Kevin Maréchal, Centre d’Etudes Economiques et Sociales de l’Environnement – ULB, 2005

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L’impacts des mécanismes

de réduction des émissions de CO2

sur l’économie

Kevin Maréchal, chercheur (2005)

Un signal « carbone »

Dans la foulée du Protocole de Kyoto et des engagements désormais contraignants qu’il contient, les Etats ont mis en place une panoplie d’instruments divers (incitants fiscaux, accords de branche, normes, échange de quotas, etc.) visant à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre (GES). Malgré leur fonction et nature différentes, ces instruments poursuivent un même objectif : celui d’établir et d’envoyer un signal (qu’il soit économique ou autre) aux agents économiques dans le but que ces derniers intègrent les émissions qu’ils génèrent dans leur processus de décision.

La question qui se pose dès lors et qui a mobilisé (et continue de mobiliser) la plupart des observateurs, est celle de savoir ce que les variations attendues de comportements vont donner en agrégé ou, en d’autres mots, quel va être l’impact global de ces mécanismes sur l’économie.

Bien évidemment, pour pouvoir répondre à cette question, il est nécessaire d’effectuer des analyses socio-économiques complexes qui tiennent compte des multiples interactions entre les différents acteurs de l’économie. Mais, quelque soit la difficulté attachée à cet exercice d’évaluation, ce qu’il est fondamental de rappeler c’est que la réponse à cette importante question va dépendre fortement de la vision que l’on a du fonctionnement de l’économie.

Une surestimation ex-ante des coûts de réduction ?

Par exemple, une nette tendance qui est apparue récemment et sur laquelle de nombreux analystes ont mis le doigt, est que les modèles avaient souvent surestimé, ex-ante, les coûts attachés aux mesures de réduction. Pour expliquer ce phénomène, il est utile, préalablement, de caractériser le concept de coût de réduction. De manière assez triviale, on peut dire que le coût de réduction, pour un pays ou un secteur, dépend de deux éléments : l’effort de réduction (écart entre l’objectif de réduction et le scénario BaU1) et le potentiel de réduction ainsi que son coût.

En ce qui concerne l’effort de réduction (une des données essentielles de la politique climatique), on peut dire qu’il constitue, en quelque sorte, une photographie de l’ampleur de la tâche à accomplir pour respecter un objectif de réduction, comme le montre le prochain graphique.

Evolution de l’effort belge de réduction entre 2001 et 2004

Cet effort de réduction est fonction du scénario économico-énergétique envisagé pour l’horizon d’analyse (le plus souvent 20102). Une analyse approfondie de ces scénarios révèle qu’un des éléments prépondérants est la manière d’envisager le progrès technologique. D’ailleurs, un exercice très intéressant mené aux Etats-Unis et consistant en une analyse rétrospective des projections effectuées au début des années 80 pour la période 1982-20003 montre clairement que la prise en compte non appropriée du progrès technologique est une des raisons principales expliquant la surestimation systématique de la consommation d’énergie.

De la même manière, la notion de potentiel de réduction divise également les experts. Le débat porte principalement sur l’existence d’un potentiel de réduction à coût nul (voire négatif). Ce potentiel est dit “sans regret” étant donné que les investissements effectués dans le cadre de ces mesures sont rentabilisés par les gains sur la facture énergétique4.

Le problème est que ce potentiel ne peut exister dans le cadre défini par la théorie économique traditionnelle selon laquelle toute possibilité rentable serait automatiquement mise en œuvre par les agents économiques qui sont rationnels et qui disposent d’une information parfaite5. C’est précisément la pertinence de ces deux derniers points au regard du fonctionnement réel de nos économies qui a été remise en cause par les études adoptant l’approche dite “ingénieure”. Ces études ont fait état, dans le domaine de la consommation d’énergie, d’une multitude d’investissements efficients qui n’étaient pas exploités. En fait, comme l’illustre le prochain graphique, il existe toute une série de barrières de nature différente qui empêchent la mise en œuvre spontanée des mesures “sans regret”.

Malgré le fait que le débat fasse toujours rage, cette question, finalement déjà relativement ancienne, a trouvé un écho politique avec la mise en place d’une série de mesures (primes, incitants fiscaux, campagnes d’information) visant spécifiquement à dépasser certaines des barrières (accès au capital, manque de connaissance, etc.) identifiées comme responsables de la non mise en œuvre des mesures rentables d’économie d’énergie.

Aujourd’hui, le débat s’est déplacé un cran plus haut et porte sur la notion de gains de productivité. En effet, bien que la plupart des études ne prennent en compte que les gains sur la facture énergétique, il semble, d’après la littérature (récente mais également plus ancienne) sur le sujet, que dans de nombreux cas il existe toute une série de gains de productivité (aussi appelés les bénéfices non-énergétiques6) qui découlent de la mise en œuvre de mesures visant à réduire la consommation d’énergie7.

Il est impératif de prendre en compte ces éventuels gains de productivité car il peuvent être parfois substantiels8. Au regard des résultats de notre analyse d’expérimentation9, il semble essentiel de mener une telle réflexion au niveau belge10 et d’en intégrer les enseignements dans les discussions portant sur les politiques et mesures à mettre en œuvre pour réduire les émissions de GES.

L’impact sur la compétitivité

De manière plus large, c’est l’impact des mécanismes de réduction des émissions sur la compétitivité de nos économies qu’il est intéressant d’évaluer. Car, bien qu’il existe de nombreux exemples attestant d’un lien positif entre réduction des émissions et gains économiques, beaucoup d’industriels ont émis, à plusieurs reprises, des craintes par rapport à leur position concurrentielle, notamment dans le cadre de la mise en œuvre du Système Européen d’Echange de Quotas d’Emissions (SEEQE). En conséquence, il est nécessaire aujourd’hui d’essayer d’objectiver la relation existant entre la contrainte carbone et la compétitivité.

Plusieurs équipes de recherche se sont récemment attelées à l’estimation de l’impact du SEEQE sur les secteurs en terme de compétitivité11. Malgré leurs hypothèses volontairement pessimistes (ayant pour but de mettre en évidence les impacts potentiels) et bien qu’elles aient adoptés des approches sensiblement différentes, ces analyses semblent indiquer que l’impact sera probablement limité voire nul et que les entreprises pourront maintenir leur marge de profits, (hormis les secteurs “à risque”, comme l’aluminium12).

Il convient, néanmoins, de nuancer quelque peu ce constant. Tout d’abord, il paraît clair qu’il y aura probablement des effets de redistribution à corriger13. Ensuite, et c’est le plus important, il faut souligner que les études travaillent de manière sectorielle et statique (sans intégrer les interactions) et sans tenir compte de la nouvelle donne. En effet, comme nous le mentionnons en introduction, le but commun des mécanismes de réduction est d’envoyer un signal aux agents économiques. Or, le SEEQE n’échappe pas à la règle (il instaure très clairement un signal prix) et donc il semble peu pertinent de raisonner sur base d’un statu-quo des conditions de marché14. Par exemple, il n’est pas impossible que l’impératif de réduire les émissions du transport15 ne profite au secteur de l’aluminium dans la recherche de véhicules plus légers et plus efficaces du point de vue de leur consommation d’énergie.

Un dernier point qu’il est utile de préciser c’est que la forte concurrence qui prévaut dans certains secteurs (aluminium, sidérurgie, etc.) fait que la différentiation des produits est largement utilisée pour gagner des parts de marché et éviter la logique de guerre des prix. Le fait de ne pas pouvoir analyser les aspects qualitatifs de la compétitivité des secteurs constitue donc un autre facteur limitant qui tend à surestimer l’impact du SEEQE.

On le voit, la relation négative entre mesures de réduction et compétitivité économique ne semble pas aussi inéluctable qu’affirmée régulièrement. Au contraire, la multiplicité des facteurs à prendre en compte ainsi que la complexité des interactions en jeu rendent possible l’émergence d’une dynamique favorable. Néanmoins, pour s’assurer que l’hypothèse de Porter16 se vérifie et que la contrainte carbone confère un avantage comparatif du point de vue de l’innovation17, il est nécessaire de mettre tout en œuvre politiquement, tant au niveau européen que national pour rendre la contexte favorable à la survenance de ce type d’impacts. Il y a là manifestement des opportunités économiques et sociales à saisir, tant pour l’Union Européenne que pour la Belgique.

1 Business as Usual en anglais. Fait référence à un scénario “à politique inchangée”.

2 La période de Kyoto I s’étalant de 2008 à 2012, cette année sert, par convention, d’année de référence pour la période de 5 ans.

3 Sanstad, A., J. Laitner et J. Koomey (2004), Back To The Future: Long-Range U. S. Energy Price And Quantity Projections In Retrospect, Draft Working Paper.

4 Pour plus de détails concernant cette importante question, voir notamment le dernier chapitre du précédent rapport Maréchal K., E. d’Ieteren et W. Hecq (2004), “Les implications de Kyoto pour la Belgique: Analyse politique et économique aux niveaux international, européen et belge”, Rapport final, Convention CEESE-Electrabel, janvier 2004.

5 Couplée à une prise en compte non appropriée du progrès technologique, cela explique pourquoi les modèles traditionnels ont eu tendance à surestimer les coûts de réduction par rapport à la réalité.

6 D’après Mills E. et A. Rosenfeld (1994), Consumer non-energy benefits as a motivation for making energy-efficient improvements, in Proceedings ACEEE (American Council for an Energy Efficient Economy) 1994 summer study on Energy Efficiency in Buildings, Washington D.C.

7 Comme, par exemple, le gain de 650 millions de $ qu’a expérimenté BP entre 1998 et 2001 suite à la réduction de 18 % des émissions de GES durant la même période. Voir BP (2003), Defining our path – BP sustainablity report 2003. Ce gain s’est matérialisé sous la forme d’une hausse de la valeur boursière car les réductions sont la plupart venues de réductions de fuites et de déchets. Voir l’article de Browne J. (2004), Beyond Kyoto, Foreign Affairs, Juillet-Août 2004 (http://www.foreignaffairs.org).

8 Etant donné que les coûts salariaux sont souvent plus élevés que les coûts énergétiques, notamment dans les économies très “tertiaires”.

9 Maréchal K., B. Lussis et W. Hecq (2005), “Analyse socio-économique et environnementale de la question climatique – Des engagements internationaux aux actions domestiques : Quelles contraintes et quelles opportunités pour la Belgique ? ” convention CEESE/Electrabel, Rapport Final, février 2005 (bientôt disponible).

10 Par le biais d’une analyse plus fine.

11 Voir, par exemple, Carbon Trust (2004), The European Emissions Trading Scheme: Implications for Industrial Competitiveness, juin 2004, ou encore Reinaud J. (2004), Industrial competitiveness under the European Emissions Trading Scheme, IEA Information Paper, décembre.

12 En raison de sa forte intensité énergétique et de son degré élevé d’exposition à la concurrence. Pour une analyse approfondie de la question, voir Maréchal K., B. Lussis et W. Hecq (2005), op. cit.

13 Un impact limité pour un secteur ne signifie nullement un impact uniforme sur l’ensemble des entreprises de ce secteur, notamment dans les secteurs fortement hétérogènes comme le papier ou la chimie.

14 Le fameux “Ceteris paribus (toute chose égale par ailleurs)” régulièrement postulé par les économistes.

15 Car les constructeurs automobiles font également face à un signal carbone sous la forme d’un accord volontaire avec la Commission Européenne visant à réduire les émissions moyennes des véhicules mis sur le marché.

16 Voir Porter E. et C. Van der Linde (1995), Green and competitive, Harvard Business Review 120-134.

17 Voir à ce sujet l’analyse empirique menée en Allemagne, Beise M et K. Rennings (2003), Lead Markets of Environmental Innovations:A Framework for Innovationand Environmental Economics , ZEW Discussion Paper n°03-01.

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