Revue Etopia 14 - Fabien Jakob

Les dispositifs participatifs mis en oeuvre à l’occasion de la révision du Schéma d’aménagement et de développement de l’agglomération de Québec déterminent la constitution d’espaces d’échanges, d’argumentation et de confrontation qui impulsent des engagements citoyens, des mobilisations sociales conduisant à une sociétalisation de la grandeur écologique ; plaidant pour un mode de faire ou de partager vertueux sous-tendu par une forme d’attention à l’autre, un sens des vulnérabilités et des responsabilités, ces engagements appuient en effet des pratiques de care qui pourraient conduire à repenser les systèmes de valeurs, les règles de co-production, de gestion et contrôle collectif qui déterminent les politiques et actions publiques en matière d’aménagement du territoire.

Révision du schéma d’aménagement et de développement de l’agglomération de Québec ; propos introductif

Comme l’illustre la révision du Schéma d’aménagement et de développement de l’agglomération de Québec, « les problèmes publics n’existent et ne s’imposent comme tels, qu’en tant qu’ils sont des enjeux de définition (…) et de controverses et d’affrontements entre acteurs collectifs dans des arènes publiques » (Cefaï, 1996, p.52) ; mettant en évidence des champs argumentatifs et des cadrages d’enjeux divergents qui expriment des points de vue et rationalités en opposition (conflit d’usage, d’aménagement, lié à l’environnement, etc.), la révision participe en effet d’un « processus polémique de formation de la volonté politique dans lequel les problèmes à prendre en compte, les solutions à retenir, la procédure de délibération pour y parvenir, les qualités de ceux qui peuvent participer à la décision sont en litige » (Fourniau, 2007, p.176). De tensions à l’engagement inspiré d’acteurs dans un conflit empruntant différentes formes (confrontation verbale, actions symboliques, production de corpus argumentatifs, pétitions, mobilisations, rassemblements, etc.), cette dispute se conçoit comme un moment politique et démocratique exceptionnel d’exposition des individus à la règle de droit et au système politico-administratif.

Si la microsociologie de l’action, la théorie de l’acteur-réseau ou la sociologie de l’action collective rendent possible l’étude de ces conflits, la sociologie des controverses vise plus particulièrement à analyser la circulation argumentative de la dispute et à aborder les idéologies et les valeurs qui la sous-tendent. Sans négliger l’apport de ces approches, cette étude mettant en relation la notion de démocratie participative avec des théories de l’espace public, de la publicisation des problèmes collectifs, de la formation des publics et les traits principaux du paradigme délibératif, recourt toutefois à la sociologie de la justification (Boltanski & Thévenot, 1991) qui permet d’examiner les sens du juste que les acteurs expriment par des arguments de large validité quand ils se disputent, se critiquent et se justifient, que ce soit dans l’arène institutionnalisée de problématisation des politiques et actions publiques ou dans des espaces de discussion et mobilisation plus indépendants des agents de programmation et de régulation de l’ordre politique1. Visant à expliciter « ce qui apparaît plus implicite dans la vie ordinaire » (Corcuff, 2001, p.114), cette grille de lecture tend plus particulièrement à mettre en lumière une sorte de grammaire logico-argumentative explicatrice de la matrice de jeu social, des modèles dominant de justice (les cités domestique, civique, industrielle, marchande, inspirée, du renom), dévoilant une manière particulière de qualifier le monde des choses et des personnes à laquelle les individus ont recours pour faire valoir des qualités et des façons de faire. Inspirée d’une philosophie morale et politique, cette approche doit plus précisément permettre d’identifier les principes supérieurs communs sur lesquels s’appuient les acteurs lorsqu’ils tentent de reformuler le sens de l’intérêt général. La montée en généralité convoque en l’occurrence une grandeur spécifiquement orientée vers l’écologie (Lafaye & Thévenot, 1993 ; Latour, 1995) qui pourrait non seulement occasionner des remises en cause de rapports sociaux institués, des repositionnements, des déplacements de cadres moraux susceptibles d’avoir une incidence sur le processus de révision du Schéma d’aménagement et de développement de l’agglomération de Québec, mais encore conduire plus généralement à repenser les systèmes de valeurs relatives qui déterminent les politiques publiques en matière d’aménagement du territoire et à ouvrir la voie à des changements paradigmatiques quant à la dimension éthique de ces politiques publiques.

Réitération des principes d’un compromis industriel et marchand

Conformément aux dispositions de la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme2, le Conseil d’agglomération de Québec confie le 7 juillet 2015 à une Commission consultative3 le mandat d’élaborer et de produire un projet de Schéma d’aménagement et de développement révisé de l’agglomération de Québec  articulant le « Plan métropolitain d’aménagement et de développement», le « Plan directeur d’aménagement et de développement » et le « Programme particulier d’urbanisme »4. S’organise alors dans la fiabilité de méthodes, de techniques et dans la transportabilité attendues de la loi scientifique un important travail d’identification et d’analyse des ressources territoriales (qualités paysagères, habitations, activités économiques et industrielles, enjeux sociétaux et culturels, etc.) laissant un rôle prépondérant aux experts en urbanisme. Les données ainsi récoltées sont synthétisées dans une première version du Schéma d’aménagement et de développement révisé de l’agglomération de Québec qui repose concrètement sur six grandes priorités participant de l’épanouissement d’un certain esprit du capitalisme (Boltanski & Chiapello, 1999) en ce qu’ils tendent tant à favoriser l’émergence de zones de développement (industries, commerces, bureaux), à renforcer la coordination actorielle, qu’à aiguiser des formes de compétitivité entre innovation, recherche scientifique et technologique.

Fondée sur un principe d’efficacité productive, cette version révisée ambitionne en effet de rendre l’agglomération toujours plus concurrentielle et attractive pour les entreprises et les travailleurs qualifiés afin de conserver et stimuler la croissance économique (il s’est créé plus de 100 000 emplois dans la région entre 2001 et 2015, soit une croissance de 30%). De nouveaux parcs industriels et technologiques dédiés aux secteurs à haute valeur ajoutée sont ainsi délimités (notamment l’espace d’innovation Chauveau et les terrains au sud de l’aéroport), des artères commerciales sont développées et le parc de bureaux étendu (celui-ci a pourtant déjà augmenté de 25 % entre 2001 et 2015, passant de 1,35 million de mètres carrés à près de 1,7 million de mètres carrés) (1. favoriser la compétitivité). Pour garantir l’initialisation, le déploiement avec succès et le maintien de ces démarches de développement, l’Agglomération de Québec entend accueillir plus de 57’000 nouveaux résidants (soit 28 200 ménages additionnels) qui seront impliqués dans des interactions et coordinations constitutives de nouveaux savoirs actualisant le bon fonctionnement de ces interdépendances techniques. Par ailleurs, ils participeront également d’une solide croissance du marché immobilier (accroissement de 8% de maisons unifamiliales isolées, jumelées, en rangée et duplex, augmentation de 13% d’appartements et de condos, etc.) et du développement des services urbains y relatifs (réseaux d’eau, d’assainissement des eaux usées et pluviales, collecte et traitement des déchets, matériel de télécommunications, flux d’électricité et de gaz, etc.) (2. accueillir de la croissance résidentielle). Sous-tendue par deux idéologies, à savoir le déterminisme technologique et le libéralisme, cette articulation optimale entre des projets de développement, des acteurs et des coordinations participe également d’une accessibilité renforcée de la population aux emplois et aux services (33’000 personnes habitant hors du territoire du Québec viennent y travailler tous les jours) par une connectivité améliorée entre les différentes zones de l’agglomération (commerciales, industrielles, centres d’enseignement et de recherche, d’administration et services, résidentielles), le port de Québec et l’aéroport international Jean-Lesage, reposant sur la construction d’infrastructures de transport multimodal performantes qui visent par ailleurs à décongestionner le trafic automobile pendulaire (chaque résidant de l’agglomération de Québec réalise 2,6 déplacements par jour) (3. améliorer la mobilité). Reposant sur une approche globale du système industriel et marchand, le Schéma d’aménagement et de développement révisé met encore en avant l’importance de l’éco-efficience dans la mise en place d’un fonctionnement circulaire de l’économie moins gourmand en consommation de matières premières et d’énergie. Témoignant de capacités à produire des externalités positives et à améliorer une certaine qualité de vie qualifiée de responsable, la Commission consultative entend en effet protéger les milieux d’intérêt d’ordre écologique, maintenir un pourcentage minimal de canopée à maturité de 35% et préserver les terres consacrées aux activités agricoles (zone agricole consolidée) qui ne sont pas sacrifiées au profit d’un agrandissement du périmètre d’urbanisation (soit un dézonage de près de 600 hectares de terres agricoles) (4. préserver une durabilité des territoires). En accord avec un principe de précaution, le Schéma d’aménagement et de développement met encore en place différentes mesures visant à garantir la santé (surveillance renforcée des activités industrielles lourdes, des activités extractives et des sites d’entreposage de matières dangereuses, etc.) et la sécurité (mise en place d’une veille stratégique sur la prévention, la détermination et le suivi des risques d’inondation, de glissements de terrain, etc.) des populations (5. maîtriser les contraintes naturelles et anthropiques).

Le Schéma d’aménagement et de développement prévoit enfin de renforcer l’efficience et la transparence des outils de planification et de gestion du territoire (6. promouvoir la bonne gouvernance). Suivant diverses mesures de l’opinion publique qui semblent par ailleurs davantage favoriser un régime de parole visant l’information des autorités publiques par l’expression des différentes opinions plutôt que la confrontation des points de vue en concurrence (construit sur la base de questions fermées formulées par les pouvoirs publics, un sondage est notamment mis en circulation sur le Web du 8 octobre au 22 novembre 2015)5, s’organisent diverses campagnes officielles de sensibilisation (diffusion de communiqués de presse, organisation de conférences de presse les 05 octobre 2015, 27 avril 2016 et 25 avril 2017) qui soulignent le rôle des médias dans l’animation d’un espace public de discussion et de problématisation des politiques et actions publiques. Nécessaires à la formation rationnelle de la volonté collective, ces dispositifs informationnels et communicationnels participent toutefois de formes de visibilité changeantes d’un médium à l’autre ; elles tendent en effet à mettre en lumière certains arguments plutôt que d’autres, ce qui complique l’évaluation de la grandeur des dispositifs et des objets en présence. Afin de dissiper tout malentendu et ériger une représentation suffisamment consistante du projet d’aménagement du territoire, sont encore organisées diverses séances publiques d’information (en mai 2016, puis en mai 2017) auxquelles respectivement 95 et 70 personnes prennent part. De façon à faire du projet de révision une préoccupation légitime au sein de l’espace public, un webinaire (25 mai 2016) permet enfin aux citoyens d’adresser directement aux représentants des autorités publiques les questions en suspens ; invalidant une forme d’appropriation civique du web qui renouvellerait une médiation au politique, celui-ci n’est toutefois suivi que par 86 personnes en direct et 373 citoyens en différé (en date du 2 novembre 2017)6.

Dispositifs participatifs appuyant une forme de démocratie environnementale

De façon à augmenter l’implication de l’ensemble des citoyens dans la vie politique (Damay, 2006), à mobiliser de nouveaux agents de la société civile, y compris ceux des « exclus » (les jeunes, les plus démunis, etc.) ordinairement laissés en lisière de la chose publique (Bacqué & Sintomer, 2005), d’autres procédures et processus de communication et consultation sont encore mis en œuvre. Visant à corriger les imperfections du modèle représentatif par une forme de démocratie régénérée par la participation citoyenne à l’expression et à l’action politique, la Commission consultative sur le schéma d’aménagement et de développement de l’agglomération de Québec ouvre en effet des séances d’audition obligatoires des opinions (webdiffusées en direct et rendues disponibles en ligne en différé) donnant à des citoyens, des experts, des organismes de défense de l’environnement, des représentants d’associations de quartiers et des mandataires des milieux immobiliers l’occasion de participer effectivement et pas seulement symboliquement (principe d’inclusion) aux décisions qui affectent leur vie en tant qu’individus libres et autonomes (principe d’égalité) et en tant que membres d’une communauté plus large. Pourtant mis en place selon des modalités (ni tirage au sort, ni désignation mais participation libre) qui visent à étendre la capacité des citoyens à prendre part activement à la construction de l’intérêt général, ces auditions publiques ne réunissent respectivement que 100 et 122 participants (les 14, 16 ,17 juin 2016 et les 29, 30, 31 août 2017). Ce constat ouvre plusieurs hypothèses interprétatives qui laissent envisager une forme de disqualification ou plus vraisemblablement de désengagement de l’espace politique en raison des contraintes qui s’exercent sur les configurations de participation et sur l’ordonnancement des pratiques d’engagement démocratique. Si participer « c’est d’abord vérifier jusqu’à quel point les institutions nient, tolèrent ou reconnaissent l’égalité de tous à surgir dans l’espace public » (Rui, 2005, cité par Fourniau, 2007, p.162), les dispositifs institutionnels très formalisés et identiques quelle que soit la composition du groupe participant (plus ou moins habitué à cet exercice) semblent en effet trop strictement délimiter l’espace valorisé de comportement, d’expression publique et d’interpellation du pouvoir, ce qui représente un obstacle à l’entrée dans l’espace de délibération potentiellement discriminatoire (Young, 2000). Reposant sur des règles substantives et cérémonielles nécessaires à la normalisation des échanges sociaux, le protocole d’effectuation des interventions administre en effet très précisément les engagements en réunion et les prises de paroles, en l’occurrence 20 minutes sont en l’occurrence accordées à chacune des parties présentant un mémoire (59 mémoires déposés, 37 d’entre eux sont présentés)7 (10 minutes de présentation et 10 minutes pour les échanges), contre 10 minutes à chacun des 2 intervenants prenant la parole sans mémoire (5 minutes de présentation et 5 minutes pour les échanges) et 3 minutes à chacun des 13 acteurs saisissant l’occasion d’une interpellation spontanée8. L’écologie des activités répond de plus à un ordre de l’interaction qui « n’est ni enregistré, ni cité, ni disponible auprès d’informateurs » (Goffman, 1987, p.96) mais bien rendu manifeste lorsqu’il y a erreur ou effraction. Il s’agit alors pour les acteurs, à travers des mécanismes intersubjectifs d’intercompréhension empathiques, des formes de coprésence, des contacts attentionnels partagés (Quéré, 2000), de témoigner de leur habité à maîtriser l’art de la composition des harmoniques subjectives, avec les traits comportementaux et cognitifs qui s’y rattachent, en « n’affichant pas un rôle que les autres ne sont pas prêts à leur reconnaître et n’assignant pas à leurs interlocuteurs des rôles trop éloignés de ceux qu’ils prétendent tenir » (Berger, 2012, p. 396), tout en cherchant simultanément à défendre leur position dans le jeu actoriel (Young, 2012).

Si les mouvements requis pour participer à une cause publique relèvent d’opérations pour lesquelles les individus sont différemment équipés, l’engagement dans la justification portant la promesse de contribuer au bien commun semble de plus poser d’autres contraintes liées aux exigences de l’argumentation publique (Sintomer, 2011) ; qu’il s’agisse de permettre l’expression des positions ou de résoudre des désaccords en vue d’atteindre une forme de consensus, les divers dispositifs de la démocratie participative qui visent idéalement à favoriser un échange public de paroles et d’arguments entre le système politico-administratif et la société civile donnent en effet lieu à une configuration narrative, rhétorique et dramatique différemment maîtrisée par chacun des acteurs. Dans sa modalité monologique et individuelle, la délibération s’envisage comme rationnelle lorsqu’elle permet aux individus d’accéder avec une égale opportunité à l’information (principe de transparence), de sonder avec acuité leurs croyances propres, d’évaluer l’étendue des options possibles, de les comparer avec conséquence à l’état de leur connaissance et volonté, et de déterminer des préférences sur la base d’un raisonnement cohérent et consistant (Archer, 2003). Les qualificatifs rationnelle, raisonnée adossés à la délibération présupposent ainsi l’existence de participants minimalement intéressés par les affaires politiques, résolus à s’engager dans les délibérations et susceptibles de dégager la disponibilité nécessaire à la compréhension et la maîtrise des objets abordés, ce qui est concrètement loin d’être une généralité, certains acteurs se sentant parfois dépassés par la complexité des débats. Dans sa modalité discursive, la délibération présuppose encore des individus capables d’échanger librement (sans contrainte) des témoignages, des raisons et visions du bien commun ; elle est alors réputée rationnelle lorsque les participants tiennent des propos non contradictoires (principe de sincérité), parviennent avec impartialité (principe d’équivalence) à examiner dans le respect et l’écoute les opinions et revendications avancées par les uns et les autres (capacité à prendre la position de ses interlocuteurs) et à privilégier les arguments les plus pertinents (principe de justification des arguments). Elle s’inscrit en cela dans le sillage des théories de l’éthique de la discussion (Habermas, 1981). Plusieurs acteurs questionnent toutefois leurs compétences à s’exprimer aux côtés des individus les plus dotés en capital symbolique, notamment des experts de l’aménagement du territoire disposant souvent de solides registres argumentatifs et persuasifs en raison de leur formation universitaire ou pratiques professionnelles ; ils privilégient alors à la démonstration scientifique une rationalité ordinaire, entre séquences rhétoriques (Chambers, 2011), stratégies de transaction (Blanc, 1992) et négociation, couplée à des formes moins structurées d’énonciation, entre langage courant, invectives et témoignages d’affects qui assurent certes de possibles liens entre logos, ethos et pathos mais qui tendent également à affaiblir le processus de légitimation de certains savoirs.

Loin d’illustrer les vertus d’une « démocratie hospitalière sans borne » (Stavo-Debauge, 2012, cité par Berger & Charles, 2014, p.18), les dispositifs marquent alors un « contraste entre un droit égal à la participation et une inégalité légitime des influences » (Urfalino, 2007, p.57) ; à l’encontre d’une conception de la démocratie inclusive du « participant à moindre titre » (Stavo-Debauge, 2009, cité par Berger & Charles, 2014, p.21), le travail d’argumentation au sein des dispositifs participatifs s’édifie en effet principalement par les acteurs disposant des ressources les plus importantes (expertise et crédibilité » technique, réseaux interorganisationnels, capacités de mobilisation et de contremobilisation, etc.). Comme en témoignent les revendications militantes écologiques, des élus, de représentants des milieux agricoles, d’associations de quartiers et de lobbies immobiliers auxquelles se joignent les engagements d’autres citoyens ne prétendant pas incarner l’ensemble de la société civile (amis de la nature, défenseurs de sites menacés, pratiquants de techniques alternatives comme l’agriculture biologique, adeptes de la vie communautaire, etc.), les épreuves en justification consignées dans les mémoires préalablement déposés auprès de la Commission de consultation9 se focalisent en particulier sur des enjeux environnementaux. Portant un jugement sur les dangers du productivisme (les éléments naturels ne peuvent s’envisager sous le seul angle d’une ressource productive à disposition de l’Homme), les dérives de l’homo oeconomicus (les terres à vocation agricoles ne sauraient constituer l’objet de stratégies de prédation marchande), les dangers du productivisme et de la technologie triomphante, les épreuves de réalité s’articulent en effet à des contestations de nature écologique ; les dénonciations ciblent tour à tour l’assèchement de zones humides, la diminution de la surface boisée, les atteintes à la biodiversité, la réaffectation de terres agricoles à des fins résidentielles, industrielles ou commerciales (en particulier une enclave à l’est du territoire de la ville de Québec d’une superficie d’environ 200 hectares, les Terres des Sœurs de la Charité), qui participent d’une démultiplication des sources de pollution (stress phonique, atteinte à la qualité de l’air, multiplication des îlots de chaleur, etc.), de la dérégulation de services écosystémiques (pollinisation, fixation des nitrates, diminution de l’érosion, etc.), de l’épuisement de ressources naturelles (diminution des espaces verts de détente, disparition des terres nourricières de proximité, etc.) et d’une forme d’aliénation de l’individu.

Remettant en cause la capacité du système capitaliste à assurer la survie de l’humanité, ces dénonciations avancent au nom de la dignité morale que l’éthique accorde selon une conception biocentrique à chaque être et entité naturelle (Taylor, 1986) des éléments conceptuels relatifs aux relations d’interdépendance qui existent au sein d’une communauté biotique (Leopold, 1966 [1949]). Ces démonstrations d’empathie et de bienveillance inquiète aux diverses formes de vie et ce qui fait leur continuité ne renvoie pas étroitement aux seuls humains (Petit, 2014) mais s’étend également en vertu d’un vouloir-vivre à l’œuvre dans le monde du vivant à tout ce qui au sein d’une communauté écouménique est vulnérable et requiert protection (Hess, 2017) : les espèces, les espaces naturels, la qualité de l’air ou de l’eau, etc. (Laugier, 2012). Si ces préoccupations s’appuient sur les qualités morales qui se tissent au sein même des relations de proximité (Tronto, 2008), l’égale prise en compte de la dignité des humains et non-humains relie et (r)attache également à divers autres, des plus proches au plus éloignés (Pulcini, 2012) ; ces dispositions solidaires qui animent la nécessité d’agir pour le bien-être collectif connaissent alors une double extension spatiale et temporelle (les relations d’interdépendance distante) (Tronto 2009 [1993]). Nourris de la conviction qu’il n’existe qu’un seul monde et qu’à ce titre celui-ci doit être protégé (Paperman & Laugier 2005), ces engagements faits de sentiments, d’idéaux, de valeurs participent par l’implication émotive, la délibération argumentative et la justification de l’émergence d’un ordre de préférences partagées plus ou moins généralisées qui se rapporte indirectement aux formes diverses du bien et du juste, à des principes de justice laissant apparaître les contours d’une éthique du care qui interroge la question de l’organisation et de la distribution des soins dévolues à des individus, des biens et des situations caractérisés par une forme de vulnérabilité.

Mini et grands publics à l’appui d’une éthique du care

Débordant du périmètre de espaces institutionnels de discussion et de problématisation (Dryzek, 2000) « à dominante politique, administrative, scientifique » (Cefaï, 2002, cité par Cefaï, 2012, p.19), d’autres dynamiques s’articulent également à des scènes alternatives de la parole publique se distinguant non seulement des interactions limitées entre coprésents mais également des modes de communication (« one-to-many ») des médias écrits et audiovisuels de masse (presse, radio et télévision), tout en étant assurément en lien avec des « médiations (ce par quoi il faut passer) médiatiques et technologiques » (Granjon, 2014, p.13). S’appuyant sur différentes techniques de l’informatique, de l’audiovisuel, des multimédias et des télécommunications, ces modes d’engagement politique recourant aux possibilités offertes par le Web participatif permettent par différentes applications (Facebook, YouTube, Instagram, Wiki, Twitter, MeetUp, Reddit, Tumblr, etc.) et diverses fonctionnalités (folksonomies, RSS) d’accéder aux sources d’informations, d’en stocker les contenus, mais également de concevoir, communiquer et transmettre (many to many) sous différentes formes (écrit, sonore, visuel, statique ou animé) certaines productions symboliques (informations, savoirs, idéologies) tout en facilitant leur articulation (intertextualité, interdiscursivité). La mise en visibilité/publicité et la circulation de ces productions symboliques s’organisent selon différentes pratiques, des plus interpersonnelles au plus publique, anonyme et générale. Mettant en scène des affects, des sensibilités par des énonciations n’offrant généralement que des mises en forme minimales de prises de parole « qui se sédimentent sans autre cohérence que celle qu’offre la chronologie » (Benvegnu & Brugidou Lavoisier, 2008, p.58) au pied de chaque contribution par des « posts » mimant souvent le ton des conversations quotidiennes (interjections, formes lexicales, ponctuations, etc.), certaines renforcent au sein d’«  espaces de commentaires, de débats et de sociabilité » (Granjon, 2017, p.2) une toile relationnelle de proximité. En abaissant les barrières espace / temps entre émetteur et récepteur, auteurs et publics, ces nouvelles technologies permettent toutefois aisément de toucher des cercles sociaux et culturels plus éloignés de l’entourage familier qui concourent suivant diverses interdépendances, des entrelacements et complémentarités, des relations d’affinité et d’opposition, à la formation de configurations communautaires. Autorisant des échanges asynchrones et de pair à pair autant que synchrones et de masse (many-to-many), ces modes de sociabilité militante s’affranchissent également du modèle électif et affinitaire de la forme communautaire et permettent une mise en relation à des publics plus ou moins anonymes et potentiellement globalement dispersés. Renouvelant l’engagement politique des individus par une forme d’expression libérée dans un échange sur un pied d’égalité, ces nouvelles pratiques favorisant l’expression du plus grand nombre réactivent ainsi d’une certaine manière « des idéaux de démocratie directe ou quasi directe » (Fraser, 2005, p.65). Ces modes d’engagement réactivent en effet non seulement les formes d’activisme précédent mais permettent encore de déterminer par une production et mise en circulation rapide de données, d’informations et arguments stimulant une certaine politisation des citoyens, une scène d’énonciation, de définition, de reformulation et de persuasion indissociable d’opérations de narration, de dramatisation et d’argumentation qui participent suivant diverses trajectoires et chaînes de traductions de l’élaboration de diagnostics (métacritique) et pronostics (objectifs d’actions et légitimation stratégique) des problèmes collectifs susceptibles de reconfigurer des champs d’expériences, de ressaisir des agencements institutionnels, au besoin en confrontant les pouvoirs publics. Les formes d’interaction que ces échanges génèrent peuvent toutefois contraindre plutôt que renforcer la créativité collective ; l’indexation des pratiques individuelles à une communauté de convictions fédérée autour de la défense d’intérêts partagés résulte certes de logiques de circulation de la parole, de capacités d’attention et d’interprétation des acteurs, de ressources réflexives et critiques, elle procède toutefois également de pratiques d’échange favorisant davantage le ralliement à des opinions déjà conquises (biais de confirmation) (Sunstein, 2007). Ces échanges structurent en l’occurrence une scène délibérative oppositionnelle dont l’architecture et les ressources qui y sont mobilisées déterminent des règles d’échange, « des usages spécifiques de la parole publique » (Badouard, Mabi & Monnoyer-Smith, 2016, p.14) forgeant conséquemment des principes d’inclusion/exclusion (qui est légitime pour s’y exprimer) qui participent d’une fragmentation de l’espace public en clusters concurrents (Flichy, 2008) se polarisant autour de groupes d’acteurs déjà mobilisés politiquement par lesquels transite la majorité de l’information et qui parviennent en raison du nombre d’individus avec lesquels ils sont connectés à s’imposer dans les espaces de débat les plus à même de doter les arguments d’autorité et de pouvoir normatif. La raison publique tend alors à s’articuler aux discours dominants produits dans certaines arènes hégémoniques, les contre-discours trouvant à s’exprimer dans espaces plus confidentiels, ou hermétiques au plus grand nombre.

Si la cartographie des thèmes de discussion, des valeurs, rationalités ou visions du monde qui y sont avancés n’est pas aisée (Aubert, 2013), leur autorité-index évaluée (par des sites tels Alexa, Technorati, Twingly et eBizMBA, etc.) selon des critères variés ; recours à des hyperliens, présence sur d’autres sites web, nombre de clics de internautes, etc. ; rend compte de sens dominants ou alternatifs. Si les épreuves de vérité, s’appuyant sur des critères d’efficience ou des questions de profitabilité, objectivent principalement des grandeurs industrielles et marchandes qui assurent la satisfaction de besoins en termes d’infrastructures, de logements ou de loisirs, d’autres épreuves de réalité questionnent la fiabilité de certains objets industriels (plans, analyses statistiques, rapports d’expertise), défendent l’autorité de contenus sémantiques concurrents et dénoncent suivant une argumentation d’ordre civique des dispositifs dont la grandeur ne regarde pas qu’à l’intérêt commun. Étayées par une hétérogénéité de signes, symboles, indices et icônes (cartes, photographies, enquêtes…) par la médiation desquels des savoirs sont produits et partagés, elles engagent une critique radicale qui participe d’une forme de politisation de la question écologique (production de contre-expertises10, diffusion de pétitions11, rassemblement pour une action collective en protection contre l’urbanisation des zones agricoles12, etc.). Certaines épreuves existentielles appellent encore des réformes institutionnelles du régime démocratique qui concernent tant la citoyenneté (implication directe des citoyens non seulement aux processus de discussion mais également de décision, gestion et contrôle), la justice sociale que la solidarité (préservation qualité de vie, préservation d’un patrimoine commun, responsabilité vis-à-vis des générations futures, etc.) ; elles témoignent conséquemment d’une volonté instituante de promouvoir, entre reconnaissance de l’existence d’un besoin et évaluation de la possibilité d’y apporter une réponse, un agir collectif « susceptible d’induire d’autres résultats, généralement (mais pas toujours) plus convaincants du point de vue de l’intérêt poursuivi ou de la préoccupation énoncée, que ce qui aurait résulté de l’intervention du seul État ou du seul marché » (Misonne, de Clippele & Ost, 2018, p.61).

D’une attention portée à la vie humaine et à ce qui fait sa continuité à la question des communs

Les arguments portés dans l’arène délibérative de ces dispositifs participatifs prennent ainsi en charge des problématiques de société dont le traitement par l’action publique et le marché est jugé insatisfaisant ; ils permettent de penser une sortie d’un monde industriel et marchand fondé sur la rationalité néolibérale par des dynamiques ascendantes d’innovation sociale, politique et économique, par un mode de faire ou de partager vertueux réclamant une forme d’attention à l’autre, un sens des vulnérabilités et des responsabilités qui débouchent sur une conception nouvelle des relations et du social. La dimension générative et mobilisatrice de ces engagements participe en effet d’une prise de conscience (plus ou moins) collective et de prises de positions, d’une éthique qui consiste pour une communauté de destin à placer au premier rang de ses préoccupations le souci constant de préserver une capacité de projection dans un monde civique en gestation, de ne pas altérer une liberté de choix et d’action future (Umberto, 2009).

En soulignant ce qui importe, ce qui compte— à la fois de ce dont ils se soucient, et de ce dont ils dépendent, les acteurs impliqués dans ces processus démocratiques réactualisent ainsi la question des communs. Au-delà d’une conception naturalisante, d’approches économique (ressource réifiée non-exclusive) ou juridique (régimes de propriété), les communs, envisagés dans leur double acception matérielle (forêts, rivières, champs, etc.) et immatérielles (valeurs, codes et représentations sociales, savoirs et savoir-faire, etc.), résultent en effet d’une réflexion collective et l’expression d’une volonté générale qui s’appuient sur des dimensions relationnelles et évolutives construites « à partir d’éléments légués, puis ajustés, retravaillés, relus en fonction des injonctions du présent, […] à partir d’éléments inédits, émergents » (Sgard, 2010, p. 11), par lesquelles une communauté de care se considérant solidaire et légitime (Ostrom, 2015) déclare dans l’accord ou la controverse comme dignes de l’intérêt général. Suivant l’évaluation d’un rapport de grandeur entre ce qui relève des intérêts privés et du bien public, ils participent également au-delà des régimes de propriété de l’établissement d’un ensemble de règles d’usage, de co-production, de partage, gestion et contrôle collectif qui permet d’éviter une tragédie (Hardin, 1968).

Dans le cadre de la révision du Schéma d’aménagement et de développement de l’agglomération de Québec, ces engagements autour des communs participent plus particulièrement de la transformation de statuts sociaux, d’une mise en conformité à de nouvelles normes sociales réveillées au nom d’intérêt supérieur. Fondant leur justifications civique et écologique sur la vocation nourricière de ces terres très fertiles et la nécessité de les préserver pour maintenir une relative autonomie alimentaire, favoriser des circuits courts d’approvisionnement moins dommageables pour l’environnement, mais également pour assurer un soutien à l’emploi et l’établissement de la relève agricole, de nombreux acteurs mobilisés tentent en effet d’attribuer et faire reconnaître par l’ensemble du corps social un statut particulier à l’un des plus vastes poumons verts de l’Agglomération du Québec (les Terres d’Espérance ou Terres des Sœurs de la Charité représentent pas moins de 567 hectares de terres agricoles). Se constituant en référence à une cité inspirée valorisant la singularité, la beauté, plusieurs interventions mentionnent encore la valeur esthétique inestimable de ces terres si emblématiques dans le paysage de la Ville de Québec. Avançant des arguments de nature domestique, ils insistent enfin sur la nécessité de reconnaître et protéger la qualité patrimoniale des Terres de l’Espérance, propriété depuis la fin du XIXe siècle des Sœurs de la charité dont l’œuvre hospitalière majeure à Québec figure déjà dans l’Inventaire du patrimoine immatériel religieux du Québec.

S’envisageant non pas en qualité de propriétaire ou de souverain mais comme dépositaires et administrateurs des générations présentes et futures, plusieurs acteurs avancent ainsi différentes propositions sous-tendues par des formes de solidarité visant à modifier collectivement les modes d’accès, d’usage, de gestion et de contrôle de ces terres qu’il s’agit de préserver d’une dénaturalisation (réaffectation à des fins résidentielles et commerciales) dont les externalités seraient préjudiciables pour les générations présentes et à venir. Ils tentent plus particulièrement d’asseoir la légitimité de différentes argumentations visant à généraliser une pratique ayant déjà fait ses preuves (Fiducie du patrimoine culturel des Augustines13, Fiducie Protec-Terre de la ferme Cadet Roussel14, etc.) ; ils en appellent en effet à la constitution d’une fiducie d’utilité sociale (article 1270 du Code civil du Québec)15 qui permettrait d’envisager diverses modalités de préservation et d’aménagement, des formes inédites d’organisation fonctionnelle (aménagement mixte, équipements et autres services de proximité gérés collectivement) qui participeraient par ailleurs de certaines innovations éco-technologiques et socio-techniques, par lesquelles un collège de fiduciaires (idéalement constitué de citoyens, élus, représentants agro-forestiers, du tourisme, du commerce et de l’industrie, etc.) jouissant de l’usus et du fructus mais pas l’abusus (c’est-à-dire l’aliénation de la ressource) s’obligerait, par le fait de son acceptation, à détenir et à administrer ces terres dans l’intérêt d’une communauté œcuménique et de ce qui fait sa continuité.

Décision collective et remarques conclusives

Révélatrices à plusieurs égards des territoires, des sociétés qui les habitent et des tensions qui les traversent, la révision du Schéma d’aménagement et de développement de l’agglomération de Québec met en évidence des points de vue et rationalités en opposition (conflit d’usage, d’aménagement, lié à l’environnement, etc.) sous-tendus par des rapports de force opposant des individus, des collectifs (associations, lobbys, etc.) et des institutions que la mise en œuvre de l’ordre participatif ne parvient pas à juguler ; les dispositifs délimitant trop strictement l’espace autorisé et valorisé des modes d’engagements, d’expression des revendications et d’interpellation du pouvoir (Eliasoph, 1998) paraissent en effet freiner considérablement les possibilités d’émergence d’« une communauté de convictions rationnellement motivées » (Habermas, 1987, p. 26). L’institutionnalisation de la participation soulève ainsi quelques questions sur son efficacité, que ce soit dans la manière de poser les problèmes et d’y répondre ; pour les plus sceptiques, ces procédures saisies par les institutions du pouvoir permettent d’afficher un semblant de cautionnement légitimant aux processus qui consacrent la mise en acte d’une entente (Thomassian, 2009) mais laissent surtout une latitude décisionnelle décisive à un nombre restreint d’acteurs au bénéfice de pouvoirs d’édiction, d’exécution et d’évaluation des politiques publiques (Raymond, 2009) qui sert « l’autoreproduction d’un système politique relativement clos (Aldrin & Hubé, 2016).

De rassemblements plus circonstanciels (confrontations, actions symboliques) à des mouvements sociaux de plus grande envergure (mobilisations, rassemblements, etc.), d’autres processus investissent toutefois des espaces de délibération de la raison publique relativement indépendants des agents de programmation et de régulation de l’ordre politique qui sont envisagés comme autant de lieux d’action sur le monde (Miège, 2008). Participant de la formation de micro-publics concurrents et de publics plus rassembleurs, ils structurent en effet une scène d’énonciation, persuasion et contre-mobilisation qui met à l’épreuve des arguments et des propositions à partir desquels sont coproduits des savoirs qui servent à différents degrés de légitimité et validité à formuler des buts collectifs (Louvet, 2005) et à hiérarchiser des préférences collectives. Les nouvelles technologies de l’information et la communication semblent à cet égard offrir des possibilités intéressantes en termes d’échanges et d’élaboration d’arguments. Les formes d’interaction que ces technologies génèrent tendent cependant à favoriser un échange d’informations intra-citoyen qui renforce avant tout un espace public sociétal (Miège, 2008) ; le passage de l’indignation personnelle à l’édification d’un espace public oppositionnel semble en effet réfréné par une forme de dilution des potentiels de ralliement et des capacités de mobilisation dans un bavardage diversement légitimitisés et publicisés. De plus, lorsque ces pratiques démocratiques en ligne permettent de structurer une scène délibérative qui donne voix sans passer par les filtres journalistiques et médiatiques aux opinions non-conventionnelles, elles tendent toutefois à articuler la raison publique aux discours dominants produits dans certaines arènes hégémoniques, les contre-discours trouvant uniquement à s’exprimer dans espaces plus confidentiels ou hermétiques au plus grand nombre.

S’ils semblent desservir des mécanismes d’extension des capacités d’action, d’émancipation individuelle et collective, ces différents engagements permettent néanmoins à différents acteurs de participer à une lutte pour l’effectivité toujours recomposée d’une égale possibilité d’influencer l’ordonnancement des répertoires d’êtres, de choses et de dispositifs hétérogènes tenus en cohabitation et corrélation réciproque dans une cité. La mise en forme des registres d’évaluations, des possibilités d’ajustement et des ordres légitimes bute toutefois contre un plurilemme, une difficulté à réduire la multitude des sens de la justice à une conception unifiée du bien commun. Confrontant des objets ambigus dont la qualification trouve sens dans des mondes différents, les acteurs dotés de capacités réflexives et argumentatives témoignent toutefois de leurs habilités à interroger les facteurs de contingences qui pourraient être à l’origine des défaillances, de leurs aptitudes à évaluer la justesse et la rationalité des arguments avancés et à éviter des affrontements ontologiques ou axiologiques irrémédiables (Angenot, 2008).

Faisant passer les intérêts situés vers un terrain d’entente potentiellement beaucoup plus large, ils font en effet montre de leurs capacités à arbitrer entre la satisfaction de leur intérêt personnel et l’avènement d’une éthique de l’agir individuel et collectif œuvrant pour une responsabilisation grandissante de nouveaux acteurs en matière d’environnement, soit une forme de sociétalisation de la question écologique qui participe d’une dénonciation de la valorisation financière des espaces urbains et périurbains par la rente immobilière et de la dégradation de l’environnement par l’expropriation capitaliste. La montée en généralité laisse émerger certains référentiels, des principes d’équité, des sens de justice environnementale qui occasionnent des remises en cause de rapports sociaux institués, des déplacements de cadres moraux diffusant et justifiant de nouveaux modes d’agir susceptibles de promouvoir dans le présent et à l’avenir l’accomplissement de pratiques de care sur le terrain de communautés écouméniques de proximité, mais encore de fonder, en vertu d’une relation de care potentiellement offerte à tous, une norme de bienfaisance présentant des affinités avec un régime d’agapé et ouvant la voie de la réalisation d’un bien commun, d’une paix en amour (Boltanski, 1990).

Cette façon de construire un monde commun ne peut toutefois se soustraire à une forme de validation collective adossée à des dispositifs institutionnels dont la mise en place et le déroulement sont en l’occurrence assurés par des instances étatiques se présentant comme les plus à même de rendre compte du panoptique des visions et divisions servant de point d’appui aussi bien à la critique qu’à l’établissement d’accords sur le bien commun. S’appuyant sur l’autorité jugée légitime et sérieuse de la critique écologique portée dans l’espace des débats, le ministère des Affaires municipales et de l’Habitation sanctionne en l’espèce le projet d’amendement du Schéma d’aménagement et de développement révisé de l’agglomération de Québec d’un avis de non-conformité aux orientations gouvernementales, ce qui permet d’éviter le dézonage de 567 hectares d’espaces verts, dont les 200 hectares des terres des Sœurs de la Charité, tout en laissant imaginer, en vertu la prééminence d’un intérêt collectif, l’établissement prochain d’un ensemble de règles d’utilisation et de gestion visant à préserver des ressources matérielles et immatérielles jugées indispensables à la survie d’une communauté de destin.

Cette étude interroge ainsi indirectement l’attention portée par les pouvoirs publics à l’engagement citoyen, à la prise en compte des capacités critiques, des revendications et sens du juste exprimés dans l’arène des débats. S’il convient de ne pas passer sous silence les « opérations de dévoilement, caractéristiques des analyses menées par la sociologie critique » (Gourgues & Rui & Topçu, 2013, p.12) qui tendent à réduire les dispositifs participatifs et/ou délibératifs à une mise en scène politique ayant pour ambition d’apaiser et donc de réduire les conflits par une domestication des acteurs mobilisés, il serait toutefois erroné de céder à une vision désenchantée réduisant la portée des engagements citoyens à une simple dimension symbolique. Même si les activités d’approbation et validation demeurent l’apanage des élus locaux et des administrations régionales, cette étude démontre en effet que l’engagement citoyen suivant des formes de politisation plus ou moins ordinaire, des résistances, des pratiques délibératives pèse non seulement de façon décisive sur la détermination des politiques publiques en matière d’aménagement et développement du territoire, mais détermine encore la production de règles nouvelles plus ou moins formalisées, étayées de principes d’équité et de justice environnementale, qui visent à préserver au bénéfice des générations présentes et futures des ressources vulnérables d’un épuisement irrémédiable.

Références bibliographiques

  • Aldrin, P., Hubé, N. (2106). L’État participatif. Le participationnisme saisi par la pensée d’État. Gouvernement et action publique, 2(2), 9-29.

  • Angenot, M. (2008). Dialogues de sourds. Traité de rhétorique antilogique. Paris : Mille et une nuits.

  • Archer, M. S. (2003). Structure, Agency and the Internal Conversation. Cambridge: Cambridge University Press.

  • Aubert, I. (2013). Réviser l’« espace public » avec la sociologie. Un regard sur la théorie de Bernhard Peters. Participations, 1(5), 177-199.

  • Bacqué, M-H., Rey, H., Sintomer, Y. (2005). La démocratie participative, un nouveau paradigme de l’action publique ? Dans M-H Baqué, H. Rey, Y. Sintomer (dir.), Gestion de proximité et démocratie participative. Une perspective comparative, pp. 9-46. Paris : Editions La Découverte.

  • Badouard, R., Mabi, C., Monnoyer-Smith, L. (2016). Le débat et ses arènes. À propos de la matérialité des espaces de discussion. Questions de communication, 2(30), 7-23.

  • Benvegnu, N., Brugidou Lavoisier, M. (2008). Prendre la parole sur internet. Des dispositifs sociotechniques aux grammaires de la discussion. Réseaux, 4(150), 51-82.

  • Berger, M., Charles, J. (2014). Persona non grata. Au seuil de la participation. Participations, 2(9), 5-36.

  • Blanc, M. (1992). Pour une sociologie de la transaction sociale. Paris : L’Harmattan.

  • Boltanski, L. (1990). L’amour et la justice comme compétences: Trois essais de sociologie de l’action. Paris: Editions Métailié.

  • Boltanski, L., Chiapello, E. (1999). Le nouvel esprit du capitalisme. Paris : Gallimard.

  • Boltanski, L., Thévenot, L. (1991). De la justification, les économies de la grandeur. Paris : Gallimard.

  • Cefaï, D. et al. (2012). Ethnographies de la participation. Participations, 3(4), 7-48.

  • Cefaï, D. (1996). La construction des problèmes publics. Définitions de situations dans des arènes publiques. Réseaux, 1(75), 43-66.

  • Chambers, S. (2011). Rhétorique et espace public : la démocratie délibérative a-t-elle abandonné la démocratie de masse à son sort ? Raisons politiques, 2(42), 15-45.

  • Corcuff, P. (2001). Usage sociologique de ressources phénoménologiques ; un programme de recherche au carrefour de la sociologie et de la philosophie. Dans J. Benoist, B. Karsenti, Phénoménologie et sociologie, (pp.105-127). Paris : PUF.

  • Damay, L. (2006). L’action publique délibérative au niveau local : l’habitant expert de son quotidien ? Dans F. Cantelli, S. Jacob, J.-L. Genard et C. De Visscher, Les constructions de l’action publique, pp.203-225.Paris : L’Harmattan.

  • Eliasoph, N. (1998). Avoiding Politics. How Americans Produce Apathy in their Everyday Life. Cambridge : Cambridge University Press.

  • Flichy, P. (2008). Internet et le débat démocratique. Réseaux, 4(150), 159-185.

  • Fourniau, J.-M. (2007). L’expérience démocratique des « citoyens en tant que riverains » dans les conflits d’aménagement. Revue européenne des sciences sociales, XLV-136. Récupéré le 18.12.2018 de http://ress.revues.org/95.

  • Fraser, N. (2005). Repenser l’espace public : une contribution à la critique de la démocratie réellement existante. Dans N. Fraser, Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution, pp. 107-144. Paris : La Découverte.

  • Goffman, E. (1987). Façons de parler. Paris : Editions de Minuit.

  • Gourgues, G., Rui, S., Topçu, S. (2013). Gouvernementalité et participation. Participations, 2(6), 5-33.

  • Granjon, F. (2017). Mobilisations numériques: Politiques du conflit et technologies médiatiques. Paris : Presses des Mines.

  • Granjon, F. (2014). Citoyenneté, médias et TIC. Réseaux, 2(184-185), 95-124.

  • Habermas, J. (1987 [1981]). Théorie de l’agir communicationnel. Tome 1 : Rationalité de l’agir et rationalisation de la société. Paris : Éditions Fayard.

  • Hardin, G. (1968). The Tragedy of the Commons. Science, 162(3859), 1243-1248.

  • Hess, G. (2017). Réconcilier l’éthique environnementale et l’écologie politique : une analyse méta-éthique. La Pensée écologique, 1(1).

  • Lafaye, C., Thévenot, L. (1993). Une justification écologique ? Conflits dans l’aménagement de la nature. Revue Française de Sociologie, 34(4), 495-524.

  • Latour, B. (1995). Moderniser ou écologiser ? A la recherche de la « septième » cité. Ecologie Politique, 13, 5-27.

  • Laugier, S. (2015). Care, environnement et éthique globale. Cahiers du Genre, 2(59), 127-152.

  • Leopold, A. (1966 [1949]). A Sand County Almanac With Other Essays on Conservation From Round River. New York et Oxford: Oxford University Press.

  • Louvet, N. (2005, Les conditions de la concertation productive dans l’action locale : Le cas des plans de déplacements urbains. Paris : Ecole des Ponts.

  • Miège, B. (2008). Médias, médiations et médiateurs, continuités et mutations. Réseaux, 2(148-149), 117-146.

  • Misonne, D., de Clippele, M.-S., Ost, F. (2018). L’actualité des communs. À la croisée des enjeux de l’environnement et de la culturel. Revue interdisciplinaire d’études juridiques, 2(81), 59-81.

  • Ostrom, E. (2015). Governing the Commons. The Evolution of Institutions for Collective Action. Cambridge : Cambridge University Press.

  • Paperman, P., Laugier, S. (2005). Le souci des autres. Éthique et politique du care. Paris : Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales.

  • Petit, E. (2014). Ethique du care et comportement pro-environnemental. Revue d’économie politique, 2(124), 243-267.

  • Pulcini, E. (2012). Donner le care. Revue du MAUSS, 39, 49-66.

  • Quéré, L. (2000). Perception du sens et action située. Dans M. de Fornel, L. Quéré, La logique de situations, pp. 301-338. Paris : Éditions de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales.

  • Sgard, A. (2010). Le paysage dans l’action publique : du patrimoine au bien commun. Développement durable et territoires, 1(2). Récupéré le 01.02.2020 de http://journals.openedition.org/developpementdurable/8565.

  • Sintomer, Y. (2011). Délibération et participation : affinité élective ou concepts en tension ? Participations 1(1), 239-276.

  • Sunstein, C. R. (2007). Republic.com 2.0. Princeton : Princeton University Press.

  • Taylor, P. W. (1986). Respect for nature. A theory of environmental ethics. Princeton: Princeton Univ. Press.

  • Thomassian, M. (2009). La « Fabrique » de décisions concertées en vue de réduire le risque d’inacceptabilité sociale. Négociations, 1(11), 185-198.

  • Tronto, J.C. (2009 [1993]). Un monde vulnérable. Pour une politique du care. Paris : La Découverte.

  • Tronto, J.C. (2008). Du Care. Revue du MAUSS2(32), 243-265.

  • Umberto, L. (2009). De la souveraineté à la coopération : l’émergence d’intérêts collectifs. Dans A. Constantinides, N. Zaïkos, The Diversity of International Law : Essays in Honour of Professor Kalliopi K. Koufa, pp. 607-625, Leiden : Martinus Nijhoff Publishers.

  • Urfalino, P. (2007). La décision par consensus apparent. Nature et propriétés. Revue européenne des sciences sociales, XLV-136, 47-70.

  • Young, I.M. (2012). Communication et altérité. Au-delà de la démocratie délibérative. Dans C. Girard, A. Le Goff, La démocratie délibérative. Anthologie de textes fondamentaux, p. 293-326. Paris : Hermann.

  • Young, I.M. (2000). Inclusion and Democracy. New York: Oxford University Press.

1 Les sources analysées regroupent des documents de communication et positionnement des acteurs (communiqués et dossiers de presse, dossiers d’expertise, mémoires, pétitions, journaux, présentations diverses, sites internet), des compte-rendus des débats et des bilans de la concertation, des études et rapports d’enquêtes officiels.

3 Celle-ci est composée des représentants des trois villes faisant partie de l’agglomération, soit 4 représentants de la Ville de Québec, 1 représentant de L’Ancienne-Lorette et 1 représentant de Saint-Augustin-de-Desmaures

5 des habitants de la ville de Québec âgés entre 36 et 65 ans

6 https://www.youtube.com/watch?v=0GRDrR-B1aA (consulté le 30.12.2018)

10 sondage réalisé par SOM à l’initiative d’une coalition d’agriculteurs, d’organismes en préservation du patrimoine et de l’environnement (Craque-Bitume, Les Urbainculteurs. Fondation David Suzuki, etc.).

11 notamment la pétition de l’Union des Producteurs Agricoles

12 200 citoyens ont notamment arpenté les Terres de l’Espérance le 10 mai 2017

13 http://www.augustines.ca/fr/home/index (consulté le 03.11.2019)

Share This