Cette analyse, datée du 1er septembre 2005, est antérieure à l’accord intervenu en décembre sur le budget européen. Cependant, son message reste entièrement d’actualité.

Par Frédéric Misrahi, chercheur-associé à étopia, Pierre Jonckheer, député européen, Philippe Defeyt et Pascal Lefèvre

Avec le rejet de la Constitution européenne, l’absence d’accord sur les perspectives financières, des conceptions différentes du modèle social européen et de ce que devrait être le processus de Lisbonne, sans oublier les interrogations quant aux futurs élargissements, l’intégration européenne se trouve dans une impasse. Cette impasse offre des opportunités, mais est également source de risques.

Dans la mesure où jamais un traité européen n’a été préparé de manière aussi transparente, concertée et débattue que la Constitution (notamment grâce à l’existence d’une Convention européenne inédite), son rejet révèle une crise majeure : il existe une dichotomie entre l’Europe qui se « vit » et l’Europe qui se « construit », et le projet européen ne mobilise plus suffisamment.

L’échec des referenda en France et aux Pays-Bas doit faire réfléchir les Européens, partisans du oui comme du non, de gauche comme de droite, à la vision stratégique la mieux à même d’assurer l’avenir et la prospérité du Vieux continent. Or nous ne pourrons nous accorder sur un cadre institutionnel renouvelé que si nous abordons, d’abord, la question des objectifs de l’Union – tel l’entrepreneur, qui pose les fondations avant d’installer la tuyauterie.

Nous considérons qu’une telle vision politique et institutionnelle de long terme, capable de nous rassembler dans la diversité, n’est susceptible d’émerger qu’à la condition d’avoir, au préalable, développé une approche socio-économique qui donne à chaque Européen, aujourd’hui accablé ou menacé par les inégalités croissantes, le chômage et les difficultés de financement des pensions, des raisons objectives de croire en un avenir personnel meilleur. Les Européens sceptiques ou critiques ne deviendront potentiellement europhiles que dans la mesure où ils se rendent compte de la valeur ajoutée de l’Europe dans leur vie quotidienne.

Pour que le projet européen puisse à nouveau être porteur d’espoir et susciter une large adhésion, il conviendrait que l’Union européenne se dote des instruments permettant de mener une politique économique et sociale ambitieuse et soutenable. Le constat est le suivant : en l’absence d’une coordination des politiques budgétaires et d’un régime légal permettant une véritable relance concertée par des investissements utiles aux citoyens européens et aux entreprises, en l’absence d’une politique de développement durable intégrant les grands défis écologiques de ce début de 21ième siècle et créatrice d’activité et d’emplois dans les filières correspondantes, en l’absence d’une politique de recherche et de développement à la hauteur des besoins dans les secteurs à haute valeur ajoutée, en l’absence de politiques adaptées de solidarité favorisant le développement des régions en difficulté ou en reconversion, en l’absence d’une politique monétaire et de change ajustable en fonction de l’évolution des besoins de l’économie réelle, l’Union européenne met en péril la croissance d’aujourd’hui et de celle de générations futures. Elle ne peut que voir l’écart de compétitivité se creuser davantage avec ses partenaires de l’OCDE, dont elle est la lanterne rouge depuis plusieurs années, ce qui, à terme, pourrait avoir des conséquences fâcheuses.

La croissance économique de l’Union est faible depuis plus de trois ans, alors que la croissance mondiale est généralement soutenue. Il est impératif de donner à l’Europe les moyens politiques, juridiques et budgétaires lui permettant de se donner un autre chemin, un chemin où la (re)construction d’une économie au service de ses citoyens et de ceux du monde mettra la croissance économique à sa juste place.

A l’heure où, en dépit de leurs bonnes intentions affichées, d’aucuns s’apprêtent à tirer parti des circonstances pour proposer la réduction de l’Union à une super-zone de libre-échange, il important que ceux qui croient en une Europe fédérale et politique se mobilisent pour une Europe ECONOMIQUEMENT CAPABLE. Car, dans le contexte actuel de mondialisation des échanges, seule une telle Europe est en mesure à la fois de nous offrir compétitivité, protection sociale et durabilité, et de recueillir l’assentiment continu de la majorité des citoyens.

Si chacun admet que la politique budgétaire doit être orientée avec prudence étant donné la nécessité de financer les pensions à l’horizon 2015, il n’en est pas pour autant acceptable que l’Europe se prive de l’une des deux composantes du policy mix, à savoir une coordination accrue des politiques budgétaires (plus stricte, par exemple, que celle prévue dans le Traité actuel et dans la Constitution européenne). Nous devons, par ailleurs, dénoncer une orthodoxie budgétaire trop poussée. Il y a tout d’abord la nécessité de financer les politiques ‘manquantes’ mentionnées plus haut. En outre, la contrainte budgétaire a déjà ici et là des répercussions néfastes sur le financement de pans entiers du service public. Enfin, elle menace, à terme, d’empêcher l’Union de financer son élargissement qui, comme la réunification allemande, s’avèrera très probablement nettement plus coûteux et plus lourd à assumer que prévu. Les autorités économiques et monétaires des Etats-Unis, dont il faut, toutefois, reconnaître qu’elles manquent parfois de modération, ne s’embarrassent guère d’une telle contrainte. Tel est un des enjeux majeurs de l’actuel débat sur les perspectives financières de l’Europe pour 2007-2013.

Il est également regrettable que le mandat de la Banque centrale européenne concernant l’autre composante du policy mix, à savoir la politique monétaire, soit prioritairement orienté vers la stabilité des prix à l’exclusion de la croissance et de l’emploi. L’Europe de la politique monétaire restrictive indépendamment de la conjoncture (dont nous reconnaissons qu’elle comprend aujourd’hui la donnée nouvelle d’une hausse des prix du pétrole), c’est celle qui se prive des investissements qui font l’activité de demain, c’est celle du chômage institué en choix politique ; ce n’est pas la nôtre.

La poursuite de la réalisation du marché intérieur, à laquelle les écologistes souscrivent, tout en en surveillant étroitement les modalités (cf. le principe du pays d’origine de la directive Bolkestein), n’est politiquement supportable – donc réalisable – que dans la stricte mesure où elle s’inscrit dans une telle stratégie de développement économique et social équilibré, et respecte les principes fondamentaux d’une politique sociale et environnementale crédible. Là est en effet le noeud du problème : il est temps de cesser de parler exclusivement de contraintes (interdiction des obstacles au commerce, corsetage du pacte de stabilité budgétaire et concurrence fiscale, primauté de la stabilité des prix sur les indicateurs de l’économie réelle, institution des disciplines de la concurrence en substitut d’une politique articulée des services publics…), et de réhabiliter une vision positive, stratégique et pragmatique, faisant usage de tous les moyens disponibles et légitimes de la politique économique et sociale afin de préparer l’avenir, de permettre un ajustement aux chocs extérieurs éventuels, et, en dernière analyse, de servir un objectif ultime : l’amélioration de la qualité de la vie et la préservation des besoins des générations à venir.

La mise à disposition de tous les citoyens d’un niveau de vie suffisant et bien réparti que nous appelons de nos vœux serait grandement facilitée par l’adoption d’un budget européen ambitieux, ce qui nécessite une réelle volonté de solidarité financière entre les pays riches et moins aisés de l’Union, ainsi que par une modification des statuts de la Banque centrale européenne (BCE) afin de lui donner un mandat comparable à celui de la Federal Reserve Board américaine, dont les moyens d’action permettent de dynamiser l’ensemble de l’économie d’outre-atlantique et non de se focaliser de façon quasi-obsessionnelle sur la seule stabilité des prix. Dans un contexte de très forte appréciation de l’euro par rapport au dollar (60% entre juillet 2001 et janvier 2005 !), la politique monétaire européenne est en effet restée trop restrictive pour soutenir l’activité économique, malgré des taux d’intérêt réduits depuis la mi-2003. C’est le résultat, entre autres, d’une interprétation particulière par la BCE de son mandat, avec comme conséquence l’adoption d’une ‘inflation target’ trop basse (2% alors que, selon de nombreux économistes réputés, l’on devrait plutôt la fixer à 2.5 ou 3%) (*).

Dans une telle perspective la croissance économique doit bien sûr être qualitative, et nous pensons qu’elle peut et doit se nourrir, au premier chef, de filières d’avenir liées au développement durable, ainsi que respecter les principes d’écologie industrielle et d’éco-efficience appelés à constituer de plus en plus la marque de fabrique des économies modernes et avancées. En effet, ce n’est qu’à cette condition que la croissance, concept en soi contestable et qui pour les écologistes ne peut constituer une fin en soi, pourra, le cas échéant, se traduire en indicateurs de bien-être.

Note

(*) Dans son rapport au PE de février 2005 (EMAC Briefing Paper No.1, Feb. 2005, An Assessment of ECB Action, Jean-Paul Fitoussi, http://www.ofce.sciences-po.fr/, rubrique ‘Parlement europeen’), Jean-Paul Fitoussi utilise le Monetary Conditions Indicator (MCI) de l’OFCE, qui mesure le degré de ‘restrictivité’ de la politique monétaire (monetary policy tightness) comme combinaison de l’influence de la politique de change et de l’influence de la politique de taux d’intérêt. Le MCI montre que l’appréciation de l’euro est telle que, malgré la baisse des taux d’intérêt (operée en deux temps: juste apres les attentats de septembre 2001, et ensuite durant le premier semestre 2003, les taux étant restés inchangés depuis juin 2003), la politique monétaire reste trop restrictive pour soutenir la croissance, principalement en raison d’une ‘inflation target’ trop basse (2% alors que Fitoussi estime que l’on devrait se fixer un objectif de 2.5 ou 3%), qui par ricochet crée un euro trop fort alors meme que le dollar se déprécie fort (l’euro s’apprécie de 60% par rapport au dollar entre juillet 2001 et janvier 2005), pénalisant les exportations de l’UE.

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