1. Introduction
Bien que l’Iran n’ait jamais quitté l’actualité mondiale depuis plusieurs décennies, son système politique reste encore largement mal connu. La République Islamique fonctionne sous un double système : organisé suivant le principe du Velayat-e faqih (tutelle du juriste-théologien), la structure institutionnelle mélange des pratiques politiques islamiques et occidentales, héritées de l’époque impériale et de la révolution de 1979. Atypique, loin des standards démocratiques, la vie politique en Iran est cependant rythmée par toute une série de rendez-vous où les différents processus électoraux jouent une place importante.
L’année 2016 aura connu deux grands moments, avec l’élection simultanée des représentants du Majles (le parlement iranien, monocaméral) et celle des représentants de l’Assemblée des experts.
L’objet de cette analyse est de se pencher sur ce double scrutin, dans un Iran qui sort de son isolement international, de part l’accord conclu sur le nucléaire en 2015. Comment s’est organisée la campagne et autour de quels thèmes? Avec quels leaders et quels résultats électoraux et politiques ? Ce sont ces quelques questions qui seront abordées, afin de tenter de mieux cerner ce régime particulier.
2. Les élections de la neuvième législature (2012-2016) : un parlement conservateur dans un contexte politique changeant
Dans un premier temps, il convient de revenir sur les élections législatives de 2012. Le Majles tiré de ce scrutin présente plusieurs caractéristiques permettant de mieux comprendre les enjeux des rendez-vous de 2016.
Le contexte électoral de 2012 est essentiellement marqué par deux tensions politiques : la première est liée aux élections présidentielles de 2009 et à la contestation populaire qui a suivi la réélection de Mahmoud Ahmadinejad. Le courant des modérés et surtout des réformateurs, mis au ban de la société politique, peine à réémerger sur la scène publique. Emprisonnés, maintenus en résidence surveillée et empêchés de s’exprimer publiquement, la plupart des leaders du mouvement vert, ainsi que leurs anciens soutiens, voient de nombreuses barrières se dresser devant eux.
L’autre versant est celui offert par le Président de la République lui-même. À ce moment de sa présidence, Mahmoud Ahmadinejad commence à devenir un paria au sein du camp des conservateurs et des ultra-conservateurs. Entrant en opposition à la fois contre le Majles et contre l’autorité du Guide suprême, le Président de l’époque multiplie les provocations. Alors que durant son premier mandat, Ahmadinejad s’est profilé comme l’artisan de la politique voulue par Khamenei, son second mandat le voit en quête d’émancipation par rapport au Guide. Ses prises de positions mystico-nationalistes, le clientélisme en place sous son administration et l’empiétement sur des prérogatives pourtant réservées au leader achèvent de le discréditer au sein du cercle des défenseurs du régime.
Les élections de 2012 surviennent donc dans un climat politique particulier, marqué par la lutte des défenseurs du régime contre les affidés d’Ahmadinejad. Regroupés au sein du Front de l’endurance (Jebhe-ye paydari), les partisans du Président finissent par échouer aux élections. Le Front unifié des fondamentalistes (Jebhe-ye mottahed-e osulgerayan), rassemblant les conservateurs parvient à dominer l’assemblée qui va s’échiner à réduire les pouvoirs du Président honni[Louis Racine, « Les conflits institutionnels dans la République islamique d’Iran », in Les Cahiers de l’Orient, n°111, Paris, Les Cahiers de l’Orient, été 2013, [en ligne], [https://lescahiersdelorient.org/2013/06/11/les-conflits-institutionnels-dans-la-republique-islamique-diran/.
]]. De leur côté, encore ébranlés par la répression de 2009, les modérés et les réformateurs décident de boycotter l’élection législative, quand ils n’en sont pas purement et simplement exclus.
Le scrutin de 2012 livre plusieurs chiffres intéressants. Celui-ci de la participation, tout d’abord. Au premier tour, celle-ci atteint le score de 64,1 % au niveau national, soit 3 % de plus qu’en 2008. L’autre chiffre à retenir est celui de l’élection d’un grand nombre de députés dits « indépendants » (mostaqel). Enfin, le taux de renouvellement de l’assemblée reste élevé, à l’image des précédentes élections, avec 189 nouveaux députés sur 290, soit un renouvellement de 65 % des élus.
Les « conservateurs » (osulgerayan) se retrouvent à l’intérieur d’un groupe majoritaire de 152 députés. En face d’eux, les « non-conservateurs » représentent un groupe informel de 138 députés. C’est Ali Larijani qui retrouve sa place de président du 9e Majles, élu par 175 voix contre 100 à Hadad Adel, soutenu par les plus radicaux.
Mis en difficulté politiquement, Ahmadinejad achève son mandat dans un contexte d’effondrement économique. La mise en place des sanctions internationales contre le programme nucléaire iranien représente un coup dur pour l’économie du pays. L’embargo sur le pétrole et les mesures à l’égard des diverses banques font chuter le rial, amenant une explosion de l’inflation. C’est dans ce contexte instable que, le 4 août 2013, Hassan Rohani est élu à la Présidence de la République, et ce dès le premier tour. Pragmatique, modéré, soutenu par les réformateurs, Rohani a mené campagne sur le thème de l’espoir (Omid), et de la résolution des crises nucléaires et économiques.
Malgré sa victoire électorale, Rohani se retrouve face à un Majles où il ne peut compter que sur un bloc de 70 députés, sur 290. À plusieurs reprises, l’assemblée, en grande partie hostile, tentera de bloquer les initiatives de la présidence de la République. La nomination de plusieurs ministres est ainsi recalée, tandis que le moindre signe de modération est conspué. C’est ainsi qu’en janvier 2015, alors que les négociations sur le nucléaire ont repris entre l’Iran et les pays négociateurs, un groupe de 21 députés fondamentalistes demande la condamnation de Mohammad Javad Zarif, ministre des Affaires étrangères, photographié alors qu’il se promenait seul avec le secrétaire d’État américain, John Kerry.
Le compromis sur le nucléaire iranien, obtenu à Vienne le 14 juillet 2015 et son entrée en vigueur le 16 janvier 2016 représenteront une victoire politique importante pour Rohani. Permettant au Président de se présenter comme étant celui qui aura permis le desserrement de l’embargo, l’accord est en outre un argument électoral fort sur lequel ses partisans vont s’appuyer.
3. Un système institutionnel et électoral particulier
Dans quel cadre institutionnel et juridique les élections en Iran s’organisent-elles ? Cette question n’est pas superflue. Le système politique iranien est complexe. Les institutions de la République islamique offrent un mélange entre structures autocratiques et proto-démocratiques[Farhad Khosrokhavar, « L’Iran, la démocratie et la nouvelle citoyenneté », in Cahiers internationaux de sociologie 2/2001 (n° 111), Paris, Presses Universitaires de France, 2001, p. 291-317, [en ligne], [www.cairn.info/revue-cahiers-internationaux-de-sociologie-2001-2-page-291.htm.
]]. Théocratie constitutionnelle, le pays voit se succéder à rythmes réguliers différents processus électoraux destinés à assurer la légitimité de ses institutions. Ces processus électoraux sont toutefois fortement encadrés et ne permettent pas à une alternative politique au nezam, le « système », de s’exprimer.
À l’intérieur de ce cadre, néanmoins, la structure institutionnelle se caractérise par par la présence de contre-pouvoirs, à la fois formels et informels. Différentes tendances politiques coexistent, tentant de contrôler les divers organismes étatiques qui jouent un rôle dans la gestion du pays. L’année 2016 représente, dans ce contexte, un moment original : pour la première fois dans l’histoire de la République islamique, une double élection, à savoir celle de l’Assemblée consultative islamique et de l’Assemblée des experts est ainsi organisée. Jusqu’alors, jamais ces deux scrutins n’avaient été rassemblés à la même date. Pour comprendre les particularités liées à chaque vote, il convient de se pencher sur chacun des organes concernés ainsi que sur le processus électoral en tant que tel.
3.1. L’Assemblée consultative islamique
Le fonctionnement des structures de la République islamique s’inscrit dans le cadre d’une Constitution adoptée à la suite de la révolution, et révisée en 1989. Celle-ci se caractérise par un mélange entre modernité religieuse et modernité institutionnelle. La tradition des régimes d’assemblées y est présente, tirée notamment de l’histoire politique de l’Iran. Un espace politique parvient à se développer dans le cadre du Parlement iranien, malgré la structure autoritaire du Velayat-e faqih.
Le Parlement iranien, de son nom officiel Assemblée consultative islamique (Majles-e Showrā-ye Eslāmī – en abrégé Majles), est une institution importante de la République Islamique. Composée de 290 parlementaires dont 285 sont élus au suffrage universel, le Majles incarne le souhait de représentation populaire du régime, ainsi que sa volonté de légitimité politique. Les articles 1 et 6 de la Constitution stipulent d’ailleurs que le pouvoir procède de la volonté populaire
قانون اساسی جمهوری اسلامی ایران, Islamic Parliament Research Center, Téhéran,en ligne], [http://rc.majlis.ir/fa/content/iran_constitution. Pour une version en français : La Constitution de la République Islamique d’Iran, Alhoda, Téhéran, 2010, en ligne], [http://www.imam-khomeini.com/web1/uploads/constitution.pdf.
]]. Les pouvoirs du Majles sont, de leur côté, formellement définis aux articles 62 à 99 de la Constitution. Ses pouvoirs législatifs sont reconnus, de même que d’autres compétences lui permettant d’exercer un contrôle tant sur le pouvoir exécutif que sur le pouvoir judiciaire. Ainsi, outre le fait que le Majles est indissoluble, il est chargé du contrôle de l’attribution des portefeuilles ministériels, et se voit reconnaître la possibilité de destitution du Président de la République[[Pour autant qu’une majorité qualifiée de deux tiers des députés de l’Assemblée soit réunie.
]]. Il dispose également du droit, en commission, de former une assemblée judiciaire d’appel pour les contentieux administratifs.
Toute une série de restrictions limitent néanmoins ses pouvoirs. Les articles 4 et 72 réaffirment l’obligation de la conformité des actes législatifs à l’islam, conformité dont la vérification est assurée par le Conseil des gardiens de la Constitution (Shorā-ye negahbān-e qānun-e assāssi). Structure rassemblant 12 membres, à égalité de juristes et de clercs nommés par le Guide et le Majles[[Sur proposition du pouvoir judiciaire dépendant du Guide.
]], le Conseil des gardiens est l’autorité ultime sur les questions relatives à la Constitution et à son interprétation. C’est dans ce cadre que le Conseil est chargé, durant les processus électoraux, de valider ou d’invalider les candidatures présentées, par un complexe mécanisme d’examen. Les candidatures doivent ainsi respecter plusieurs conditions : le candidat doit avoir entre 30 et 75 ans, être titulaire d’un niveau d’études équivalent au Master, être fidèle à la constitution de la République islamique, être un bon musulman et avoir bonne réputation[[Loi sur l’élection de l’Assemblée consultative islamique d’Iran, chapitre 3, Critères relatifs aux électeurs et aux candidats, art. 28. Les articles 29 et 30 reprennent toute une série de motifs d’exclusion, comme les individus ayant joué un rôle effectif dans le renforcement du régime impérial, etc.
]]. Les postulants disposent de sept jours pour s’inscrire auprès de leur registre électoral, dès l’ouverture de la date de dépôt des candidatures. Le Ministère de l’intérieur, en relation avec le Conseil des gardiens, enregistre ces candidatures et en assure l’analyse, avant validation ou invalidation par le Conseil des gardiens.
Ce processus de contrôle, voire de filtrage, se retrouve au cœur du fonctionnement institutionnel du pays. L’exclusion des forces politiques opposées au régime islamique est ainsi érigée en principe juridique. Le rôle de filtre que joue le Conseil des gardiens de la Constitution dans la validation ou l’invalidation des candidatures aux différents scrutins électoraux verrouille dès lors l’ouverture du régime d’assemblée à une réelle opposition politique. Cette exclusion, logiquement, tempère la représentation populaire.
Enfin, il est à noter que les élections législatives iraniennes, qui s’organisent tous les quatre ans, se tiennent un an avant l’élection présidentielle. Ce décalage temporel présente deux caractéristiques : déjà, celle d’être un thermomètre de la tendance politique du moment, en Iran. Ensuite, d’être un contre-pouvoir possible contre un Président sortant de son rôle[Louis Racine, « Les conflits institutionnels dans la République islamique d’Iran », in Les Cahiers de l’Orient, n° 111, été 2013, Paris, 2013, [en ligne], [http://lescahiersdelorient.org/2013/06/11/les-conflits-institutionnels-dans-la-republique-islamique-diran/.
]].
3.2.. L’Assemblée des experts
L’autre institution concernée par les élections de 2016 est celle des membres de l’Assemblée des experts (Majles-e Khobregân). Élus pour 8 ans, choisis parmi le clergé, ses membres sont chargés de l’élection du Guide. Se réunissant deux fois par an, l’Assemblée voit ses pouvoirs détaillés dans les articles 107, 108 et 111 de la Constitution. L’élection de 2016 voit la mise en place de la cinquième Assemblée depuis la première élection en 1982. D’ordinaire moins suivies, ces élections ont pris un tour particulier en 2016, pour plusieurs raisons.
Toute une série de critères s’imposent également aux candidats à la candidature pour l’Assemblée des experts. Il s’agit, pour eux, d’avoir une réputation et un comportement religieux, de disposer de compétences reconnues dans l’interprétation de la loi islamique, de souscrire aux principes de la République islamique et d’être capable de déterminer si le Guide répond aux conditions de son leadership. L’exigence d’être un expert en droit islamique se voit vérifiée par une série d’examens écrits et oraux.
3.3. Le processus électoral
Qu’en est-il, pour conclure sur ces aspects juridiques et institutionnels, du processus électoral lui-même ? Déjà, tous les Iraniens, hommes et femmes, de plus de 18 ans, peuvent voter, sur présentation de leur carte d’identité (shenâsnâmeh). Pour les élections de 2016, le nombre total d’électeurs a été évalué par le Ministère de l’Intérieur à 54.915.024 personnes. Ces électeurs sont répartis dans les 207 circonscriptions électorales que compte l’Iran, envoyant 285 députés au Majles. Les 5 sièges restants sont réservés aux minorités religieuses (1 Zoroastrien, 1 Juif, 1 chrétien chaldéen, 2 chrétiens arméniens). Les circonscriptions électorales consistent en une combinaison de départements (Shahrestan) et d’arrondissements (Bakhsh). La plus grande circonscription, celle de Téhéran-Shemiran Rey-Eslamshahr, élit 30 députés à elle seule. Pour parvenir à être élu, un candidat doit arriver en tête dans la circonscription où il se présente. Et son score ne doit pas être inférieur à 25 % des voix.
En outre, les partis politiques n’existant officiellement pas en Iran, les élus se regroupent autour de factions, de groupes et de tendances diverses. C’est ainsi que, durant les campagnes électorales, les candidats se rassemblent autour d’une même liste, ou peuvent figurer simultanément sur plusieurs, suivant leurs intérêts et les jeux d’alliances en cours. Tandis que d’autres choisissent de rester indépendants.
Enfin, une caractéristique des campagnes électorales en Iran, est leur très courte durée : s’étalant, pour l’élection de la dixième législature du Majles, du 18 février au 25 février 2016, elles n’offrent aux que peu de temps de campagne aux candidats inconnus. Doublée d’un nombre important de candidats, les élections législatives connaissent, en général, un taux de participation moindre que les élections présidentielles. Les listes sont tirées par une figure populaire.
4. La montée vers les élections et la campagne électorale
Fin 2015, fort de ses succès diplomatiques, le Président Rohani place ses espoirs dans l’élection d’un Majles plus ouvert à la coopération qu’à l’hostilité à son égard, ainsi que de son gouvernement.
4.1. Le dépôt et la sélection des candidatures
L’ouverture, le 19 décembre 2015, des inscriptions à la candidature pour le Majles donne le coup d’envoi du processus électoral. Le nombre de candidatures déposées atteint rapidement un chiffre important, à savoir celui de 12.123 candidats, soit près du double que pour les élections de 2012. Ce nombre élevé s’explique par la volonté des modérés et des réformateurs de participer aux élections, dans la suite de l’arrivée au pouvoir d’Hassan Rohani. Les appels au dépôts de candidatures ont en effet été répétés à plusieurs reprises par les modérés, à la différence des précédentes législatives. De ces douze mille candidatures, le Conseil des gardiens n’en validera que 6.229, parmi lesquelles 586 femmes sont autorisées à concourir. Certaines circonscriptions émergent de par leur importance, et le nombre de leurs candidats. Téhéran en est la plus emblématique. 1121 candidats sont autorisés à se présenter au corps électoral, sur un total de 30 sièges à pourvoir.
La sélection organisée par le Conseil des gardiens crée de nombreuses tensions. Les critiques, portées notamment par le président Rohani, ont visé le grand nombre de candidatures recalées par l’organe de contrôle. Opérant cette sélection suivant les critères de défense du régime, selon certains, le Conseil est perçu comme discriminant à l’égard des réformistes voire de certains modérés, entraînant une profonde défiance de ces derniers à son égard[[Des figures ultra-conservatrices sont également disqualifiées par le Conseil des gardiens, à l’image de Hamid Rasaei pour les élections de 2016.
]].
Du côté de l’Assemblée des experts, l’élection de 2016 fait l’objet d’une attention peu commune pour cette institution : déjà, la succession du Guide Ali Khamenei, âgé de 77 ans et dont la santé fait l’objet de spéculations, pourrait être ouverte durant le mandat des experts à venir. Ensuite, certaines candidatures ont eu un écho particulier. Dont surtout celle du petit-fils de l’imam Khomeini, Hassan Khomeini[سید حسن خمینی: به صورت مستقل در انتخابات وارد شدم,, IRNA, Téhéran, 27/09/1394, [en ligne], [http://www.irna.ir/fa/News/81883288/.
]]. Figure du camp des modérés, âgé de 43 ans et religieux de rang intermédiaire, Hassan Khomeini concourt pour la première fois au poste de membre de l’Assemblée des experts. Opposé à Mahmoud Ahmadinejad durant sa présidence, soutien de Mir-Hossein Moussavi aux élections présidentielles de 2009, Hassan Khomeini incarne, en raison de son nom, un pan de l’histoire de la République Islamique.
De la même manière que pour le Majles, le Conseil des gardiens finit par disqualifier un nombre important de postulants. Sur les 801 candidatures reçues, seules 166 sont acceptées. Les 16 femmes candidates à la candidature pour l’Assemblée des experts sont, elles, éliminées. Mais la disqualification qui retient le plus l’attention est celle d’Hassan Khomeini. Le rejet de sa candidature pour « défaut de connaissances cléricales suffisantes » suscite la polémique. La décision soulève nombre de critiques dans le courant des réformateurs et des modérés, dont celle d’Akbar Hachemi Rafsandjani, figure importante des pragmatiques et candidat à l’Assemblée des experts. Prenant la défense du petit-fils du leader de la révolution, Rafsandjani s’en prend lui-même aux membres du Conseil des gardiens, dénonçant l’affront fait « à la maison de l’imam »[هاشمی رفسنجانی: بدهکارها هدیه خوبی در انتخابات به بیت امام(ره) ندادند, Téhéran, IRNA, 12/11/1394, [en ligne], [http://www.irna.ir/fa/News/81944260/.
]]. La réaction de Rafsandjani peut surprendre. Elle est cependant à replacer dans le cadre d’une stratégie de récupération politique. Pour les modérés, dont Rafsandjani est un des représentants, l’élargissement de la base électorale est une nécessité pour remporter la victoire. Cherchant à se rallier le vote des électeurs réformateurs, la critique anti-système, contrôlée, apparaît comme un outil électoral intéressant, destiné à montrer la volonté des candidats pragmatiques de s’opposer aux ultra-conservateurs.
Cette objectif des modérés d’incarner un vote de rupture se matérialise, par la suite, autour d’un appel continu à la mobilisation des électeurs, malgré le grand nombre de disqualifications. Le 27 janvier, Mohammad Reza Aref, qui tire la liste des réformateurs-modérés à Téhéran pour le Majles, adresse aux jeunes de la ville une lettre ouverte demandant une «participation maximale » de leur part au scrutin. Ce message est celui que l’ancien Président de la république, Mohammad Khatami, partage via une vidéo publiée sur YouTube le 21 février 2016
انتخابات ۹۴: همه با هم از لیست امید حمایت کنیم
, YouTube, 21 février 2016, en ligne], [https://www.youtube.com/watch?v=psMgpk33A60&feature=youtu.be&app=desktop).
]]. À la différence des élections de 2012, l’appel au boycott n’est plus guère envisagé par le camp des réformateurs. Encouragé par les quelques candidats réformateurs ayant vu leur candidature validée, tel que Masoud Pezeshkian à Tabriz, cet appel à une participation forte cherche à éviter d’éventuelles désillusions, pouvant profiter au camp adverse.
L’importance de la mobilisation n’est toutefois pas souhaité uniquement par les modérés. Les défenseurs du régime soulignent eux aussi l’importance du vote, dont le Guide Khamenei lui-même, pour d’autres raisons cependant. Via son site web, le Guide soutient que « participer aux élections …] est un devoir religieux, islamique et divin ». Khamenei se place dans la posture habituelle du soutien électoral en tant que processus de validation du régime islamique[[Ali Khamenei, ‘لبیک عمومی ملت ایران به فراخوان نظام اسلام’, in Khamenei.ir, Téhéran, 12/12/1394, [en ligne], [http://farsi.khamenei.ir/package?id=31893.
]]. Le choix du Guide se porte d’ailleurs logiquement en faveur de parlementaires « religieux » et « engagés contre le système occidental] hégémonique[[L’importance de la lutte contre l’invasion culturelle occidentale (Tahâdjom-e farhangirye gharb) se retrouve régulièrement dans les discours prononcés par Ali Khamenei (Leader: Elections would display people’s power, Iran Daily, Téhéran, 25 février 2016, [en ligne], [http://newspaper.iran-daily.com/Newspaper/Page/5298/1/52416/0).
]] ».
4.2. La mise en place des listes
La validation des candidats autorisés à concourir aux deux scrutins amène une nouvelle phase dans le processus électoral, autour de la mise en place des listes (fehrest) se présentant aux suffrage des électeurs. L’inexistence de partis politiques, en Iran, amène les candidats à se regrouper au sein de listes portées par une ou plusieurs figures importantes, incarnant une des tendances politiques de la République. De manière résumée, trois tendances peuvent être définies : celle des conservateurs (jenah-e osulgera), celle des modérés (jenah-e e’tedaliyoun) et celle des réformateurs (jenah-e eslahtalab). Une particularité politique tient aussi en la possibilité laissée aux candidats de s’inscrire simultanément sur plusieurs listes, entraînant un certain flou quant aux alliances et allégeances politiques. Les élections de 2016 n’échappent pas à ce principe. Toutefois, les grandes lignes idéologiques se retrouvent dans les différentes listes proposées. Dans l’ensemble des listes s’étant présentées aux élections législatives de 2016, trois peuvent être détaillées, ayant joué un rôle significatif.
Rassemblée autour de l’ancien Vice-Président de Khatami, Mohammad Reza Aref, la Coalition Universelle des Réformistes, ou liste de l’Espoir (Omid), rassemble les partisans du Président Rohani. Soutenue par l’ayatollah Hachemi Rafsandjani et l’ancien Président de la République Mohammad Khatami, la liste s’inscrit dans le cadre d’une large coalition incluant des modérés ainsi que des réformateurs, et des principlistes (conservateurs pragmatiques) dont la figure la plus notable est Ali Larijani, président sortant du Majles. Conservateur pragmatique, frère du chef du pouvoir judiciaire, Larijani s’est progressivement rapproché du camp des modérés, tout en subissant de nombreuses attaques des ultra-conservateurs. Artisan du vote du Majles en faveur de l’accord sur le nucléaire, il finit par rejoindre le camp Rohani.
Organisée, la liste Omid se concentre sur les questions économiques, stratégie lui permettant de toucher un plus large public. La posture de la liste réformiste/pragmatique/centriste est ainsi de s’appuyer sur l’accord nucléaire, et les levées d’embargo obtenues, réouvrant le champ des possibles pour la prospérité du pays. Toutefois, le large spectre des figures de différents bords rassemblées sur la liste Omid lui donne une certaine hétérogénéité. Ce spectre amène plusieurs questions sur la durabilité des partenariats. En effet, les horizons diversifiés des candidats pèsent sur les loyautés de votes, notamment pour les enjeux de société. Le sort réservé aux leaders du mouvement vert de 2009 est un bon marqueur différentiel. Pour le chef de file de la liste, Mohammad Reza Aref, la libération de Mir Hossein Moussavi et de Mehdi Karoubi doit être débattue, idée à laquelle s’opposent farouchement certains de ses colistiers conservateurs, tels que Kazem Jalali et Behrouz Nemati.
De leur côté, les conservateurs se rassemblent autour de deux listes : la Voix de la Nation, avec Ali Motahari comme leader, et la Grande coalition des Principlistes, avec, comme leader, l’ancien président du Majles, Gholam Ali Haddad-Adel.
À l’inverse d’Omid, les listes conservatrices peinent à s’unir et à s’organiser autour d’une stratégie commune. Organisant leurs positions autour de la contestation de l’administration Rohani, les conservateurs se placent essentiellement dans une posture négative, sans offrir une vision politique alternative, notamment d’un point de vue économique. Les accusations ont ainsi porté sur l’incapacité de Rohani, depuis son élection en 2013, à rétablir l’économie du pays. C’est ainsi qu’autour de conservateurs pragmatiques tels qu’Ahmad Tavakoli, des figures plus ultra se retrouvent sur les listes dont l’hojatoleslam Morteza Aghatehrani, ancien conseiller du président Ahmadinejad; Mehrdad Bazrpash, également ancien conseiller d’Ahmadinejad et opposant ferme aux politiques de Rohani; ainsi que d’autres figures influentes comme Ismail Kowsari et le Seyyed Mohammad Nabavian, partisan de l’acquisition de l’arme nucléaire.
Du côté de l’Assemblée des experts, les listes s’organisent autour de plusieurs figures importantes. Dans le camp des modérés, Hachemi Rafsandjani s’impose, avec sa liste « Les experts du Peuple ». Parmi le camp des conservateurs, les deux factions les plus importantes, à savoir l’Association du clergé combattant (Jameeh-ye Rowhāniyat-e Mobārez) et la Société des professeurs du séminaire de Qom (Jameeh-ye Modarresin-e Howzeh-ye Elmiyyeh-ye Qom) se positionnent avec leur propre liste. Ces dernières listes regroupent les candidats les plus durs du régime, dont l’ayatollah Ahmad Jannati, ainsi que l’ayatollah Mohammad-Taghi Mesbah Yazdi et Mohammad Yazdi. Mais, particularité iranienne, ces mêmes candidats figurent sur une autre liste, celle des Principlistes de la Révolution[فهرست معتمدین انقلابی اصولگرا در مجلس خبرگان در سمت راست تصویر- لیست نهایی ائتلاف بزرگ اصولگرایان درسمت چپ تصویر شهر تهران, Afsaran, Téhéran, 1er mars 2016, [en ligne], [http://www.afsaran.ir/link/1215185.
]].
Au sein de l’Assemblée des experts, le principal enjeu de pouvoir tourne autour du choix entre Rafsandjani et les principaux durs qui se retrouvent candidats. Figure importante de la période post-Khomeini, ayant dirigé l’Assemblée des experts entre 2007 et 2011, Rafsandjani apparaît comme déterminé à récupérer son pouvoir au sein des institutions du pays, en vue de l’avènement du prochain guide. C’est en ce sens que nombreux sont les ultra-conservateurs souhaitant lui barrer la route, aussi bien pour ses positions politiques que pour ses ambitions hégémoniques.
4.3. Les sujets abordés : l’économie et les enjeux politiques
Sans surprise, l’essentiel de la campagne porte sur les enjeux économiques. Chaque faction politique utilise, à son profit, les éléments à sa disposition destiné afin de disqualifier l’adversaire : les opposants à l’administration Rohani mettent ainsi en avant le taux d’inflation, toujours élevé, ainsi que la récession continuant à sévir dans le pays. Ce à quoi le camp des modérés réagit en faisant remonter l’origine des difficultés économiques à la Présidence Ahmadinejad, marquée par une inflation galopante et par une politique économique hasardeuse ayant entraîné l’effondrement économique de l’Iran.
Les enjeux économiques ne sont toutefois pas les seuls à être débattus. Le scrutin pour l’Assemblée des experts ouvre le débat sur une question souvent peu envisagée, à savoir la succession du Guide. C’est via Rafsandjani que ce débat est amené sur la place publique. À plusieurs reprises, ce dernier, qui a joué un rôle important dans la désignation de Khamenei au titre de Guide en 1989, fait état de ses propositions quant à l’avenir de l’institution. Envisageant la mise en place d’un droit de regard sur les activités du Guide
سوءمدیریت موجب بروز فتنه 88 شد / در برابر حکم قانونی موسوی و کروبی تمکین میکنم / بستر تفرقه باید جمع شود , Fars News Agency, Téhéran, 03/09/1394, en ligne], [http://www.farsnews.com/newstext.php?nn=13930903001154.
]], Rafsandjani évoque aussi l’idée de la création d’un groupe destiné à réfléchir à la succession de Khamenei : soit en commençant les réflexions autour d’un ou de candidats possibles, soit en envisageant la guidance via un conseil de clercs exerçant ce pouvoir, comme l’autorise la Constitution[هاشمی: در نبود يک فرد مناسب، رهبری میتواند شورايی باشد , Radio Farda, Téhéran, 23/11/1393, [en ligne], [http://www.radiofarda.com/content/o2-rafasnajani-khobregan-supreme-leader/26850888.html.
]]. Ces différentes prises de positions amènent certains ultra-conservateurs à le critiquer ouvertement, dénonçant sa volonté de « contrôle » des institutions du régime[انتخابات خبرگان این دوره از حساسیت ویژه ای برخوردار شده است., Rajanews, Téhéran, 30/09/1394, [en ligne], [http://www.rajanews.com/news/230033.
]].
En plus de ses prises de positions concernant la succession du Guide, Rafsandjani a appelé les électeurs à saisir l’opportunité d’un vote pour les listes modérées, afin de prévenir une dérive politique et religieuse extrémiste[فراخوان هاشمی رفسنجانی برای حضور مردم در انتخابات 7 اسفند ,Isna, Téhéran, 1/12/1394, [en ligne], [http://www.isna.ir/news/94120100680/فراخوان-هاشمی-رفسنجانی-برای-حضور-مردم-در-انتخابات-7-اسفند
]]. En retour, les ultra-conservateurs n’ont pas hésité à prendre position contre les infiltrations de l’ennemi, à savoir les tentatives des Occidentaux de peser sur les élections, par des candidats leur étant favorables[فوذ یک نفر هم به مجالس برای استکبار مهم است / جمعه آینده تبلور بصیرت مردم ولایی است, Fars News Agency, Téhéran, 30/11/1304, [en ligne], [http://www.farsnews.com/newstext.php?nn=13941130000365.
]]. Reflétant la nervosité du régime, face à un courant modéré plus large et bénéficiant des acquis de l’accord sur le nucléaire, ces déclarations hostiles des ultra-conservateurs se répandirent durant la courte campagne électorale. Elles furent suivies, entre les deux tours, par des déclarations de Khamenei, condamnant, à demi-mots, l’ouverture à l’extérieur prônée par Rafsandjani[[Hachemi Rasfsandjani (@rafsanjani_fa), « دنیای فردا، دنیای #گفتمان هاست نه موشک ها… #هاشمی #هاشمی_رفسنجانی
» 23 mars 2016, 21:01, Tweet, en ligne], [https://twitter.com/rafsanjani_fa/status/712731060837203969.
]].
5. Les résultats
5.1. Le premier tour et le deuxième tour au Majles
Le 26 février, dans un climat marqué par peu d’incidents, 62 % des électeurs iraniens se déplacent pour élire leurs nouveaux représentants au Majles. Les résultats obtenus permettent d’élire, dès le premier tour, 226 députés, nécessitant l’organisation d’un second tour pour 68 autres sièges. La liste de l’Espoir s’impose comme première faction avec 81 des 290 sièges, soit 25 % des députés. Le résultat le plus important est dans la circonscription de Téhéran, où Omid remporte l’ensemble des trente sièges en jeu. De leur côté, les listes principlistes parviennent à décrocher 76 sièges.
Le deuxième tour, organisé le 29 avril, voit les modérés renforcer leur assise. Des 68 sièges en jeu, 38 sont gagnés par la liste pro-Rohani. 18 autres sièges vont aux conservateurs tandis que les indépendants en obtiennent 12. La Liste de l’Espoir devient la première faction de l’assemblée, avec 119 sièges, sans toutefois décrocher la majorité. Les deux autres listes, à savoir la Coalition des Principlistes et la Coalition de la Voix du Peuple, obtiennent respectivement 84 et 10 sièges. Enfin, les indépendants totalisent 65 sièges.
Dans les autres faits marquants, le dépassement du nombre de femmes élues sur le nombre de députés religieux est relevé par plusieurs médias. Alors que le parlement sortant comptait 27 religieux, le 10ème Majles se retrouve avec 16 députés religieux, contre 17 députées, chiffres tous deux inédits dans l’histoire de l’assemblée. C’est pour la circonscription de Téhéran que ce score est le plus emblématique, avec seulement un religieux élu, contre huit femmes, pour un total de trente députés.
Victorieux dans des circonscriptions importantes comme Téhéran,où ils ont remporté les 30 sièges, les modérés apparaissent, à première vue, comme les vainqueurs du scrutin. D’autres provinces tombent dans leur escarcelle, comme le Nord Khorasan, des conscriptions dans le sud au sein des provinces d’Homozgan, de Fars et de Bushehr ainsi qu’à Yazd, dans le centre. Enfin, dans le nord, des résultats positifs dans les provinces de Mazandaran, Guilian et en Azerbaïdjan complètent leurs résultats.
Il faut toutefois tempérer la victoire des modérés, et nuancer leur score. Si, certes, ces derniers refont un retour en force au Majles, ils sont loin de contrôler totalement l’assemblée. Le score atteint par les conservateurs regroupés autour de la Grande Coalition ne permet pas aux modérés de s’imposer complètement. L’analyse des résultats suivant les régions permet de voir que les principlistes sont parvenus à s’imposer dans de nombreuses circonscriptions, dont des villes comme Mashhad et Karaj. Le plateau central, traditionnellement conservateur, reste dominé par des résultats en faveur de ce courant. Qom et la province d’Ispahan restent ainsi dans cette configuration. Le Sud Khorasan, qui avait pourtant voté pour des non-conservateurs en 2012, passe également sous domination des osulgarayan. Avec 94 sièges, les listes principlistes représentent le deuxième groupe du Majles. Cependant, il est à noter que plusieurs figures conservatrices importantes perdent leur siège, dont Gholam-Ali Haddad-Adel, ancien président du Majles
Enfin, le score des élus sous la bannière « indépendante » (mostaqel) contribue à troubler le résultat final. Bien que certaines provinces, comme le Sistan et Beloutchistan, se démarquent en ce sens de part leurs caractéristiques propres, dans d’autres les candidatures opportunistes empêchent la clarté. Les analyses des résultats des indépendants dépendent aussi d’un traitement au cas par cas. L’opportunisme politique incarne certaines candidatures, à l’image de
celle de Mohammad-Ali Hosseinzadeh. Candidat dans la circonscription de Maragheh et Ajabshir, dans l’Azerbaidjan Oriental, Hosseinzadeh, pourtant principliste, n’eut d’autre choix que de se déclarer candidat indépendant, étant opposé à un autre candidat principliste, Mehdi Davatgari.
Les résultats sont ainsi ceux d’un recentrage de la vie politique iranienne. Le courant centriste/pragmatique/modéré est parvenu à se détacher. Il semble acquis que les résultats serviront à Rohani, et à ses politiques sociales et économiques. De même que les différents blocages politiques exercés sous la neuvième législature feront probablement partie du passé. Cependant, au sein de la Liste de l’Espoir, plusieurs doutes peuvent être entretenus quant à l’unité de vote sur des sujets plus sensibles, tels que les débats politiques et de société, à l’image d’élus pro-Rohani comme Ali Motahari. Le vote à la carte serait ainsi une réalité. Tandis que l’absence de majorité claire obligera les partisans du Président à négocier avec les indépendants, pour emporter les décisions.
Enfin, un autre enseignement porte sur les habitudes de votes des électeurs. Mis à part certaines régions traditionnellement dévolues à l’une ou l’autre faction (le plateau central, le Sistan Beloutchistan, etc.), la diversité des résultats témoigne de choix politiques fondés sur des convictions plutôt que des réflexes ethniques et identitaires. Opposer un Téhéran progressiste à une campagne conservatrice serait réducteur. L’Iran est un pays incarné par la diversité ethnique et par un phénomène migratoire intérieur qui a transformé les répartitions des populations[Bernard Hourcade, « Cartes iraniennes », in Outre-Terre, 3/2006 (no 16), Paris, 2006, p. 37-45, [en ligne], [https://www.cairn.info/revue-outre-terre1-2006-3-page-37.htm.
]]. Ces populations cherchent désormais à jouer un rôle politique, et ne plus être simplement spectateur de décisions prises par l’autorité centrale.
5.2. Les résultats l’assemblée des experts
Tenues le 26 février, l’élection des membres de l’Assemblée des experts a enregistré un taux de participation évalué à 62 %, soit 2 % de plus qu’en 2006. Plusieurs disparités sont cependant à constater, suivant les circonscriptions : le plus haut taux de participation est de 81 % dans le Golestan pour 50 % dans la province de Téhéran.
Dans la circonscription de Téhéran, sur les 16 sièges en jeu, la liste portée par Rafsandjani et Rohani parvient à décrocher 15 sièges, laissant le dernier à l’ayatollah Ahmad Jannati, ultra-conservateur, élu de justesse. Ces résultats sont amplifiés par la défaite de deux figures ultra-conservatrices, membres jusque là de l’assemblée, à savoir les ayatollahs Mohammad Yazdi, président sortant, et Mohammad Taghi Mesbah Yazdi. Cependant, la victoire réelle ne revient pas à la liste des modérés, qui n’est que troisième en terme de sièges, au total. L’Association du Clergé Combattant et la liste de la Société des professeurs du séminaire de Qom sont celles qui s’imposent. Dans les faits, les lignes sont cependant floues entre les différents élus : 42 % des membres de l’Assemblée ont figuré simultanément sur plusieurs listes. Quand ce ne sont pas plusieurs figures conservatrices qui se retrouvent élues sur la liste modérée[[C’est le cas de Mohammad Mohammadi-Nik, de Ghorban-Ali Dorri-Najafabadi et de l’ayatollah Ali Movahedi-Kermani.
]].
De plus, le scrutin était ainsi considéré comme inutile dans certaines provinces : en effet, le nombre de candidats retenus par le Conseil des gardiens équivalait au nombre de sièges disponibles dans 9 provinces, soit 10 % des sièges[[À savoir les provinces de l’Azerbaïdjan Occidental, d’Ardabil, de Bushehr, du Nord Khorasan, de Semnan et d’Hormozgan.
]]. Dans d’autres provinces, les choix possibles furent relativement limités : ainsi, dans l’Azerbaïdjan Oriental et dans le Khouzestan, 13 candidats figuraient sur les listes, pour un total de 11 sièges.
6. La mise en place des assemblées
L’achèvement du processus électoral passe par la mise en place des nouvelles assemblées élues, et par l’élection de leur présidents. Témoins des rapports des forces issus des élections, les choix des présidences permet d’affiner la compréhension des résultats électoraux.
C’est à cette fin que l’Assemblée des experts se réunit le mardi 24 mai. Plusieurs candidats décident de se présenter au choix de leurs pairs : l’ayatollah Ahmad Jannati, du côté des ultra-conservateurs, l’ayatollah Ebrahim Amini pour les modérés et l’ayatollah Mahmoud Hashemi Shahroudi, conservateur. Longtemps, Amini a émergé comme le favori pour cette désignation. Proche de Rafsandjani, qui avait décliné l’idée de se présenter[آخرین موضع هاشمی رفسنجانی درباره ریاست مجلس خبرگان,, Donya-e eqtesad, Téhéran, 30/02/1395, [en ligne], [http://donya-e-eqtesad.com/news/1053125.
]], ancien responsable de la prière du vendredi à Qom, Amini, agé de 91 ans, semblait faire l’unanimité auprès des différentes factions. Du côté des conservateurs, les noms de l’ayatollah Mohammad Ali Movahedi Kermani et de l’ayatollah Mohammad Momen furent cités, avant de finalement voir Shahroudi se présenter. Jannati, de son côté, a été difficilement réélu aux élections du 26 février. Président du Conseil des gardiens, il a obtenu le 16ème et dernier siège de la circonscription de Téhéran.
C’est pourtant Jannati qui récolte le plus de voix. Avec 51 voix sur 86[[Sur les 88 membres de l’Assemblée, 2 étaient absents le jour de l’élection du président. Sur les 87 votes exprimés, un a été considéré comme nul.
]], il est loin devant Amini, qui n’en obtient que 21 et Shahroudi, 3ème avec 13 voix. Son élection témoigne du jeu mené en coulisses par le camp des conservateurs, afin de ne plus concéder d’espace aux modérés. Malgré l’exclusion de plusieurs figures marquantes et le haut taux de participation, la structure de l’assemblée des experts est restée aux mains des conservateurs. Dès le 10 mars, le Guide s’était d’ailleurs exprimé sur sa désolation de voir l’Assemblée se séparer de deux de ses figures, à savoir Yazdi et Mesbah-Yazdi[مجلس خبرگان باید انقلابی بماند,, Fars News Agency, Téhéran, 20/12/1394, [en ligne], [http://www.farsnews.com/newstext.php?nn=13941220000541.
]]. Et, malgré son poids électoral, Rafsandjani fait peu l’unanimité au sein de l’Assemblée. La mobilisation conservatrice a ainsi joué à plein, souhaitant également marquer le coup après des élections qui, dans le grand public, sont apparues comme une déroute[آيت الله جنتي رييس خبرگان شد, Magiran, Téhéran, 3/5/1395, [en ligne], [http://payam-aet.ir/npview.asp?ID=3364554.
]]. Dans son premier discours suivant sa désignation, Jannati réaffirme d’ailleurs directement l’adhésion que chacun doit avoir dans le Velayat-e faqih : « chaque membre doit accepter avec le cœur et la parole la guidance du juriste».
Du côté du Majles, les résultats, en faveur des modérés, ouvrent la voie à deux figures pour la présidence de l’Assemblée, à savoir Mohammad Reza Aref et Ali Larijani. Rapidement, le débat se pose, dans le camp des modérés, sur la stratégie à adopter. Tous les deux soutiens de la faction pro-Rohani, des différences importantes soulignent l’une ou l’autre candidature : de par son nombre de voix et son implication, en 2013, pour l’élection de Rohani, Aref dispose d’une légitimité électorale pour revendiquer le poste. De l’autre côté, fin connaisseur de la structure parlementaire qu’il préside depuis de nombreuses années, Larijani représente un meilleur atout de négociations avec les conservateurs. Ne disposant pas d’une majorité, c’est via le vote des indépendants que le choix sera possible, tout en veillant à éviter une désunion au sein du camp Rohani, dommageable pour l’image post-électorale positive. Plusieurs tentatives de négociations furent menées par le camp Aref, sans succès cependant.
Le nouveau Majles, mis en place le 28 mai, se réunit à nouveau le 31 pour désigner son président. Rapidement, il apparaît que c’est Larijani qui sera investi. Le vote des indépendants se replie sur sa candidature, lui permettant de réunir une majorité en son nom : 237 voix sur 276 présents. La victoire de Larijani, selon les analystes, permettra à Rohani de compter sur un négociateur hors-pair à la tête du Majles, sécurisant cette assemblée qui s’était révélée encombrante durant la première moitié de son mandat.
7. Conclusion : une victoire en trompe-l’œil pour Rohani ?
Les scrutins de 2016 vont marquer l’avenir politique de l’Iran, à la fois dans le court et dans le long terme. Les choix qui seront proposés aux deux assemblées nouvellement élues influenceront la manière dont le régime se repositionnera aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays. Quelles conclusions tirer, dès lors, de ces deux rendez-vous ?
Le premier concerne une idée à nuancer : celle d’une victoire des modérés et de Rohani. Les résultats positifs engrangés par la faction Rohani-Rafsandjani à Téhéran cachent des résultats nationaux qui démontrent que le camp des réformistes n’a pas obtenu un raz-de-marée incontestable, comparable à la victoire de 2000[[Les réformateurs avaient alors remporté une large victoire en raflant 222 des 285 sièges du Majles.
]]. Les conservateurs sont ainsi loin d’être défaits. Malgré le départ de certaines figures marquantes, de nombreux postes importants restent contrôlés par les usulgarayan. De plus, la « mentalité de corps » (vahdat-e kalame) peut rassembler les différentes forces conservatrices autour de la défense du régime islamique et de ses intérêts. L’élection de l’ultra-conservateur Jannati à la tête de l’Assemblée des experts est un signe de cette mobilisation. Comme par le passé, la logique du « avec nous ou contre nous » (khodi va gheyr-e khodi) pourrait très bien ressurgir, si l’impression d’une menace contre le système se fait ressentir.
Ensuite, le Président Rohani devra circuler entre deux écueils : le syndrome Khatami et le syndrome Ahmadinejad. Le premier est celui d’une insatisfaction de son électorat, à l’image de la déception des électeurs de Khatami après 2000. Ne voyant pas venir les levées de verrou d’un régime contesté, nombre d’électeurs espérant des réformes ont décidé de ne pas se déplacer aux scrutins de la fin du mandat de l’ancien président. Cette posture de désertion des urnes représenterait un risque politique pour Rohani, en vue des élections présidentielles de 2017. Car malgré le taux de participation et le retour en force des modérés, une partie de la population semble avoir fait un vote de résignation, estimant n’avoir le « choix qu’entre le mauvais et le pire » (Entekhab beyne bad ya badtar). Les alliances dans les listes pragmatiques et les appels à soutenir tous les candidats n’ont guère fait illusion chez les électeurs. L’essentiel était d’éviter aux ultra-conservateurs de continuer à garder le Majles en main, et de mener la vie dure à l’administration Rohani.
L’autre syndrome est celui de la présidence d’Ahmadinejad. Adoptant une stratégie mystico-populiste durant son deuxième mandat présidentiel, l’ancien Président entra en collision avec les piliers du Velayat-e-faqih, et ses institutions. Sa marginalisation progressive face à un courant conservateur s’étant réuni pour l’abattre témoigne des capacités du régime de se défendre contre ses agresseurs. La question concernant cette posture offensive dans le chef de Rohani peut se poser via les éventuelles pressions de ses soutiens réformateurs, dont Mohammad Reza Aref en est le premier représentant. Or, la présence de caciques du régime dans les différentes institutions politiques ainsi qu’à l’intérieur du camp Rohani empêche toute ouverture sur les questions de société. Dès après les élections, les tentatives de débats sur ces enjeux ont vite été empêché, à l’image de la prise de position de la députée Parvaneh Salahshour sur la liberté de choix quant au port du voile, suivie de sa rétractation, sur pression des ultra-conservateurs.
Les difficultés et obstacles qui seront disséminés jusqu’à l’élection présidentielle de 2017 pourront contribuer à miner les adhésions, souvent opportunistes, de nombre de députés ayant rallié les listes pro-Rohani. Tant que l’alternative populaire que représente les tenants de l’Omid parvient à maintenir sa cohésion et son consensus, Rohani peut se sentir rassuré. Mais, si face aux obstacles disséminés par les osulgarayan, et ce à différents niveaux, les modérés finissaient par échouer, le retour de déception sera difficile à supporter pour les électeurs d’Omid. La mobilisation pour l’élection présidentielle de 2017 fera donc l’objet d’une constante attention de la part de Rohani et de ses proches. Il leur faudra à la fois démontrer de leur volonté de réussir leur programme social et économique tout en se gardant des déstabilisations menées par les ultraconservateurs. Grossièrement, le débat, jusqu’à la présidentielles, pourrait se résumer entre deux positions : les défenseurs du vekalat (représentativité) et les partisans du velayat (tutelle).
Au final, la victoire est peut-être surtout celle du Guide Khamenei. Ce dernier continue de garder en main les clefs du système : le raz-de-marée réformiste a été évité, les principaux organes du pouvoir continuent d’être dominés par les conservateurs voire les ultra-conservateurs et la forte participation a permis de redonner au régime sa légitimité. Son rôle d’arbitre en sort réaffirmé, face aux probables divergences et tensions qui émaneront l’Iran jusqu’aux élections de 2017.