prise in petto par un informateur de « lâcher » ce qu’il sait. Mais après tout, qu’importe d’où vient l’étincelle si elle peut allumer le flambeau de la lumière…

B.L. : Après ta carrière de journaliste de service public tu es devenu formateur de journalistes, tu as donc un point de vue particulièrement bien informé sur la formation des journalistes contemporains, sont-ils bien préparés à la recherche d’informations, à l’utilisation de toutes les sources et des services de documentation ?
J-J.J. : Le nombre d’étudiants, le faible taux d’encadrement pédagogique, la demande du marché de l’emploi ne favorisent pas un investissement dans cette matière spécifique. De plus en plus, les entreprises de médias recherchent des journalistes polyvalents, rapides, productifs, capables de se plier à toutes les contraintes techniques et même aptes à travailler pour plusieurs médias différents (presse, radio, télévision), avec un maximum de flexibilité et un minimum d’exigences en termes de salaire et de carrière. Les écoles le savent et y préparent leurs étudiants. Néanmoins, les enseignants sont de plus en plus conscients des dérives que porte en elle cette évolution de la profession. Ils s’efforcent de proposer une formation à l’esprit critique, d’attirer l’attention sur les contradictions entre les contraintes de la concurrence et le respect de la déontologie. Dans notre département, à l’ULB, un cours d’initiation à l’usage judicieux des sources en ligne a démarré il y a deux ans et vient s’ajouter à une formation à l’utilisation des sources bibliographiques et documentaires. Les travaux pratiques portent sur des « enquêtes » au moins autant que sur des « news ». Un « mémoire d’application » permet déjà à certains étudiants de se perfectionner en investigation ; il deviendra la règle générale dans la finalité « journalisme » du futur Master.

B.L. : Penses-tu que les médias francophones consacrent assez de moyens à l’investigation ?
J-J.J : Non. Mais ce n’est pas une spécificité de notre communauté. L’investigation n’est en général pas une tradition du journalisme francophone, qui préfère l’éditorialisation, les échos, les brèves et reflète davantage les thèses officielles que les médias anglo-saxons, par exemple. Question de culture, mais aussi question de marché… et de moyens.

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