1°Préambule

Rappelons un des principes fondateurs de notre modernité, cette espace ouvert par la réflexion critique des philosophes des Lumières et qui a vu ses premières concrétisations avec la révolution française. Autrement dit la séparation entre l’Etat et la société civile, entre ce qui relève de la sphère publique et ce qui relève de l’initiative privée, c’est à dire le domaine des convictions, religieuses ou autre, du droit de se constituer en association et de l’entreprise.
Quand on dit service public de radio-télévision on pense service et offre au public. Mais aussi un service qui émane de la sphère publique, de l’Etat (au sens large du terme), service qui est censé proposer aux publics pluriels des biens matériels ou immatériels, justifiant par-là une autre scansion importante de notre modernité, la notion de représentation politique ( rappelons que le peuple ne jouait aucun rôle intermédiaire dans les périodes les plus obscures de notre histoire, qu’il devait obéir aux représentants de Dieu sur terre et c’était le sens de la notion et de la réalité de « souverain absolu de droit divin »)
Il me semble que lorsqu’on épingle les dérives de l’audiovisuel public, on devrait impérativement se demander s’il n’y a pas trahison de ce principe fondateur de nos états modernes ?

A l’heure du tsunami cathodique cléricalo-princier et royaliste, quid de la séparation de l’église et de l’Etat. Est-ce que c’est le rôle des télévisions de service public de relayer « religieusement » à grand renfort de deniers publics les événements que l’on sait ? En ce qui concerne le sort de la culture, on peut s’inquiéter également de l’intention très pieuse du nouveau pape qui entend spiritualiser la culture… espérons néanmoins quelques retombées positives… la culture spiritualisée coûtera peut-être moins chère à l’entreprise en normes de production… !
Mais plus aussi. L’économiste et philosophe anglais du XVIIIème siècle, Adam Smith codifia cette notion de séparation de l’Etat et la société civile ( en l’occurrence il visait essentiellement l’entreprise ) avec une phrase qui a fait florès dans l’histoire du libéralisme: « Laissez-faire, laissez passer », autrement dit une demande de non-intervention, de non-régulation de l’Etat dans le déploiement du capitalisme naissant.

Il ne s’agit pas de refaire ici l’histoire. Mais rappelons que lorsque l’INR pointe son nez en 1953, on est en plein essor de la social-démocratie ( Etat providence, capitalisme d’Etat… ), donc en période de « régulation » de l’économie libérale, ce qui a pour effet de doter comme il se doit le service public afin qu’il rencontre et accomplisse pleinement ses missions.

Aujourd’hui, ère du néolibéralisme triomphant et de la dérégulation, il me semble que le monde de l’entreprise privée ne demande plus seulement à l’Etat, de « laissez-faire, laissez passer », autrement dit de lui laissez tout son autonomie (littéralement, être soi-même sa propre loi.) Non, le monde de l’entreprise demande, impose que se fasse la loi ( du marché… laissez-nous faire et laissez-vous faire… ) dans ce qui de principe ( selon la coupure inaugurale Etat/société civile) est du registre de l’intervention de l’Etat.

On le sait, cela a commencé avec l’introduction de la publicité dans les télés de service public et on le sait aussi, la « mondialisation» du capitalisme qui s’est vue précipitée avec la chute du mur de Berlin, n’a fait qu’accélérer le processus. Ce bouquet final du néolibéralisme permet d’entrevoir la réponse à une question, volontairement provocatrice et à l’emporte pièces : comment un outil ( et je vise ici la télévision au sens large ) qui, à son origine se voulait un instrument d’éveil, d’émancipation et donc de participation à l’œuvre démocratique tend à devenir une technique d’abrutissement, d’abêtissement et d’aliénation à l’ordre social dans ce qu’il a de plus massif ?

On comprendra que ce questionnement n’est pas étranger au thème du colloque : « Libérez la RTBF de la pression de l’audience » car qu’est ce que cette pression de l’audience sinon un processus de mise à pied de la programmation par les annonceurs publicitaires, ces dopeurs et dopants de la machine néo-libérale.
Soulignons aussi qu’il n’est sans doute pas étranger à ce processus ( qui en outre prend les gens pour du bétail) que notre bon vieil Institut de Service Public soit devenu une entreprise qui fabrique des produits.

Il serait cependant facile d’attaquer la RTBF sans balayer devant d’autres portes. N’est-ce pas le rôle du politique (non politicien), ce représentant de la nation, de contre effectuer par rapport à cela, de refaire retourner l’histoire dans le sens des aiguilles de la montre et de cesser de relayer cette trahison du public ( de l’espace public et de ses règles de fonctionnement) afin que nous ne vivions pas un nouveau moyen-âge où le seigneur avait tous les droits par rapport à des sujets dont il dirigeait la vie et la conscience.

2° Réflexions sur le statut de la culture à la RTBF.
Je voudrais dire tout d’abord que je ne suis pas aigrie de mes 22 ans à la RTBF en qualité de productrice d’émissions et de documentaires littéraires et culturels, que si l’institution m’a appris à me forger le caractère, elle m’a surtout donné l’occasion de faire des choses que je juge ( et qui j’espère le sont ) très intéressantes.
Ceci dit, voici une citation/devinette : « Cette entreprise qui est la RTBF est dans des difficultés financières évidentes. Il convient d’abord de remettre le bateau à flot. Lorsque l’entreprise aura été remis à flot, il conviendra effectivement de s’interroger sur la présence d’un audiovisuel public fort dans la communauté française de Belgique…Dans une entreprise que l’on se veut redéployée, le préalable c’est la remise à niveau… il appartient à la maison d’assurer son équilibre financier »
Ces mots ne sont pas de notre administrateur Général Jean-Paul Philippot mais de Jean-Louis Stalport et datent d’il y a tout juste 10 ans. Ils ont été prononcés sur le plateau de feu l’émission Les Pieds dans le plat, émission de Jean-Claude Defossé et Bernard Wathelet qui, ce jour là, avait pour thème la RTBF et la culture.

L’administrateur général de l’époque répondait à une intervention d’Hugues Lepaige. Celui-ci remarquait que la RTBF serait perdante à produire ce que l’on voit partout ailleurs et affirmait la nécessité de marquer nos spécificités et nos différences pour donner aux publics pluriels des raisons de nous regarder.

Quoi de neuf me direz-vous sinon moins de différences et de spécificités qu’il y a 10 ans ? Pour mémoire feu quelques émissions disparues ( tout genre confondu et pas seulement les émissions « phares » car il me semble que les petites étoiles guident et apportent leur part de lumière aussi): Au nom de la loi, Intérieur Nuit, Autant savoir, Œuvres en chantier, L’Hebdo, Si j’ose écrire, Courant d’art, Dites-moi… ) remplacées en parties par d’autres où les indéniables talents et compétences tendent à réaliser la plus-value de l’in/différence.

Et pourtant… le bateau brave avec vaillance ses difficultés financières, il paraîtrait que l’on aperçoit dans le lointain les côtes de sables fins et les cocotiers. Mais l’île ne sera t’elle pas déserte lorsque nos pieds fatigués fouleront le sol épuré de sa gangrène, quel monde pourront nous y construire et selon quel projet ?
A l’heure des gestionnaires, souvenons-nous que l’INR fut créée par des gens de spectacles ( comédiens, metteurs en scène, écrivains…) en un temps où le spectacle ne signifiait pas divertissement mais recherche de formes c’est à dire d’un langage télévisuel inédit et inattendu à mettre au service de contenus dont la culture n’était pas des moindres.

Souvenons-nous aussi des missions de la RTBF que tout candidat journaliste devait ingérer comme de l’hostie pour montrer patte blanche à ses épreuves d’admission : l’information, le divertissement, l’éducation permanente et le développement culturel.

Une autre citation. A la Grande soirée des cinquante ans de la RTBF, un des présentateurs, qui n’est pourtant ni un innocent ni un ignorant dit : « On m’a toujours expliqué qu’il y a avait trois missions à effectuer dans cette grande maison : informer, divertir et éduquer »
Exit le vilain mot de « cultiver », ne pourrait t’on d’ailleurs justifier l’omission ( les arborescences sont très à la mode) par le fait que le terme « éduquer » recouvre ( très pudiquement mais avec beaucoup d’opacité) celui de développement culturel ?

On peut néanmoins se demander si au gala des 60 ou des 75 ans, la vague d’amnésie n’aura pas atteint d’autres organes de la conscience et si un animateur ne sera pas amené à faire brillamment oeuvre de mémoire en rappelant qu’il y a deux missions au service public, le divertissement et l’information. Quand on sait qu’une des critiques faite au rendu actuel de l’information est de jouer sur l’émotionnel et le sensationnel, donc de la ravaler au rang du divertissement, il y a de quoi s’inquiéter.
Certes la RTBF offre encore ( grâce aux gens qui a l’intérieur de la maison ne baissent pas les bras, grâce à La Deux et au combat « valeureux » de sa directrice ) des programmes spécifiques et différents. De plus, l’Institut rebaptisé entreprise est loin d’être seule en cause. On le sait, les dérives frappent tout le service de radiotélévision de service public européen qui, dans la tourmente de la concurrence et des lois du marché, a cette fâcheuse tendance à s’aligner sur ce que le modèle privé, propose de plus performant en matière de BNB, la Bêtise Nationale Brute ( selon l’expression de Jean-Claude Guillebaud)

Quid de la culture dans ce contexte ? Un stand qui contient de très mauvais produits qu’on n’a de cesse de reléguer dans les rayons les plus obscurs du magasin, le plus loin de l’étalage et de ses offres promotionnelles.
Dans certains espaces où l’on tente d’échapper à la pression du consumérisme, ces rayons s’appellent La Deux, dont certains produits ont le privilège de jouir d’un peu d’oxygène, une fenêtre sur la Une, fenêtre qui ne s’ouvrent d’ailleurs qu’en fin de soirée, à l’heure où la majorité des clients ont déserté le magasin et revêtu leur pyjama.

Pendant mes vingt ans de service, j’ai assisté à une lente agonie d’un certain type d’approche de la culture à la RTBF. Il est devenu de plus en plus difficile de produire des émissions, des documents (et ne parlons pas des séries) qui montrent que la culture est une donnée incontournable de la vie des sociétés humaines, connectée non seulement à l’actualité mais aussi à l’histoire politique, artistique et idéologique.

Offrir une production culturelle aux téléspectateurs devrait signifier donner des pistes pour reprendre contact avec notre tradition culturelle mais aussi avec l’histoire globale dans laquelle cette tradition culturelle trouve à s’insérer.

C’est donc un outil d’éducation citoyenne, de participation aux enjeux de la démocratie et une manière de contrer les amnésies qui, de quelque ordre elles soient, font le lit des fascismes les plus ordinaires.

Tout cela demande au préalable du temps et de la réflexion ( pour moi, la réalisation d’un documentaire prend non seulement quelques mois mais aussi le temps de son incubation, qui est fait d’une expérience et d’un savoir qui remonte parfois à des décennies…) Du temps c’est aussi de la durée d’exposition, donc la possibilité de produire des formats longs, ces denrées rares à l’heure du zapping et du pré formatage des esprits sur le clip ou l’écran pub.
Cela implique aussi un travail sur et une confiance en notre patrimoine, ce fabuleux patrimoine culturel et artistique mal connu donc voué à l’inexistence et au mépris ( je ne vise ici seulement « les dirigeants » de la RTBF mais plus largement le politique et l’institutionnel qui a tendance à penser que ce qu’il ne connaît pas n’existe pas), patrimoine qui, précisément, fait notre différence et notre spécificité.

Dans les poches ou pochettes ( le terme « poquette » désigne dans une de nos langues wallonnes les stigmates de la varicelle !) où il est encore question de culture, on parle certes de nos auteurs, de nos spectacles, de nos musiciens et de nos plasticiens mais il me semble que la tendance générale ( et à nouveau cette tendance n’est pas propre à la RTBF) est d’aller à l’encontre de la conception culturelle que je viens d’exposer avec nostalgie mais aussi, je l’espère, avec une certaine combativité. Autrement dit, si culture il faut, qu’elle soit lisse, distrayante, aérienne, anodine, promotionnelle, qu’elle s’expose sur le temps court, avec des clips ou dans des bulles, que ses ambassadeurs soient rajeunis et relookés et que soit rangé au rayon des costumes d’époque l’esprit critique, l’analyse et la mise en perspective. Que la culture soit à la mode ( pourquoi pas une plume dans le cul si l’audimat tend à une salutaire érection ?) et non dérangeante. Originale et non originelle.

Je terminerai par un exemple concret.

Avant de travailler pour l’émission Archives ( rediffusion de notre patrimoine audiovisuel d’où ma perplexité quant au contenu voire à l’existence des Archives de demain), j’ai fait partie de longues années de l’équipe des magazines culturels (Anne Hislaire) et c’est dans ce cadre que j’ai eu l’occasion de produire et de scénariser de multiples documents sur nos artistes morts ou vivants. Je pense avoir modestement mis ma petite pierre à l’édifice un peu branlant de notre mémoire culturelle d’autant que ces « produits » sont et peuvent être rediffusé, retravaillé, édité et divulgué dans nos écoles ou dans tout autre lieu ouvert au public.

Suite à une des vagues de suppression d’émissions, une partie des moyens de production (internes) ont été réaffecté à une case documentaire nommée Portraits ( il ne s’agissait pas de la nommer Culture ) dans laquelle nous étions censés continuer de faire des portraits d’artistes de la communauté française de Belgique.

Cette année est celle des 175 ans de la Belgique.
Plusieurs projets ont été proposés, projets qui visaient à réaliser une série de monographies qui donneraient une vision globalisante de notre histoire culturelle et s’attacheraient à établir les interactions dynamiques, progrès et reculs d’événements culturels qui ont partie liée avec l’histoire de notre pays, sa communautarisation qui crée des coupures et des frontières là où originellement il y avait des passerelles, sans oublier les liens avec nos voisins les plus immédiats, puisque la Belgique a été à maintes reprises une plaque tournante des avants-gardes artistiques.

Ce projet n’a jamais été officiellement refusé. Mais il n’a jamais été accepté. Disons qu’il a été contourné.
Résultat des courses : La RTBF a acheté un concept, celui imaginé, produit et diffusé par France 2, « Le plus grand français de tous les temps. »

Nous voilà une fois de plus dans le processus de télé carbone et ce, à grand renfort d’institut de sondage, d’experts et de recoupements de données prétendument scientifiques… ce qui a un prix… même si, par hasard, ce travail abouti à retenir parmi les heureux « gagnants » l’une ou l’autre figure dont nous n’aurons pas à rougir de faire le portrait. Pour l’heure, paraîtrait-il que Rubens et Breughel sont dans le « top ten. » Accolé à un éventuel portrait de la très médiatique Amélie Nothomb ou de la talentueuse Axel Red, on entrevoit tout à la fois le processus d’atomisation du sens et de désertification culturelle sur lesquels repose une telle opération.
De plus, on se sert ici du téléspectateur ( à la fois par un simulacre de démocratie et de plébiscite… le sondage, le vote… et par l’intention de conquérir des parts de marché plus confortables avec des portraits de personnalités déjà bien connues ou largement médiatisées ), on se sert du téléspectateur plutôt que de la servir. N’est-ce pas le propre d’une télévision de la demande qui trouve ici sa quintessence ? Sommes-nous si bêtes que nous devions trouver nos idées en singeant nos voisins ? Il y a de quoi se sentir offensé, comme sont offensés nos centaines d’artistes morts qui n’ont plus qu’à se retourner dans leur tombe, comme sont offensés nos centaines d’artistes vivants qui n’ont pas droit à leur parole. Oui, c’est une offense de voir gommer le développement culturel des missions de la RTBF et ce fut une offense pour les nombreux collègues qui ont fait et continuent de faire la richesse et la diversité du Service Public de fouler les pavés de Flagey pendant le grand bal divertissant des 50 ans.
C’est pourquoi je n’ai pas mâché mes mots. Et puisque je viens d’utiliser un terme qui renvoie à la mastication, je voudrais dire que le jeu de bouche auquel je viens de me livrer n’a rien à voir avec ce que d’aucuns nomment (très vulgairement) « cracher dans la soupe »
Si je n’étais pas profondément attachée à l’esprit du service public de radiotélévision, je ne serais pas venue m’exposer ici avec toutes ces réflexions critiques.

Notes
Rappelons que le verbe grec skepto ( esprit sceptique ) signifie littéralement examiner et expertiser ( et non, négation systématique ou même pratique généralisée du doute)
Dans le même ordre d’idée, l’esprit critique signifie un esprit de jugement, d’appréciation, attentif aux sources et aux épreuves. Il veut dire juger et non pas comme on a tendance à le faire croire « démolir »
Même dans le monde latin, une « dispute » renvoyait à un débat et à une confrontation d’arguments et une « savante » dispute n’impliquait pas du tout, l’idée de pugilat.
Remarquons qu’aujourd’hui, même le terme de discussion devient douteux, ne dit-on pas avoir une franche discussion.

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