Travailler de manière éthique et cohérente dans un domaine aussi complexe que celui de la coopération au développement peut s’avérer être un véritable défi, voir un idéal inatteignable. Que ce soit au niveau d’une ONG, d’un Etat ou d’une organisation internationale, les programmes de développement entrent souvent en contradiction avec d’autres thématiques internationales telles que le commerce, la finance ou la géopolitique.

De plus en plus de mécanismes existent afin de renforcer cette cohérence et professionnaliser les acteurs du développement. Mais, ce faisant, les pressions administratives et institutionnelles en sortent renforcées, faisant peser un risque sur la cohérence des programmes.

Dès lors, la cohérence au sein de la coopération au développement est-elle une inaccessible étoile ?

Politiques internationales de nos États

La cohérence : un processus de longue haleine

Les contradictions de la coopération au développement, si elles restent importantes, ont toutefois eu tendance à s’amoindrir au fil des années grâce à une prise de conscience progressive de la responsabilité des Etats, à un renforcement du rôle de « Watchdog » des ONG et à la mise en place de normes internationales sur la question. Nous sommes désormais loin des années 80 où le FMI et la Banque Mondiale mettaient en place les « Politiques d’Ajustement Structurels », c’est-à-dire des stratégies visant à permettre aux Etats du Sud de rembourser leurs dettes aux pays riches. Via la libéralisation de leur économie, la spécialisation de leur agriculture vers l’exportation, la restructuration de leurs services sociaux et bien d’autres politiques d’économie budgétaires, les pays du Sud étaient censés redresser leur balance commerciale… il n’en sera rien et l’écroulement du prix des matières premières ne fera qu’encore creuser leurs dettes.

A l’aube du deuxième millénaire, l’OCDE va reprendre le leadership sur la question de l’efficacité et de la cohérence de l’aide au développement. Tout d’abord à Rome (2002) puis à Paris (2005), Accra (2008) et Busan (2011).

La Déclaration de Paris de 2005 est à ce titre un élément majeur : les pays donateurs se mettent d’accord pour se concerter davantage dans leurs politiques de coopération, se répartir les tâches et surtout s’aligner sur les politiques et stratégies de réduction de la pauvreté du pays bénéficiaire. Un véritable saut qualitatif est réalisé. Le pays bénéficiaire devient un partenaire et doit impérativement impliquer sa société civile dans la rédaction de ses stratégies de développement. Certains biais subsistent tout de même : les institutions internationales peuvent invalider les documents de stratégie de réduction de la pauvreté (à savoir, les DSRP) s’ils sont de qualité insuffisante ou rédigés de manière non concertés avec la société civile.

En 2008, le sommet de Accra ajoute, aux 5 principes de la Déclaration de Paris, 4 nouveaux éléments : prévisibilité de l’aide, usage prioritaire des systèmes nationaux des pays bénéficiaires, conditionnalité de l’aide basée sur des principes de développement, et déliement de l’aide.

Outre l’efficacité, l’OCDE a également travaillé spécifiquement sur la cohérence des politiques de développement. Elle publie notamment un rapport annuel sur la question. Grâce à la mise en place d’indicateurs et l’analyse détaillée des politiques de développement de ses membres, il vise une amélioration constante dans ce domaine. C’est ainsi qu’à l’invitation de l’OCDE, la Belgique a créé en 2014 un « conseil consultatif sur la cohérence des politiques de développement »(CCPD[[http://www.ccpd-abco.be

]]). A ce jour, 7 avis ont ainsi pu être rendus aux autorités fédérales.

Contradictions entre coopération bilatérale indirect et coopération multilatérale

Mais malgré des avancées importantes au niveau international et un travail certain de la Belgique pour renforcer la cohérence de son aide au développement, tout n’est malheureusement pas rose.

Un des premiers points d’achoppement éthique se situe dans les contradictions entre la coopération multilatérale (relevant des fonds octroyés par la Belgique à une institution internationale) et la coopération bilatérale indirecte (relevant des fonds octroyés par la Belgique à une ONG). SOS-faim dénonce ainsi, dans sa dernière campagne[Campagne à laquelle nous vous invitons chaleureusement à participer : [http://www.toustrompes.be

]], la schizophrénie de l’Etat belge qui soutient l’agrobusiness en versant des fonds à la Banque Mondiale (BM) tandis qu’il revendique son soutien à l’agriculture familiale lorsqu’il finance les ONG belges. Ainsi pour exemple, l’État congolais a lancé une initiative de création de Parcs Agro-Industriels (PAI) financés à hauteur de 100 millions $ par la Banque Mondiale. Ces PAI d’une superficie variant de 1.000 à 150.000ha favorisent l’accaparement des sols par des grandes entreprises et se révèlent souvent peu ou pas rentables. La Belgique contribue à cette initiative, en finançant la BM, mais déclare par ailleurs soutenir principalement l’agriculture familiale[Conseil consultatif sur la cohérence des politiques, La cohérence des politiques belges en faveur du développement en Afrique centrale, 14 janvier 2016, [http://www.ccpd-abco.be/wp-content/uploads/2015/05/CCCPD-Afriquecentrale.pdf

]], directement affaiblie par ces systèmes de Parcs Agro-Industriels favorisant l’accaparement des terres à grande échelle. Ainsi dans sa note stratégique sur les questions d’agriculture et de sécurité alimentaire, la coopération au développement belge indique :

« La Belgique inscrit sa coopération agricole en soutien à l’agriculture familiale en vue de contribuer à la sécurité alimentaire des populations et à une croissance économique durable et créatrice d’emplois décents. »[Note stratégique pour le secteur de l’agriculture et de la sécurité alimentaire, 26 octobre 2010, [http://diplomatie.belgium.be/sites/default/files/downloads/note_strategique_agriculture_securite_alimentaire.pdf

]]

Toujours dans le même contexte, comment interpréter le soutien de la Belgique à la reconduction de l’autorisation du Glyphosate en juin 2016 alors qu’elle soutient en même temps des ONG favorisant l’agroécologie et luttant ouvertement contre ces produits néfastes pour l’homme et l’environnement ? Difficile pour le grand public, dans ces conditions, de comprendre la stratégie de l’Etat ou celle des ONG qu’il finance.

Les politiques économiques comme frein au développement local

Dans un autre sens, l’argent consacré à la coopération au développement ne cesse de diminuer ces dernières années en Belgique (et dans le monde). Ainsi, la Belgique a vu passer son Aide Publique au Développement (APD) de 0,62% du RNB en 2010 (année record) à 0,42% en 2015 (niveau qui descendrait même à 0,37% si on enlevait les 205 millions d’euros consacrés à Fedasil). Phénomène aggravant de cette baisse, certains accords fiscaux entre États facilitent l’évasion fiscale pour des sommes dépassant largement l’APD lui-même. C’est ainsi le cas de la Convention de prévention de la double imposition (CPDI) signée entre la Belgique et certains pays du Sud, notamment l’État congolais. Cette convention a pour but d’éviter la double imposition aux sociétés et aux personnes résidant dans un pays (par exemple la Belgique) et ayant des activités économiques dans un autre (le Congo). Selon le FMI, l’OCDE et l’ONU [[Conseil consultatif sur la cohérence des politiques, La cohérence des politiques belges en faveur du développement en Afrique centrale, 14 janvier 2016, http://www.ccpd-abco.be/wp-content/uploads/2015/05/CCCPD-Afriquecentrale.pdf]], ces conventions permettent de mettre en place une double « non-imposition » grâce à des techniques d’évasion fiscale. L’entreprise ou la personne n’est plus imposée nulle part. Les rapatriements d’investissements sont également fréquents. Ainsi, le FMI prévoit que 7 milliards de dollars de profits seront rapatriés du Congo sur 2 milliards investis. Alors que la Belgique consacre 27,2% de son APD à la RDC, elle favorise finalement la fuite des capitaux et l’évasion fiscale qui sont autant d’argent non disponible pour le développement local du Congo.

Des ONG sous pression

La course au gigantisme

L’État n’est pas le seul à engranger les contradictions, les ONG sont en première ligne également à ce niveau. Pressées par leurs bailleurs afin de se professionnaliser et renforcer leur efficacité, les ONG deviennent de véritables entreprises avec leurs stratégies marketing, leurs indicateurs de performance, leurs coûts de gestion, leurs stratégies de développement et de fusion. Grandir ou mourir pourrait actuellement devenir l’adage des ONG qui, dans cette course au gigantisme perdent fréquemment une partie de leur âme.

Bien sûr, les ONG (d’urgence, comme de développement) continuent à avoir une importance cruciale dans l’amélioration des conditions de vie des populations fragilisées, dans le renforcement de la société civile, dans le plaidoyer par rapport aux questions de droit de l’homme, d’environnement, etc. Mais, au-delà de leur utilité sociale peu ou pas remise en question, les ONG entretiennent également dans leur sillage un microcosme sans cesse croissant de gestionnaires, d’experts, de formateurs, de techniciens qui ont fait de la coopération au développement leur principale vache à lait. Plus l’ONG croît, plus il devient également nécessaire de multiplier les institutions intercalées entre le bénéficiaire final et le donateur, l’argent transite ainsi par 3, 4 voire 5 structures avant d’atteindre son but social. Conséquence directe de cette professionnalisation et croissance, le temps consacré à l’opérationnel est de plus en plus assigné au rapportage et à la programmation ; la connaissance du terrain en pâtit, se perd, et ce qui faisait la légitimité d’une ONG n’en devient plus vraiment une.

Les cas extrêmes sont atteints lors de grandes catastrophes internationales comme ce fut malheureusement le cas à plusieurs reprises en Haïti, ironiquement appelé la « République des ONG », tant celles-ci se sont implantées dans les moindres recoins de la vie quotidienne des haïtiens.

Les ONG ne sont plus le reflet des sociétés

Outre l’éloignement des ONG de leur public-cible, celles-ci pâtissent également de leur manque de diversité. En effet, issues pour la grande majorité de pays occidentaux, elles véhiculent souvent les idéaux de leur propre société, voir sont les ambassadrices officieuses de la politique internationale de leur gouvernement. Cette situation de quasi-monopole de la coopération au développement par les ONG occidentales est actuellement préjudiciable à l’efficacité du travail de terrain et à la sécurité du personnel qui le réalise. Elle renforce le sentiment de « néo-colonisation » des populations locales. Une plus grande diversité d’origine, de confession, de culture, au sein des ONG pourrait leur rendre leur crédibilité.

On peut toutefois constater une augmentation des ONG locales créées au sein du pays d’intervention ou d’ONG venant de pays émergents ; et il y a fort à parier pour que la situation évolue positivement dans les 10 prochaines années. Cependant, un risque demeure : si les ONG occidentales peuvent être instrumentalisées par les États qui les financent, il en sera de même pour les ONG provenant des pays émergents ou d’ailleurs… il n’est pas sûr que cela se fera nécessairement au bénéfice des populations locales.

Les ONG sont-elles encore les principales initiatrices des changements de société ?

Les ONG actuelles, pour la plupart nées au XXème siècle, ont été porteuses de messages forts et de changements sociaux. Elles ont permis aux citoyens occidentaux de se rendre compte qu’ils n’étaient pas seuls sur Terre et ont contribué à l’émergence de la solidarité internationale : droits de l’Homme, lutte contre la faim, contre les maladies, préservation de l’environnement. Un siècle, plus tard, elles sont devenues des institutions reconnues par les Etats, ont leur place au sein des grandes institutions internationales et prennent part au concert diplomatique. Elles sont des leaders d’opinions et peuvent influencer de grands décisions internationales : mines anti personnelles, accords de libre-échange, changement climatique,…

Mais sont-elles encore à la pointe du changement social ? N’a-t-il pas été récupéré dans des mouvements citoyens moins hiérarchisés, plus dynamiques et décentralisés, ne dépendant pas des États et imaginant une solidarité de « pair à pair » plutôt que de « riches à pauvres ». Ces nouveaux mouvements, en occident tout de moins, sont désormais bien plus mobilisateurs et facteurs de changements que ne le sont les ONG qui peinent à sortir de leur logique « descendante ». Le véritable défi pour elles est d’intégrer le train des mouvements sociaux portés au plus petit échelon : Via Campesina, Incroyables Comestibles, Villes en Transition, IPSIs (initiatives populaires de solidarités internationales), tous ces mouvements sociaux sont à même de créer du changement pour et par les populations. Aux ONG de s’associer à ces mouvements tout en les renforçant de leurs expertises et leur professionnalisme.

Etats et ONG : un cadre plus favorable à la cohérence de la coopération au développement.

En 60 ans la coopération internationale a fortement évolué : davantage professionnalisée et encadrée, elle a gagné en efficacité et efficience. Le dialogue et la coopération entre les ONG et les Etats s’est grandement renforcé et a permis de mieux prendre en compte le besoin des bénéficiaires.

Les obstacles restent toutefois encore nombreux pour atteindre une coopération au développement éthique et sans contradiction : meilleure cohérence entre acteurs associatifs et étatiques mais également entre les différentes agences d’un même Etat ; ONG préservant leur identité et leur ancrage local, source de leur légitimité, et raccrochant au train des mouvements sociaux à l’origine des changements sociétaux actuels.

Quant aux Etats, tiraillés face à leurs différentes obligations sur la scène internationale, le jour n’est pas encore arrivé où ils pourront faire valoir une cohérence pleine et entière de leurs actions internationales.

L’auteur s’exprime à titre personnel.

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