Retranscription d’une conférence d’Alain Lipietz aux Rencontres écologiques d’Eté 2005, paru dans la revue Etopia n°1.
La progression paradoxale des idées écologistes
Chères amies, chers amis,
Tout le monde se dit aujourd’hui écologiste. Les Verts sont-ils encore utiles ?
La contamination des autres formations politiques par les idées écologistes constitue une évolution positive. Le but de la politique n’est-il pas que les autres vous « récupèrent » ? Pourtant, il serait profondément faux d’en déduire que les partis verts ne servent plus à rien, dès lors que tout le monde se mettrait aujourd’hui à parler d’écologie.
Car en parler ne suffit pas. L’expérience montre que le caractère plus ou moins écologiste des politiques publiques reste indexé sur le vote « Vert » des électeurs !
Le premier résultat à mettre à l’actif de la première génération d’écologistes politiques est peut-être que la presse, l’opinion, les autres partis, voient désormais les problèmes que nous avions pointés. Ce n’est pas uniquement grâce aux écologistes. La réalité fait en sorte que ce que nous avions annoncé s’est malheureusement réalisé, alors que nous nous étions précisément organisés en tant que parti pour éviter que cela n’arrive. L’un des grands problèmes de l’écologie politique tient au fait que les écologistes sont là pour éviter les catastrophes et que malheureusement, ce n’est qu’une fois qu’elles ont eu lieu qu’ils peuvent convaincre beaucoup plus facilement les gens qu’il fallait les éviter ! Nous n’avons par exemple pas réussi à convaincre les Français de l’importance majeure du changement climatique avant la catastrophe d’il y a deux ans, une semaine de canicule qui a tué 15.000 personnes en trois jours. Je souhaite que, de la même façon, il n’y ait pas d’accident nucléaire majeur en Europe avant que nous ayons réussi à convaincre tous les Etats qu’il faut sortir du nucléaire. Nous vivons cette progression de nos thèmes dans l’opinion publique comme une série d’échecs parce que c’était notre boulot de les prévenir, ces catastrophes, et de convaincre nos concitoyens de prendre des mesures avant qu’elles n’arrivent. Evidement, tous les autres partis répliquent « eh bien, maintenant, on le sait, c’est très important, il faut s’en occuper ». Mais nous devons leur répondre « Ne vous inquiétez pas, pour s’en occuper vraiment, il n’y a encore que les Verts ». Malheureusement, « il n’y a encore que les Verts », car nous aurons enfin gagné quand tout le monde s’en occupera vraiment.
Le triangle écologique
Mais à part cette volonté d’aller jusqu’au bout de ce que nous proclamons, qu’est-ce qui distingue les écologistes des autres formations ?
L’écologie politique est née de la prise de conscience du fait que ce qu’il faut viser dans la « polis », la cité, c’est un bon rapport entre les individus, la société et leur territoire. Par rapport aux vieilles idéologies du progrès, c’est ce triangle qui nous distingue. L’écologie politique récupère d’abord le libéralisme du 18e siècle qui exaltait la liberté de l’individu. Ensuite, elle récupère l’acquis de deux cents ans de luttes des socialistes pour faire entendre que « la liberté des individus ne doit pas primer complètement sur la nécessaire égalité des individus », ce qui veut dire que tout le monde doit avoir les mêmes chances d’accéder aux mêmes conditions de vie et de pouvoir sur la société.
Mais, de plus, les écologistes soutiennent qu’on ne peut pas obtenir ce résultat par la seule exaltation de l’individu ou par les seuls aménagements des rapports entre les humains. Il faut également un bon rapport entre la société et son environnement, dont une partie est naturelle, mais dont une autre, de plus en plus grande, est artificielle une création de la société elle-même. Quand je parle de la « société », c’est à tous les niveaux. Ma compagne, éminente féministe, dit que le premier environnement de l’homme, c’est le ventre de sa mère ! Chacun d’entre vous ici fait partie de l’environnement de chacun d’entre nous. L’environnement de cette pièce comprend les bâtiments, la nature dehors, l’air qui arrive jusqu’à nous, et puis, nous tous, nous faisons partie de notre propre environnement. Donc, la société elle-même fait partie de son propre environnement. C’est très important de comprendre que dans nos sociétés très urbanisées, l’environnement, c’est d’abord les autres. On le voit bien dans les embouteillages !
La conscience des limites
Mais ce qui nous distingue également, c’est un certain rapport à cet immense réservoir que Dieu, ou si vous voulez la Nature (comme dirait Spinoza), a offert aux hommes. Aujourd’hui, contrairement à nos prédécesseurs, nous savons que ce réservoir est fermé. Autrement dit, le temps de la nature finie a commencé.
Au 18e siècle, les hommes se sont dit « qu’est-ce qu’on serait bien s’il n’y avait pas les nobles et la hiérarchie des ordres ». Alors, ils ont aboli la hiérarchie, les systèmes d’ordre. Les gens sont devenus libres et théoriquement égaux. Mais, très vite, on s’est aperçus que la liberté des uns, c’était la liberté du renard libre dans le poulailler libre. Alors certains ont dit : « il faut organiser le poulailler et chasser les renards ». On a appelé cela le socialisme. On avait un peu l’impression qu’avec le progrès technique, on arriverait à profiter de tout ce que la nature nous offrait tout en nous protégeant de ce qui y était menaçant. On avait froid, on construisait des maisons et il fallait des maisons pour tous. On avait faim, il fallait produire des aliments et il fallait que ces aliments soient distribués à tous. On avait un peu l’impression qu’il y avait un vaste réservoir avec quelques dangers dedans. Mais tout ce qu’il fallait, c’est que la technique nous protège des dangers et nous permette d’exploiter le réservoir.
Le mécanisme est apparu très vite, dès le début de l’histoire, avec la révolution néolithique et l’invention de l’élevage et l’agriculture. Puis le socialisme a dit : « On pousse la production, mais il faut répartir ». Mais un jour, on s’est aperçus que les techniques qui nous avaient permis de tirer le meilleur parti de la nature tout en nous préservant de ses dangers (comme la révolution pasteurienne qui nous a protégés contre les microbes), aboutissaient, quand il y avait trop de monde ou quand on s’y prenait mal, à des effets pervers. En d’autres mots, ces techniques se retournaient contre nous. C’est au moment précis où « le progrès » a commencé à se retourner contre l’humanité, que l’écologie politique s’est séparée et s’est autonomisée par rapport aux deux grandes traditions d’émancipation de la période moderne, c’est-à-dire le libéralisme et le socialisme.
Quand des techniques se retournent contre nous
Nous ne devons jamais oublier qu’une grande partie de ce que nous critiquons a été développé « pour notre bien », pour nous débarrasser de la faim ou d’autres dangers. L’amiante qu’on a collé sur tous les murs pour empêcher les grands incendies urbains (les grandes catastrophes écologiques du passé) coûte actuellement en France 5.000 cancers de la plèvre mortels par an et en coûtera entre 8 et 10.000 dans les prochaines années.
Les évolutions auxquelles nous sommes confrontés sont extraordinairement complexes. Nous intervenons à un moment où des choses qui ont été faites pour notre bien se retournent contre nous. Pourquoi se retournent-elles ? Les explications sont multiples : soit parce qu’on y avait mal réfléchi, soit parce qu’il y avait des pulsions dans la société qui pouvaient nous amener à exagérer l’usage de ces techniques. On pense évidemment à la course au profit. Nous sommes structurés par des rapports sociaux bien précis, comme par exemple le capitalisme. Mais on peut également citer la volonté de puissance ou les fantasmes technologistes des ingénieurs. L’Union Soviétique, pays qui n’avait pas d’économie de marché, a provoqué les pires catastrophes écologiques de l’histoire, comme l’assèchement de la mer d’Aral, pour développer le coton des plaines du Kazakhstan et de l’Ouzbékistan. On pourrait multiplier les exemples. Autrement dit, il y a, dans la société et peut-être même dans le psychisme humain, des éléments forts qui peuvent expliquer le mauvais usage des techniques, soit parce qu’elles sont plus dangereuses que prévu, soit parce que leur usage est excessif.
Le rappel des limites est ennuyeux
L’absence de prise en considération des limites caractérise toujours le mauvais usage des techniques. « L’empreinte écologique » permet aujourd’hui de le mesurer. C’est l’inverse de ce qu’on appelle la charge écologique, à savoir la quantité d’une espèce que peut porter un hectare (combien d’éléphants ou de renards au maximum à l’hectare ?). Calculer l’empreinte écologique revient à faire le calcul inverse, c’est-à-dire à déterminer la surface dont un éléphant ou un renard ont besoin. Dois-je rappeler qu’en vertu de cet indicateur, nous savons désormais que l’Europe consomme deux planètes et demie par an ? Manifestement, la charge que représente la civilisation européenne sur l’écosystème planétaire est beaucoup trop forte, autrement dit, l’empreinte écologique de l’Europe est beaucoup plus grande que tout ce que la planète peut lui offrir annuellement.
Cela nous ramène aux origines de l’écologie, quand les écologistes ont commencé à dire : « ça ne va pas, on dépasse les limites, on déborde ». Résumé comme cela, on aboutit à présenter l’écologie et les écologistes comme les emmerdeurs qui disent « attention il y a des limites, il faut se serrer la ceinture ». C’est un petit défaut de l’écologie qui peut être ennuyeux, y compris électoralement. Si vous ne dites que ça, on vous respectera, mais on passera à autre chose, c’est-à-dire qu’on ne votera pas pour vous. C’est très ennuyeux. Parce que ce que vous dites est vrai et que ça se retournera contre les gens : il y aura une catastrophe et on dira « ah oui, les écolos avaient raison ». Mais, il y a deux ans, après la catastrophe caniculaire, des Parisiens se sont équipés de climatiseurs tout en continuant à acheter des 4X4 pour pouvoir monter sur les trottoirs et les banquettes de protections des couloirs de bus que la municipalité (et donc les écologistes) avait installés.
Une vision écologiste de l’autonomie et de la solidarité
Mais, en soulignant nos responsabilités, l’écologie ne se contente pas d’apporter un ensemble de réponses cohérentes à la question des limites de notre écosystème. Elle affronte aussi les anciens problèmes. Ceux du libéralisme : « quelles sont les conditions de la liberté et de l’autonomie des être humains ? » Ceux du socialisme : « quelles sont les conditions de l’égalité des chances, non pas des chances au départ, mais des chances à tout moment ? », « Qu’est-ce qui fait que personne ne se retrouve jamais exclu ? ». Autonomie, solidarité et responsabilité sont les trois valeurs qui fondent notre engagement écologiste. La première concerne l’individu, la question de l’autonomie. Répétons sans cesse que les libéraux n’ont le monopole ni de la liberté, ni de l’esprit d’initiative. Au contraire, les écologistes veulent pousser au maximum la liberté de chacun de se réaliser, d’aller jusqu’au bout, de découvrir le sens de ses actes, de sentir qu’il sert à quelque chose, de sentir qu’il se réalise dans ses actes. Cela fait partie de nos objectifs. Nous devons le dire, nous devons en donner des exemples concrets et nous devons en donner des réalisations, quand nous sommes au pouvoir et quand nous sommes dans l’opposition. Nous ne reculons pas non plus devant les exigences du socialisme, on appellera cela plutôt la solidarité, qui n’est ni l’égalité abstraite des libéraux (« Tout le monde a ses chances au départ, démerdez-vous et que le meilleur gagne ») ni l’égalité obligatoire et niveleuse du soviétisme. Pour nous, personne ne doit se trouver exclu, et même si quelqu’un tombe, il doit toujours avoir une chance de se remettre en selle.
La responsabilité fraternelle des écologistes
La grande spécificité des écologistes réside dans leur mise en évidence de notre responsabilité vis-à-vis d’un monde fini et donc vis-à-vis des autres. Quand nous disons les autres, nous pensons d’abord à ceux qui ont moins accès que nous au garde-manger de la nature, soit parce qu’ils sont exclus, parce que, par exemple, ils habitent dans des pays dominés, soit parce qu’ils sont dominés dans des pays dominants, soit parce qu’ils n’ont rien à dire ou n’existent pas encore, autrement dit, parce qu’ils font partie des générations futures. Mais la canicule a montré que les premières victimes de l’effet de serre sont les générations d’« après 60 ans ». L’écologie, ce n’est donc pas une question du futur, c’est une question des gens d’aujourd’hui, de toutes les générations.
La leçon de la responsabilité est très ancienne. Mais elle n’a jamais été beaucoup portée ni par les mouvements libéraux du 18e siècle, ni par le socialisme. Pourtant, elle est dans la devise de la France « liberté, égalité, fraternité ». Aujourd’hui, la liberté, on l’appellerait plutôt autonomie. L’égalité, ce serait la solidarité. Quant à la fraternité, elle devient la responsabilité. Etre fraternel, c’est être responsable de son frère dans un sens qui va désormais très loin, dans la mesure où notre responsabilité s’étend aujourd’hui non seulement à tous les autres êtres humains, même ceux des générations futures, mais également aux autres espèces. Pas à toutes, quand même, et notamment pas au virus du sida, pour lequel aucune pitié n’est évidemment de mise…
Pour une économie plurielle
Mais comment ces valeurs se réalisent-elles ? Contrairement aux libéraux et aux socialistes, les écologistes ne pensent pas qu’il existe un mécanisme parfait de construction de la société permettant à la fois le maximum d’expansion des individus, le maximum de solidarité et le maximum de respect et de responsabilité par rapport aux contraintes de la nature et de l’environnement. Nous sommes plutôt partisans d’une économie plurielle. Autrement dit, nous considérons qu’il y a des manières différentes de combiner le travail humain pour servir la communauté humaine. Un bon équilibre entre ces différentes formes permettra d’avancer pas à pas, de façon souvent tâtonnante.
Nous le pensons parce que, répétons-le, nous n’avons pas à répondre à un problème simple. Il ne s’agit pas seulement de dominer la faim, mais également de ne pas rendre les gens malades. Nous devons en outre tenir compte de la révolution dans ce que Fernand Braudel appelle le « premier étage de la civilisation matérielle » qui désigne l’ensemble du travail domestique, de voisinage et d’entraide. Depuis le néolithique jusqu’aux années 50, il a été exclusivement abandonné au patriarcat. En gros, ce sont les femmes qui ont porté son poids. Pour l’écologie, qui est un mouvement pour l’autonomie et qui prend en compte tout l’apport du mouvement féministe, cette civilisation matérielle qui n’est organisée ni par le marché, ni par le capital, ni par l’Etat, mais par la vie quotidienne elle-même, par les traditions, les arrangements dans les couples, dans les voisinages, ne doit plus reposer essentiellement sur le travail gratuit des femmes. Au moment où l’on parle de la crise du salariat et du capitalisme, il faut se réjouir que le féminisme soit parvenu à mettre le patriarcat en crise. Mais nous n’avons pas encore inventé ce qui va le remplacer pour gérer le premier étage de la civilisation matérielle. Il ne s’agit pas simplement de faire la « bouffe » ou le ménage, mais de s’occuper les uns des autres au niveau le plus immédiat.
Le premier étage de la civilisation matérielle
Au 19e siècle, quand la famille était fracassée par le capitalisme, le mouvement ouvrier a essayé de répondre à cette question pour les plus pauvres, le prolétariat. C’est alors qu’est né l’associationnisme ouvrier et qu’a vu le jour une prolifération de formes sociales comme l’association, la coopérative, la mutuelle… Tout cela a été par la suite récupéré par l’Etat-providence. Aujourd’hui, celui-ci recule, la famille élargie n’existe plus et la famille nucléaire est de moins en moins stable. On s’achemine vers des familles monoparentales qui se recomposent de façon assez instable. Dans ce cadre, se pose dès lors la question de savoir qui va s’occuper des soins, non seulement matériels, mais aussi psychologiques dont ont besoin les enfants, les personnes âgées et les malades. La réponse n’est pas évidente. Qui s’occupe de rassurer ses voisins ? Plus personne. En France on pense que vers 2030, il y aura 150.000 centenaires. Qui va s’occuper d’elles (il faut dire « elles » parce qu’à cet âge là, il n’y a pratiquement plus que des femmes) ? Ce ne seront pas leurs filles parce qu’elles auront 80 ans et qu’à cet âge, il est évidemment un peu difficile de porter une autre personne. Un tas de travaux matériels et administratifs demandent plus de disponibilité que celle que peut l’offrir une personne de 80 ans. Ce ne seront sans doute pas non plus leurs petites-filles qui auront 60 ans, auront été féministes toute leur vie et qui considéreront vraisemblablement que, quand même, elles ne seront pas arrivées à 60 ans pour s’occuper maintenant de grand-mère, etc. Donc qui ? L’Etat ? Les fonctionnaires ? Nous serons obligés d’inventer. Je crois que c’est une des première missions des écologistes, d’inventer de nouveaux rapports sociaux directement communautaires, en quelque sorte un nouveau type de service public, reprenant l’acquis de tout ce mouvement historique de l’associationnisme ouvrier, des associations sans but lucratif et des coopératives. J’avais été chargé d’un rapport pour la ministre des Affaires sociales au temps de « la majorité plurielle » française. Malheureusement le gouvernement de gauche n’a pas eu le temps de s’en occuper. Mais je crois très profondément que ça va être « la » grande question du 21e siècle.
Une société de voisins
Vu par le petit bout de la lorgnette, c’est un moyen qu’il ne faut pas négliger pour créer des emplois. Mais il s’agit d’abord d’une demande sociale, d’une demande de cette écologie dans laquelle nous sommes, nous les voisins, les éléments les plus actifs de l’environnement de nos propres voisins. Négatifs, quand nous faisons du bruit. Positifs, quand nous nous occupons d’eux. Une de mes amies, praticienne et théoricienne du « Tiers secteur », Jacqueline Lorthias, disait « notre première ressource, ce sont nos voisins ». Lutter pour une société dans laquelle les voisins sont d’abord une ressource et pas une nuisance, c’est peut-être un des premiers objectifs, une des première façons de construire le mouvement vert. De même que le mouvement démocratique et le mouvement socialiste se sont appuyés sur les instituteurs et sur les syndicalistes, le mouvement vert doit s’appuyer sur ces ingénieurs de bonheur au quotidien que forment le mouvement associatif et plus largement tous ceux qui s’occupent des services à la communauté. Mais le modèle à construire impliquera également des services publics. Une myriade d’associations ne remplacera pas et n’existera pas, si n’existe pas par ailleurs un puissant système de redistribution organisé autour de services publics comme la santé, l’éducation et évidemment des grandes infrastructures comme les transports, etc. Pour les écologistes, la défense des services publics est évidemment quelque chose d’important.
Où commence et où finit le service public ?
Cependant, nous ne savons pas exactement quelle doit être la limite du service public. Pour une raison bien simple : l’artificialisation du monde crée des espaces d’environnement artificiel qui ne peuvent pas être gérés correctement sur le modèle de la propriété privée. La production de science, par exemple, est la création d’un acquis non naturel, c’est un produit de toute la société qui ne peut être approprié privativement. Un tas de raisons pratiques expliquent que, dans le domaine intellectuel, nous ne pouvons pas créer des barrières entre celui qui a conçu quelque chose et celui qui peut être amené à l’utiliser. Ce n’est ni possible ni souhaitable. Cela vaut aussi pour les infrastructures. Elles forment les conditions de possibilité de l’activité. Un réseau de route est utilisé par des tas de gens, un réseau de télécommunication aussi. L’humanité, par son activité, crée un environnement artificiel, comme le monde de l’informatique et du net. Cet environnement artificiel, on s’aperçoit de plus en plus qu’il ne peut pas être géré par un mécanisme dans lequel un tel produit est vendu à un tel qui va se l’approprier. Ce n’est pas possible. Il est produit pour toute la société. Certes, un Etat peut demander à des entreprises privées de le créer, mais ce sera bien un organisme collectif qui le financera et qui l’offrira à toute la communauté. Une route peut être construite par des entreprises de travaux publics totalement privées. Mais si on veut vraiment qu’elle fonctionne comme route (c’est la même chose pour la voie de chemin de fer), elle doit être décidée et gérée par un organisme collectif.
De l’initiative privée au capitalisme régulé
Troisième élément de cette économie plurielle, l’entreprise privée. Il ne sert à rien de s’épuiser à singer par la planification ce que le marché peut très bien faire par lui-même. L’Union Soviétique l’a essayé pendant pratiquement un siècle pour terminer sur un échec retentissant. Des planificateurs ne peuvent pas établir que 77 pc des gens préfèrent le rouge et 23 pc le bleu, pour proposer ensuite 77 pc de chaussettes rouges et 23 pc de chaussettes bleues. Ça n’a pas marché et ça ne marchera jamais. Le marché va continuer à exister. Il y aura toujours des gens pour dire : « j’ai inventé un nouveau truc, est-ce que cela vous intéresse ? ». Dès que vous avez ce type de suggestion, vous avez du marché et ce n’est pas un mal en soi.
Le problème, c’est que, comme disait Lénine, « le marché engendre le capitalisme, à chaque heure, à chaque minute, et dans de vastes proportions ». Au moment de la rédaction de la constitution des Etats-Unis, Jefferson avait vu le danger. Il voulait une société de petits artisans et de paysans. Il a dit à Hamilton, son contradicteur : « Attendez, il ne faut pas que ces petits artisans puissent bouffer le droit de leur voisin à être eux-mêmes artisan ou paysan ». « Mais laissez faire, laissez faire, ça va très bien se passer, les meilleurs vont gagner », lui ont répliqué les autres. En une génération, l’affaire était réglée. Ceux qui avaient un petit peu plus de capital, un peu plus de chances au départ, ont monopolisé les moyens de production. Les petits producteurs ont donc dû émigrer vers l’Ouest, chez les Indiens, pour essayer de reconstituer cette société de petits producteurs qui s’est finalement arrêtée sur les rives du Pacifique. Ensuite, il n’y a plus eu que du capitalisme partout. C’est pourquoi nous ne pouvons pas tolérer qu’un marché se déporte n’importe comment. Il faut des règles politiques qui disent « oui » au marché à condition qu’il n’aboutisse pas à une exploitation excessive, par exemple, de ceux qui vendront leur travail, et à condition qu’il ne nie surtout pas la responsabilité de l’humanité vis-à-vis de son environnement. Autrement dit, il ne peut y avoir de marché sans règles politiques qui permettent un modèle de développement soutenable.
La synthèse du développement soutenable
En résumé, nous avons trois éléments : l’économie du quotidien, de la famille, de l’entraide, des associations (le « premier étage »), le monde des grands services publics, le monde du marché contrôlé par des règles. Il faut une orientation où sont établies les législations politiques qui encadrent le secteur privé (marchand et capitaliste) ainsi que les règles qui pilotent les grands services publics. C’est également à ce niveau que sont élaborées les règles qui gouvernent le monde de l’écologie matérielle et communautaire, ce monde de la famille, des associations, des coopératives. Les écologistes (et l’ONU !) synthétisent cet ensemble dans la notion de développement soutenable. Rappelons-en la définition complète. Il faut l’apprendre par cœur, car souvent on la châtre. Il s’agit d’un modèle de développement qui satisfait aux besoins de la génération présente, à commencer par ceux des plus démunis, sans compromettre la capacité des générations suivantes à satisfaire les leurs. La définition contient au moins deux idées : primo, « en commençant par les plus démunis », secundo, « sans compromettre, etc.». C’est une définition onusienne, c’est-à-dire qu’il s’agit vraiment d’un minimum. Du point de vue d’une théorie de la justice inspirée par Rawls, une telle définition signifie qu’on ne sait pas si elle profite ou nuit aux plus riches, mais qu’il faut au moins que les plus démunis satisfassent leurs besoins. Elle ne nous dit pas qu’il faut l’égalité (sinon les Etats-Unis auraient évidemment voté contre !). Mais en combinant les deux morceaux de la définition, on arrive à peu près à remettre de l’égalité. En effet, si on satisfait les besoins des plus démunis, ceux d’en haut ne peuvent pas avoir trop, car les besoins des générations futures seraient hypothéqués. Tel est le compromis de la conférence de Rio : on ne dit pas que le modèle est relativement égalitaire, mais on insiste sur le fait qu’il doit être responsable. On ne précise pas non plus qu’il est « de marché », mais au fond, en 1992 l’affaire était déjà dans le sac, le système soviétique venait de s’effondrer.
Croissance, décroissance, démocratie
En tant qu’écologistes, qu’avons-nous de mieux à dire que « développement durable » ? Je suis en tout cas assez sceptique par rapport à ceux qui disent « Non, non ! Nous on veut plus : la décroissance ! ». Certes, l’empreinte écologique de l’Europe est déjà égale à deux planètes et demie, il faut donc évidemment qu’elle diminue. Entre personnes qui prônent « la décroissance de cette empreinte », il n’y aura pas de désaccord. Mais le mot « décroissance » risque de susciter immédiatement des questions de la part des citoyens : « Décroissance de quoi ? De notre confort ? De la quantité de la bouffe ? De notre droit à rouler en voiture ? En train ? »… Il faudra donc discuter. Si nous voulons préserver le droit des générations futures, dont on vient de voir qu’elles s’étendent à ceux qui ont aujourd’hui 60 ans et plus, cela implique que certaines choses doivent décroître, comme par exemple notre impact sur l’atmosphère. Comment ? On va notamment utiliser plus le train. Mais les trains roulent à l’électricité. Donc il faudra plus d’électricité. Un tas d’engins qui roulent à l’essence vont être remplacés par des trucs qui roulent à l’électricité. Tous les modèles énergétiques à diminution de la quantité d’énergie fossile consommée sont des modèles à croissance de la quantité de l’électricité consommée. Le développement soutenable implique la croissance de certaines choses et la décroissance d’autres choses. Heureusement que cela implique la croissance de certaines productions, parce que cela permettra de créer des emplois ! Il n’y a que des solutions complexes et là réside bien la difficulté des écologistes : il leur est impossible d’avoir un discours très simple. Ils peuvent avoir de grandes idées, mais ensuite, pour aller dans la concrétisation, eh bien il leur faut ramer, il leur faut discuter. Cela nous introduit la quatrième valeur de l’écologie : la démocratie et la non violence. Nous devons reconnaître la complexité des choses et admettre que l’écologie consiste souvent à combattre les effets pervers de décisions qui n’ont pas toujours été prises pour de mauvaises raisons.
Expliquer une autre utilisation de l’énergie
On peut l’illustrer par des exemples concrets dans des domaines comme l’énergie, la biodiversité et la santé. Commençons par l’énergie. Pourquoi est-ce que depuis le néolithique, l’humanité a utilisé de plus en plus des sources d’énergie externes alors que l’huile de coude restait encore le meilleur moteur ? Actuellement, un être humain est le meilleur moteur thermique existant. Si l’on compare la quantité de calories qu’il consomme à la quantité de calories ou de kilowatts qu’il peut produire, il reste l’une des meilleures machines du monde. Mais l’homme a créé des machines artificielles à moins bon rendement, consommant de l’énergie qu’il puisait dans la nature, pour économiser du travail humain. Bien sûr, ça a servi aux nobles, puis aux capitalistes. Aujourd’hui, on voudrait que ça serve à tout le monde. Mais l’intention de départ visait bien l’économie de travail humain. Si on se lance dans un modèle de développement respectueux de l’environnement, il doit essayer d’être le plus économe possible en énergie ou employer les énergies les moins polluantes, tout en essayant de ne pas trop reculer sur les gains en productivité humaine. C’est l’un des problèmes de l’agriculture biologique. Elle doit être promue, bien sûr. Mais il faut savoir qu’elle demande plus de travail et qu’elle implique un rééquilibrage entre le coût des aliments et le coût d’autres marchandises. Il faut l’assumer et encore une fois, il faut en montrer les aspects plaisants. Sinon certains vont encore dire : « Ces emmerdeurs d’écologistes sont en train de renchérir notre nourriture, etc. ». Essayer de montrer que d’autres mécanismes, d’autres arrangements permettent de faire mieux pour moins cher et en polluant moins, c’est non seulement nécessaire, mais ça peut être amusant.
Pour une écologie amusante !
Une des grandes difficultés des écologistes en matière des transports a résidé dans le fait qu’ils n’ont pas toujours tout de suite su montrer que c’était amusant. Les Verts à la municipalité de Paris, y sont parvenus. Nous arrivons à faire reculer l’automobile, à faire de la place pour les autobus, et surtout, à rendre les quais de la Seine au moins deux mois par an, entièrement aux piétons. Les écologistes ont dit « nous allons faire des jeux, des plages avec des palmiers, des transats ». Quelques fois, il a plu. Parfois, coup de chance, le temps a été un peu plus beau. Mais surtout, nous avons commencé par dire : « c’est vachement agréable ». Puis, les gens ont trouvé normal que les voitures ne puissent pas passer là-dedans. Il y a deux millions de personnes qui se baladent sur un quai, il est impossible de faire passer des voitures. Je crois qu’une étape, vraiment la première étape à franchir si nous voulons dépasser les difficultés que nous connaissons actuellement, serait une petite révolution de notre méthode de faire de la propagande pour nos idées très justes. Elle consisterait à dire : « c’est très amusant et ensuite, par ailleurs, c’est nécessaire ». Un tas de choses que l’on peut faire dans le domaine des économies d’énergie sont amusantes, même pour les ingénieurs. Actuellement un ingénieur reste toujours plus valorisé quand il produit de l’énergie plutôt que quand il l’économise. Il faut donc changer tout ça : créer des prix, faire des fêtes, offrir des médailles, etc. aux ingénieurs qui inventent le moyen d’avoir moins à produire.
Il faut également des règles comme les écotaxes. Concrètement, cela veut dire qu’à partir du moment où il est plus amusant et moins polluant de prendre des transports en commun, nous voulons bien tolérer que quelques-uns puissent rouler (mais pas en 4X4). Mais ils paieront plus cher, ce qui financera les transports en commun ainsi que l’organisation de fêtes pour leurs usagers.
Le défi de la biodiversité
Nous n’avons pas encore connu de catastrophe majeure liée à la biodiversité. Mais nous en avons traversé de sérieuses. En 1971, aux Etats-Unis, il n’y avait plus que trois semences de maïs sur le marché. Un champignon les a attaquées et a réduit la production de maïs nord-américain de deux tiers. Il a fallu aller rechercher, chez l’ancêtre du maïs, le gène qui résistait au champignon. Par chance, il subsistait dans des régions non encore transformées par l’agriculture intensive, au Guatemala et dans le sud du Mexique. On a donc pu reconstituer un maïs résistant au champignon.
L’effondrement progressif de la biodiversité et le remplacement des plantes ou des animaux par des êtres artificiels constituent donc un défi majeur de ce siècle. Nous allons manquer de biodiversité et nous n’avons aucune idée de ce que vont donner les êtres artificiels et les chimères, les organismes génétiquement modifiés, que nous sommes en train de produire. Pour régler ce problème, les méthodes ne seront sans doute pas les mêmes que pour le changement climatique (économies d’énergie, normes et interdictions, écotaxes, droits d’émission…). Le défi est en effet double : éviter la perte du stock génétique naturel (qui continue par ailleurs à se développer et inventer de nouvelles espèces, y compris des virus pour combattre d’autres virus) et éviter les risques que la création d’êtres vivants artificiels fait courir. Les écologistes peuvent utiliser au moins deux méthodes pour convaincre sur ces questions. Ils peuvent d’abord utiliser une argumentation purement rationnelle, en invoquant un intérêt bien compris, étendu aux générations futures. C’est un peu la discussion rationnelle d’Habermas. Ils peuvent aussi avoir une approche plus religieuse où, à la façon de Levinas, il s’agit de dire qu’il y a des choses qui sont sacrées et qu’on ne peut y toucher. Les deux approches sont nécessaires parce que tout le monde ne réfléchit pas de la même façon. Certaines personnes sont sensibles à un argumentaire relatif au sacré et d’autres sont plus sensibles à un « rien n’est sacré mais tout se discute ». En outre, certaines choses sont plus rationnelles que d’autres.
Un bien essentiellement public
Il n’est pas exclu que l’on puisse prouver que des organismes génétiquement modifiés soient utiles. Il n’y a rien de criminel à le dire. Le sens du sacré en matière de vie n’est pas là. Avoir le sens du sacré, ce serait plutôt d’affirmer qu’on n’a pas le droit d’expérimenter sans prendre infiniment de précautions et surtout qu’il y a une chose sur laquelle on ne peut pas expérimenter du tout, c’est la nature humaine. Ce sont les deux limites que je vois. Si un jour un OGM est testé en laboratoire et qu’il est prouvé qu’il est non disséminant, qu’il ne se recombine avec rien, longuement, sur quinze ans, qu’il est vraiment utile, je ne vois pas au nom de quoi s’y opposer. Encore faut-il que la question de sa propriété intellectuelle soit réglée dans un sens convenable. A ce niveau, le débat va se polariser sur le fait que la biodiversité est un bien par essence public. Qu’un gène, utile ou dangereux, existe, est un enjeu collectif.
La question de la propriété des gènes – par exemple de ces réserves naturelles de gènes inconnus qu’on retrouve en Amazonie, dans les Andes… ou d’un nouveau gène intéressant qu’on aurait produit en laboratoire – est absolument décisive. Elle s’articule avec les nouvelles mutations de l’impérialisme. L’impérialisme, en gros, c’était jadis le Nord qui fabriquait les produits manufacturés et le Sud qui produisait la matière première, des aliments et des produits miniers. Aujourd’hui, le tiers monde devient au contraire un excellent endroit pour produire des biens manufacturés avec des bas salaires. Par conséquent, les puissances du Nord s’attachent à défendre la propriété intellectuelle. C’est un point crucial des grandes batailles à venir pour le contrôle économique du monde. Les écologistes doivent promouvoir la rémunération de ceux qui sauvegardent la biodiversité, souvent au péril de leur vie, ou de leur confort. Les peuples indigènes, s’ils ont la biodiversité autour d’eux, c’est parce qu’ils n’ont pas rasé leurs forêts pour y faire des champs de maïs artificiel. Donc, ils ont payé un coût pour ça et ils payent encore. Ils doivent être rémunérés pour ce service rendu à l’écosystème planétaire. De même, il n’y a pas de raison de ne pas rémunérer ceux qui cherchent à produire de nouveaux logiciels. Mais il faut absolument empêcher que ce bien collectif que constitue la connaissance de la biodiversité, de même que la production des gènes ou la production de logiciels, soit appropriée pour contrôler le monde, au nom du fait que les autres en ont besoin pour vivre, pour produire.
La santé, souci écologiste
La santé au sens large est également un enjeu crucial pour les écologistes. La diététique, la civilité, constituent l’interface entre notre corps et le reste du monde. Cela implique les autres et les relations que nous entretenons avec eux, comme le stress, le harcèlement, etc. La préoccupation pour la santé est d’une certaine façon à l’origine même de l’écologie humaine et de l’écologie politique. Au départ, l’hygiénisme s’est confondu avec le mouvement socialiste dans la défense du corps même des prolétaires. En Europe, les grands médecins hygiénistes comme Le Play luttaient contre les taudis et le travail des enfants. Un des premiers rapports des inspecteurs de fabriques sur la condition ouvrière en Angleterre souligne : « Sire, si vous continuez à laisser le capitalisme traiter notre jeunesse de la sorte, vous n’aurez plus de soldats pour porter vos fusils ». Ils utilisaient l’argumentation qu’ils pouvaient ! Mais ils ont été parmi les premiers à dire que le capitalisme qui se développait dans la foulée de la libération de l’économie marchande était en train d’assassiner la population elle-même. Une réforme sociale a alors mis un terme au travail des enfants. Ensuite, la tuberculose a attiré l’attention sur le problème du logement. L’hygiénisme s’est alors fondu dans une conception générale de l’accès au logement social.
Aujourd’hui, cela revient. Quand je voyage en Amérique du Sud, on me dit « Tu vas dans cette ville ? Alors, tu vas rencontrer un maire écologiste ». Je réponds : « Ah oui, c’est un médecin et ses conseillers municipaux sont syndicalistes » et je fais mouche ! Mais si, au 19e siècle, l’hygiénisme ne s’est pas distingué du socialisme, au 20e siècle ils ont divergé. J’ai ainsi été de ceux qui se sont fait casser la figure par la CGT parce que nous distribuions des tracts à la sortie de chez Ferrodo pour mettre en garde contre les risques de la production d’amiante. Aujourd’hui, ces Cégétistes sont tous morts du cancer de la plèvre. Nous n’avons pas pu les sauver. Il y a 20 ans, ils se battaient contre nous parce qu’ils défendaient leurs emplois.
Faire avancer le principe de précaution
A l’automne 2005, une des grandes batailles au Parlement européen, ce sera la directive REACH sur la recherche et l’évaluation des produits chimiques. 120.000 produits chimiques ont été lâchés dans la nature depuis la deuxième révolution industrielle, c’est-à-dire depuis les années 1920. Seul un petit pourcentage a été véritablement testé. L’actuelle flambée des cancers et des maladies chroniques se rapporte de plus en plus à des substances chimiques précises qui ont été balancées dans la nature parce qu’elles permettaient de produire des substances qui étaient vendues au plus grand profit des capitalistes, qui étaient présentées comme utiles aux consommateurs et que les ouvriers demandaient de produire pour défendre leur emploi. Au moins sur la question de la santé, les écologistes ne sont pas accusés d’être trop vigilants ! Dans un contexte de judiciarisation du droit, n’importe quel accident se retourne civilement contre son responsable. Porter plainte au civil peut être une activité importante des écologistes, même si c’est une activité de vaincu, qui est menée quand la catastrophe n’a pas été empêchée. Mais c’est un moyen qui peut faire utilement avancer le principe de précaution.
Pourquoi les écologistes font de la politique
J’ai rappelé ce qui différenciait l’écologie politique des autres forces historiques et comment elle a acquis son autonomie. J’ai précisé nos trois grandes valeurs (autonomie, solidarité et responsabilité) ainsi que la façon de les combiner en utilisant la démocratie et la non-violence. Notre conception de la démocratie est en effet fondée sur la conviction que les choses sont complexes et qu’il faut sans cesse équilibrer des demandes complexes. Pour conclure, je voudrais expliquer à quel niveau ces idées peuvent être réalisées, c’est-à-dire répondre à la question du comment les écologistes font de la politique. L’écologie politique, pour rappel, c’est le débat politique sur l’écologie humaine. Beaucoup de savants en écologie humaine, et même en géographie humaine, font de l’écologie politique. Ils parlent des problèmes écologiques de la cité. Mais ça ne veut pas dire pour autant qu’ils sont engagés politiquement pour faire de l’écologie politique au sens où les partis Verts l’entendent. Si nous formons un parti, c’est parce que nous pensons qu’il ne suffit pas d’analyser un danger, ni de nous associer pour le combattre, ni même pour défendre, par exemple, le tiers secteur. Nous pensons qu’il faut arriver à ce lieu de synthèse de la société qu’est le pouvoir politique, pour aider le tiers secteur, pour encadrer le développement de l’économie marchande, l’amener à respecter les droits sociaux, l’environnement et les générations futures, pour développer les services publics… Bref, pour « conduire des politiques publiques ».
A quel niveau agir en priorité ?
Mais se pose alors la question de savoir à quel niveau il convient d’agir. Généralement, les partis verts insistent sur les deux échelons qui ne sont pas nationaux, la région et l’Europe. Ce n’est peut être pas aussi net en Belgique, parce que la nation belge est un peu compliquée, mais en France c’est très clair. Les Verts sont à la fois régionalistes et pro-européens. Ils sont pour qu’il y ait de l’ordre économique mondial, c’est-à-dire qu’ils sont pour une organisation mondiale du commerce et non pas pour une organisation commerciale du monde… En même temps, beaucoup de choses continuent à être gérées à l’échelon local. Quand on calcule tout ce qu’une personne consomme en travail humain (y compris l’amortissement de son logement), on arrive à une part d’environ 80 pc qui est produite dans un rayon de 20 km. Cela s’applique, évidemment, à tout le premier étage de la société matérielle. Le travail gratuit des femmes dans le travail domestique est aujourd’hui encore supérieur à la totalité du nombre d’heures prestées dans le salariat par les hommes et par les femmes. Les services sont pratiquement tous produits et rendus sur place. Il y a un peu de délocalisation par Internet. Le bâtiment, les travaux publics, par définition sont produits sur place. Or si on arrivait déjà à être écolo dans ce rayon de 20 km et sur ces 80 pc, cela ne serait déjà pas si mal. Mais cela impliquerait que ces 80 pc puissent disposer d’une autonomie, y compris politique. Il faut donc se battre pour le développement local, ce qui passe forcément par le tiers secteur, les services publics locaux et l’économie marchande locale. En revanche, les 20 pc restant se globalisent à toute vitesse. Abstraction faite de la connaissance (et cela ne va pas durer), pratiquement tout peut se produire n’importe où dans le monde. Si quelqu’un perd un emploi qui servait à exporter en dehors de la région pour acheter les 20 pc, parce que ces 20 pc peuvent être produits ailleurs, beaucoup plus loin et moins cher, il risque de perdre son foyer, sa famille, ses amis, c’est-à-dire les 80 pc qui l’entourent. L’exclusion est un mécanisme qui touche les 100 pc, alors que ce qui est vraiment exposé à la globalisation ne forme qu’une toute petite partie.
Le désamour de l’Europe
Il y a donc deux priorités. Premièrement, il faut autonomiser au maximum ce qu’on peut produire localement en développant une économie de la solidarité, ce qui passe par une activité politique locale très forte. Deuxièmement, il faut essayer de mettre de l’ordre dans le marché mondial des 20 pc, même si bien sûr tout n’est pas globalisé dans les 20 pc. Car, en réalité, il y a plus de continentalisation que de globalisation. Les gros continents continuent à être de plus en plus autosuffisants. L’Europe, élargie aux pays candidats et à des pays comme la Suisse et la Norvège, est autosuffisante à environ 92 pc en ce qui concerne les produits manufacturés. Elle n’importe que 8 pc de ce qu’elle consomme dans ce morceau de l’économie. Dans l’autre sens, elle exporte 8 pc de ce qu’elle produit. Soit un des plus bas niveaux de l’histoire. L’Europe n’a jamais été aussi « autocentrée » ! Par conséquent, il ne faudrait pas craindre l’économie marchande si nous parvenions à réguler l’économie au niveau du continent. Nous avons bien sûr besoin déjà d’un pouvoir politique mondial (on le voit avec Kyoto) pour contrôler l’économie mondiale. Mais le premier défi de notre génération sera de faire l’Europe. C’est vraiment l’espace politique qui nous est accessible. Mais pour obéir à ses lois, il faut aimer la société. Pour que chacun soit d’accord d’obéir à la démocratie, même quand les lois votées le défavorisent, il faut qu’il se dise que globalement l’ensemble de ces lois est préférable à la sauvagerie. Or, pour beaucoup de citoyens, l’Etat national reste l’Etat protecteur national tandis que l’Europe est perçue comme l’Europe de Maastricht, ce pacte économique qui a organisé la continentalisation des 20 pc qui nous échappent, sans créer de lois pour protéger socialement, économiquement et écologiquement les individus. L’Europe a été perçue comme quelque chose qui désagrégeait l’Etat protecteur national sans parvenir à incarner une nouvelle espèce d’Etat protecteur transnational.
Le bond de la souveraineté transnationale
Nous devons faire un bond. De la même façon que les écologistes doivent prouver que ce qu’ils proposent est non seulement nécessaire mais aussi plaisant et amusant, ils n’obtiendront l’adhésion sur un transfert de souveraineté populaire à l’échelle européenne, que si les citoyens sont convaincus qu’ils bénéficieront d’un espace protecteur plus fort. En France, les électeurs ont voté « non » au changement pour exprimer leur mécontentement par rapport à l’Europe actuelle ! Nous avons eu beau expliquer que la Constitution allait améliorer l’Europe politique et donnerait plus de pouvoir sur cette Europe qui apparaissait largement marchande. Mais en vain… Souvent nous n’acceptons un changement qu’à la seule condition de l’avoir déjà expérimenté, c’est « l’effet d’horizon ». Malgré cet échec, les écologistes doivent continuer de porter l’exigence du passage à la souveraineté transnationale. Ils savent très bien que le nuage de Tchernobyl n’a pas été arrêté par les frontières, que les OGM sont transportés par le vent d’un pays à l’autre, que les pluies acides sont portées d’un continent à l’autre, que contre la production de gaz à effet de serre, il ne sert à rien de faire des réductions en Belgique, si en Allemagne, on continue de rouler à toute vitesse sur les autoroutes, et ainsi de suite… Si nous ne disposons pas de règlements au moins à l’échelle continentale, la plupart des objectifs des écologistes ne peuvent pas être atteints. C’est pourquoi nous avons besoin d’une Europe politique.
L’écologie politique, c’est exigeant…
L’écologie politique est une pratique politique compliquée. Elle demande un savoir-faire dont nous ne disposons pas toujours ainsi qu’un niveau d’exigence qui dépasse tout ce que les démocrates ont connu jusqu’ici. Nous allons notamment devoir combattre des choses qui ont été crées dans de bonnes intentions et qui continuent à rester utiles. L’automobile, les gens trouvent que c’est bien. Le train et l’avion, qui sont pourtant des transports en commun, il va falloir dire qu’il ne faudra pas trop les utiliser. Les vacances en avion dans le Pacifique, c’est très bien une fois dans votre vie, sinon vous dépassez votre quota et ainsi de suite… Imaginons la quantité de fêtes qu’il va falloir organiser pour faire passer la pilule… (Rires abondants). Mais on peut, on peut. Comment convaincre les gens de rester sur place, de ne pas bouger ? On y arrive, on y arrive. Mais ça demande du travail. C’est une des premières difficultés des écologistes, et je peux en citer d’autres. Nous allons également devoir inventer des espaces politiques nouveaux, un espace politique transnational. Nous allons être obligés de développer une pratique politique dans laquelle, étant donné que nos objectifs sont à la fois la solidarité, la responsabilité et l’autonomie, chacun doit participer. Mais tout le monde ne veut pas « participer ». Un grand théoricien de l’autogestion disait « l’autogestion, ce n’est pas de la tarte ». Quant aux citoyens, souvent ils se disent : « On n’a pas que ça à faire, surtout qu’il y en a que ça amuse et qui monopolisent la parole ». Alors que faire pour ceux que ça n’amuse pas de participer à un débat politique ? La vie des comités de quartier est polluée par les beaux parleurs qui embêtent les autres, lesquels ne reviennent pas le coup d’après.
Les délices de la participation (1)
Les Verts portent le point de vue d’ensemble comme aucun parti n’a jamais prétendu le porter. Par le contenu de nos exigences, nous sommes en quelque sorte plus arrogants que ne l’ont jamais été les plus bolcheviques des communistes. C’est-à-dire que nous portons un message qui demande un niveau de conscience politique absolument extraordinaire. D’où la tentation de dire « mais nous on sait ». C’est la solution de facilité qu’ont employée tous les socialistes. Tout le monde n’a pas forcément envie de s’occuper des affaires de l’Etat. A ceux-là, les socialistes, et surtout les communistes, ont eu tendance à dire « bon, ça va, on s’en occupe ! ». Le résultat, c’est qu’on recrée la différence entre « ceux d’en haut » et « ceux d’en bas ». Or ceux qui n’ont pas vraiment envie de s’occuper des affaires de l’Etat vont protester si on ne s’occupe pas bien des conditions de leur bonheur privé ou de leur emploi. ATTAC a repris un très beau vers de Paul Eluard mais l’a coupé en deux, en enlevant ce qui était gênant. Eluard avait dit « Un autre monde est possible, mais il est dans celui-ci ». La deuxième partie de la phrase « mais il est dans celui-ci » n’a pas été gardée. Or, dans le monde qui est ici, on est obligé de distinguer entre les gens qui vont faire de la politique, y compris à temps plein, et les autres, qu’il faut associer. Souvent hélas on arrive à des dialogues de sourds entre ceux qui ne sont pas professionnels de la politique et ceux qui le sont à plein temps. Les seconds disent parfois des premiers : « Ils ne comprennent rien, il y a des contraintes, qu’est ce que vous voulez ! Vous comprendriez si vous y étiez ! ». Les premiers répliquent : « On ne t’a pas envoyé là-haut pour faire ça ! Mais enfin, tu te rends compte de ce que tu fais ? On n’a jamais voulu ça ! ». En France, avec la gauche plurielle, les Verts ont vécu ça pendant cinq ans. Maintenant, c’est fini et donc ça facilite un peu les rapports. Mais il faudra que la prochaine fois, nous ne recommencions pas à nous éloigner de nos électeurs.
Les délices de la participation (2)
Pour y parvenir, les dirigeants doivent impérativement passer de 20 à 30 % de leur activité à associer les militants. Cela doit faire partie de leur travail de ministre ou de député. Quant aux militants, avant de dire « c’est un traître, c’est une traîtresse ! », ils devraient peut-être essayer de comprendre l’ampleur des problèmes. Même si, entre les dirigeants qui ont parfois tendance à accepter un compromis trop vite et les militants qui ne comprennent pas qu’il faut faire un compromis, il risque toujours d’y avoir des tensions. Les représentés n’ont pas forcement raison sur tout, mais ils portent un niveau d’exigence ou expriment un niveau de souffrance qui ne peut absolument pas être ignoré par ceux qui sont délégués à l’exercice de la conduite des affaires publiques.
Le problème est identique dans le rapport entre le parti politique et les associations. Comme député, il m’est arrivé de ne pas pouvoir faire un compromis parce que je voulais trop suivre les exigences d’une association alors que celle-ci était, en cachette, prête à l’accepter. Il m’est aussi arrivé de me faire légitimement engueuler parce que je m’étais laissé convaincre faute d’avoir consulté les associations en leur demandant « Si j’accepte ça, qu’est-ce que vous dites ? ». Mais ne pensez pas que c’est « La » solution. C’est Une des voies vers la solution. C’est un élément qui permet aux Verts et surtout à leurs dirigeants de ne pas faire trop de bêtises.
Les associations sont d’ailleurs confrontées à la même situation. Toutes les grandes coordinations européennes, la Confédération européenne des syndicats (CES), le lobby européen des femmes ou le Bureau européen de l’environnement, disaient « oui » à la Constitution européenne. Mais pratiquement tous leurs correspondants français ont dit « non », ou bien « on ne sait pas », « on n’a pas à se prononcer sur une question politique ». Pourquoi ? Est-ce parce que les structures européennes étaient des sociaux-traîtres, des écolos-traîtres ? Etait-ce au contraire parce que les associations nationales étaient stupides et que seuls la CES, Greenpeace, etc. voyaient l’intérêt de ce qu’était la Constitution ? Ni l’un ni l’autre. Simplement, nous ne sommes pas parvenus à construire les ponts, les va-et-vient permanents qui auraient permis que certains niveaux de compromis soient effectivement assumés par tous.
Pour ne pas conclure
Voilà en gros quels sont les problèmes de l’écologie politique. Déjà nos objectifs sont difficiles à atteindre parce que leur nécessité n’apparaît clairement qu’après que nous ayons échoué à l’imposer. Mais la pratique est encore plus difficile. La combinaison des trois valeurs « Autonomie, Solidarité, Responsabilité » ne va pas de soi. Seule la démocratie participative permet de les concilier. Mais il est très difficile de « faire participer ». Je ne voudrais cependant pas décourager les jeunes car non seulement ce que nous proposons est absolument nécessaire à leur survie, mais en plus, comme ils auront le plaisir de le constater dans les longues années que je leur souhaite, c’est très amusant …
1Retranscription par Benoît Lechat, Chantal Leroy et Marie-Claire Warnier. de la conférence aux Rencontres Ecologiques d’Eté Borzée organisées par étopia le 24 août 2005.