Les chefs d’État et de gouvernement ont tenu leur ultime sommet en 2020, ce qui leur a permis de débloquer l’accord sur le budget européen 2021-2027 et sur le plan de relance et de résilience post-Covid baptisé NextGenEU. Ce paquet, qui requiert l’unanimité, était jusque-là bloqué par les gouvernements hongrois et polonais, en raison de la mise en place d’une conditionnalité des versements des subsides européens au respect des engagements pris par les États Membres au moment de leur adhésion en matière d’État de droit.

Philippe Lamberts

Jusqu’ici, mis à part l’article 7 du Traité – qui permet la suspension du droit de vote d’un État Membre – ainsi que les procédures ordinaires d’infraction, l’UE ne disposait pas d’un levier efficace pour faire tenir ces engagements. En effet, l’Article 7 exige l’unanimité au Conseil (à l’exclusion du membre concerné) ; il suffit donc qu’un seul autre État Membre s’oppose à la sanction pour la bloquer. Le règlement qui a fait l’objet d’un accord entre Parlement et Conseil prévoit la possibilité de suspendre les versements de tout ou partie des subsides européens au cas où le non-respect des règles d’État de droit (comme par exemple l’indépendance de la justice) met en danger le bon usage de ces subsides. Et la procédure ne requiert pas l’unanimité mais bien la seule majorité qualifiée (les 2/3 des États Membres représentant au moins 55% de la population de l’Union). Elle n’est certes pas un substitut parfait à l’Art.7 puisque tous les reculs en matière d’État de droit et de libertés fondamentales ne sont pas sanctionnables, mais elle donne à l’UE un levier véritablement utilisable, à condition bien sûr qu’existe la volonté politique de s’en servir.

C’est bien pour cela que les gouvernements autocratiques hongrois et polonais ont voulu bloquer le texte. Celui-ci ne requiert pas l’unanimité, mais comme il avait été joint au paquet budgétaire – qui lui la requiert bien – Viktor Orban et Tadeusz Morawiecki ont fait usage de leur droit de veto sur l’ensemble pour tout bloquer. Je me réjouis que le blocage ait été levé sans que le texte du règlement n’ait été modifié d’une virgule : celui-ci sera adopté tel quel.

Concrètement, Orban et Morawiecki ont gagné du temps – jusqu’aux prochaines élections dans leurs pays respectifs – mais l’outil sera adopté.

Cependant, les conclusions du Conseil Européen (qui ne sont pas juridiquement contraignantes) précisent que ce règlement ne s’appliquera pas aux versements prévus dans le cadre budgétaire 2014-2020 et qu’au cas où un État Membre le soumettrait à un examen préjudiciel par la Cour de Justice de l’UE, aucune procédure ne serait engagé sur sa base tant que le jugement ne serait pas rendu. Concrètement, Orban et Morawiecki ont gagné du temps – jusqu’aux prochaines élections dans leurs pays respectifs – mais l’outil sera adopté. Il restera à la Commission Européenne à rassembler dès à présent les éléments concrets – qu’il s’agisse de la Hongrie, de la Pologne mais aussi de tout autre État Membre – pour engager les procédures adéquates. Et elle pourrait le faire dès l’entrée en vigueur du texte, n’étant pas liée juridiquement par les conclusions du Conseil.

Le déblocage obtenu permettra au Parlement, mercredi prochain, d’adopter à son tour le paquet budgétaire et le plan NextGenEU. Pour la première fois, le groupe Verts/ALE apportera ses votes à l’ensemble du paquet ; outre la conditionnalité « État de droit » évoquée ci-dessus, nous y voyons en effet plusieurs avancées très significatives :
1. L’élément qui a emporté notre décision est non pas le volume de l’ensemble – bien en deçà des attentes du Parlement – mais bien son orientation. En effet, pour la première fois et à rebours de la volonté historique de la Commission Européenne – des quotités juridiquement contraignantes seront imposées aux dépenses européennes : 30% devront être consacrés à la lutte contre le changement climatique ainsi que 7.5% (dès 2024) puis 10% (dès 2026) à la lutte contre la perte de biodiversité. Le délai consenti pour ce dernier objectif doit donner à la Commission le temps de développer une méthodologie de mesure robuste des dépenses liées à la lutte contre la perte de biodiversité. Quant à celle utilisée actuellement pour les dépenses liées à la lutte contre le changement climatique, jugée totalement inadaptée par la Cour des Comptes Européenne, elle sera fondamentalement revue dans un sens plus restrictif. Ces quotités obligatoires vont nous donner un levier puissant pour forcer une réorientation profonde des politiques européennes, à commencer par la politique agricole commune (PAC). En effet, celle-ci représente encore 40% du budget européen et il sera impossible de réaliser les objectifs fixés sans la revoir fondamentalement ; la bataille récemment perdue pourrait ainsi être regagnée par la biais de ces quotités, que l’on peut à juste titre porter au crédit des écologistes et qui s’appliqueront aussi en principe au plan NextGenEU.


2. Par ailleurs, ce plan constitue lui aussi une innovation de première importance. Pour apporter sa contribution à l’effort de reconstruction économique suite à la pandémie, l’UE va emprunter collectivement 750 milliards d’euros, dont 390 seront déboursés sous formes de subsides, le reste l’étant sous formes de prêts aux Etats-Membres. L’élément crucial est que la clé de répartition des dépenses entre les États Membres a été établie en fonction des besoins, alors que la clé de remboursement des emprunts sera de facto basée sur les capacités. Même s’il est de portée et de durée limitées, il s’agit donc bien d’un mécanisme de solidarité financière entre les États Membres. 


3. Quant au remboursement de ces emprunts, ils mènera à une autre innovation de taille : le recours à ce que l’on appelle en jargon européen les ressources propres, c’est-à-dire à des impôts européens. Le budget européen est aujourd’hui essentiellement financé par des contributions des États Membres, ce qui mène à des discussions égoïstes et sans fin à chaque exercice. L’idée est ici de mettre en place une fiscalité carbone aux frontières de l’UE, une taxe sur les plastiques à usage unique, une taxation des entreprises multinationales du numérique ainsi qu’à terme, une taxe sur les transactions financières. Ici, l’accord entre Parlement et Conseil porte à la fois sur le catalogue de ces impôts européens et sur le calendrier de leur mise en œuvre. Pour chacun d’entre eux, la bataille restera à mener sur leur assiette et leurs taux, une bataille dans laquelle le Parlement n’a juridiquement aucun pouvoir puisque ce sont les Etats-Membres, et encore à l’unanimité, qui ont l’exclusivité du droit de décider. Pour comparaison, il y a sept ans, le Parlement Européen avait tout au plus obtenu la mise sur pied… d’un groupe de travail sur le sujet. Lequel s’est réuni, a produit un rapport lequel est resté lettre morte. Cette fois, la feuille de route est fixée et elle est, sinon juridiquement, du moins politiquement contraignante. Comptez sur nous pour garder la pression dans les années qui viennent.

L’accord constitue donc un progrès par rapport aux textes actuels – ce dont nous nous réjouissons – mais ce progrès demeure insuffisant.

Le Conseil Européen a aussi adopté une position commune sur le relèvement indispensable des objectifs de réduction des émissions de CO2 à l’horizon 2030. Jusqu’ici, les chefs d’État et de Gouvernement s’étaient en fanfare ralliés à l’objectif de neutralité carbone en 2050, laissant de côté la question cruciale des objectifs à 2030, fixés actuellement à -40%. À titre indicatif, les éléments scientifiques en notre possession indiquent que, si l’on veut atteindre l’objectif de contenir le réchauffement à moins de 2°C et le plus proche possible de 1.5°C, l’UE devrait réduire ses émissions de 65% à l’horizon 2030. Malgré cela, la Commission européenne a proposé un objectif de réduction « d’au moins 55% » dans le texte de sa loi climat ; c’est sur cet objectif que les Chefs d’État et de Gouvernement se sont entendus. Et encore, en le mâtinant d’un adjectif « net », ouvrant la porte à la prise en compte des puits de carbone naturels, ce qui abaisserait encore de quelques pourcents l’effort annoncé. L’accord constitue donc un progrès par rapport aux textes actuels – ce dont nous nous réjouissons – mais ce progrès demeure insuffisant. Mais il faut à nouveau le répéter, les conclusions du Conseil Européen sont une orientation politique, elles ne sont pas la loi ; celle-ci est en cours de négociation entre les ministres concernés des 27 États Membres et le Parlement ; celui-ci a adopté une position plus ambitieuse : – 60% et sans la prise en compte des puits de carbone. La négociation sera âpre et nous comptons bien renforcer encore l’ambition européenne.

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