Depuis février 2011, la Syrie est enfoncée dans une guerre civile ayant causé la mort de plus de 240.000 personnes. L’opposition, au départ pacifique, au pouvoir de Bachar Al Assad, au pouvoir depuis 2000, s’est transformée en lutte armée, suite à la répression particulièrement féroce du régime. Le conflit est entré dans une dimension supplémentaire en 2014 avec l’instauration du prétendu Califat Islamique de Daesh. Contrôlant de larges pans du territoire syrien, l’organisation terroriste rassemble autour d’elle de nombreux combattants étrangers.

Les exactions et crimes de masse dont se sont rendus responsables tant Assad que Daesh ont déclenché une grave crise de réfugiés, dans l’environnement syrien dans un premier temps. Depuis plusieurs mois, l’Europe se retrouve confrontée à un important flux de réfugiés syriens, entre autres. La crise des réfugiés qui s’ensuit a relancé le débat autour du traitement de la cause de ces flux, à savoir le conflit syrien. Cependant, c’est principalement la lutte contre Daesh qui occupe, aujourd’hui, l’essentiel des positionnements. Ceux-ci portent sur le bombardements de zones occupées par Daesh à l’instauration de couloirs humanitaires destinés à permettre l’évacuation des populations prises au piège. La question diplomatique, elle, reste bloquée face aux divergences des puissances internationales. Les négociations, après une longue période d’enlisement, ont abouti pour la première fois, le 18 août 2015, à l’adoption d’un plan de paix soutenu par le Conseil de Sécurité de l’ONU. Les 15 membres du Conseil de sécurité des Nations unies ont ainsi appelé à mettre fin à la guerre en «lançant un processus politique mené par la Syrie vers une transition politique qui rejoint les aspirations légitimes du peuple syrien». Cette transition comprend «l’établissement d’un corps dirigeant de transition inclusif avec les pleins pouvoirs, qui devrait être formé sur la base d’un consentement mutuel tout en assurant la continuité des institutions gouvernementales». Ce texte est, certes, important. Mais la formulation, suffisamment vague pour ne pas faire de référence au dirigeant Bachar El-Assad, ne dessine pas clairement un objectif et un agenda.

Ce dossier représente un enjeu important au regard du droit international et des résolutions de conflits. Il s’agit également d’une question essentielle concernant la résolution d’une des plus graves crises des réfugiés depuis la Seconde Guerre Mondiale. Enfin, il s’agit d’insister sur la très grande complexité des conflits syriens. Et donc de sortir des rapports et opinions binaires qui aujourd’hui empêchent de voir clair sur la nature des événements en cours. À la différence de l’Irak, la Syrie n’est pas confrontée à une lutte contre un ennemi clair, mais à un enchevêtrement de luttes fratricides, avec différents soutiens étrangers, et à différents niveaux d’action. La difficulté est donc de parvenir à faire part d’une position suffisamment pédagogique que pour être comprise par le plus grand nombre. Tout en proposant des pistes réalistes et engagées dans la résolution des conflits (et non de verser dans le discours simpliste)

Le dossier syrien est devenu le symbole de l’embourbement international, marqué par la mainmise du jeu froid des puissances et de l’échec des solutions négociées de résolution des conflits. Certains mouvements reprirent d’ailleurs, à leur compte, la complexité du dossier syrien. Invoquant la lutte contre l’impérialisme et le néocolonialisme, les plans cachés de contrôle des ressources ou d’interventions armées responsables de déstabilisations de masse, ces critiques ont contribué à une remise en cause des opérations extérieures, de leurs objectifs et de la manière dont celles-ci sont encadrées et évaluées. Le refus d’intervenir en Syrie et les dénonciations des interventions en Libye, au Mali et en Centrafrique témoignèrent de la remise en question, parfois avec raison, du recours à la force.

Toutefois, le débat autour d’une intervention a rebondi début septembre 2015, notamment en Belgique. Le décès du jeune Aylan Kurdi et l’émotion qui a suivit ainsi que la crise des réfugiés ont relancé la question d’un recours à la force en Syrie, afin de régler le conflit à sa source. C’est ainsi que des personnalités comme Wouter Beke, président du CD&V et Emir Kir, député PS, ont rapidement pris position autour de l’opportunité d’une telle opération. Cette question a connu une accélaration à la mi-septembre 2015. Le jeudi 10 septembre 2015, devant une commission mixte de la Chambre, le Ministre des Affaires étrangères, Didier Reynders a laissé entendre que le gouvernement belge était prêt à étudier la participation à des opérations militaires aériennes en Syrie pour lutter contre Daesh, y compris hors du cadre d’une résolution des Nations-Unies[« Reynders bereid luchtinterventie in Syrië te bestuderen », in De Standaard, Bruxelles, 10 septembre 2015, [en ligne], [http://www.standaard.be/cnt/dmf20150910_01860255.

]]. 2 jours plus tard, le 12 septembre, le Ministre de la Défense, Steven Vandeput, avançait l’idée d’une intervention de troupes au sol[[« Syrie: ‘Nos militaires sont prêts’, selon Steven Vandeput », in RTBF, Bruxelles, 12 septembre 2015, [en ligne],

http://www.rtbf.be/info/belgique/dossier/gouvernement-michel/detail_syrie-nos-militaires-sont-prets-selon-steven-vandeput?id=9077985.

]].

Face à ces différents enjeux, et au regard des positions antérieurement défendues notamment par la famille verte, quels peuvent être les objectifs portés ?

Le premier d’entre eux s’insère dans la défense absolue du droit international. Des critères légaux existent, autour du droit international et des conditions liées au droit de faire la guerre et au droit dans la guerre. Le droit international ne permet ainsi plus de régler les conflits internationaux par le recours à la force armée. Seules 3 situations autorisent les États à recourir à la force militaire :

a. en cas de légitime défense, si l’État est attaqué
b. en cas d’appel à l’aide d’un État faisant face à une agression
c. en cas de recours autorisé par le Conseil de Sécurité de l’ONU

En l’absence d’une de ces conditions, toute guerre est illégale.

Les règles du droit international relatives à la conduite des hostilités réglementent et limitent les méthodes et moyens de guerre que les parties à un conflit armé peuvent utiliser. Elles ont pour but d’établir un équilibre entre une action militaire légitime et l’objectif humanitaire consistant à atténuer les souffrances humaines, en particulier parmi la population civile.

Il s’agit ainsi de veiller, en cas de recours à la force, à la distinction entre les civils et les combattants dans l’opération menée, de même à l’interdiction d’armes causant des dommages inutiles à la réussite de l’opération. La proportionnalité de l’opération doit également faire l’objet d’une attention précise : l’usage de moyens militaires disproportionnés face au conflit à régler ne peut être permis.

Enfin, une intervention dépend de nombreux critères. Certains critères sont plus difficiles que d’autres à préciser, telle la notion de « juste cause ». De même, la notion de « dernier recours », pour certains, doit être entendue non comme le résultat d’une séquence chronologique – tous les autres efforts ayant effectivement échoué –  mais plutôt comme résultant de la conviction raisonnable que toute autre mesure moins coercitive serait inefficace. D’autres insistent sur la nécessité d’épuiser d’abord tous les moyens non coercitifs avant de recourir à la force.

À cela doit être également envisagé un volet « post-conflit », sur la reconstruction de l’État, la coopération au développement et les éléments de lutte contre l’impunité et de justice à l’encontre des auteurs de crimes de guerres et autres crimes de masse. De plus, le volet de reconstruction civil et politique doit être complété par la reconstruction sociale et économique, indispensable dans la stabilité d’un État fragilisé.

Ces éléments complémentaires sont donc à débattre au cas par cas, suivant la situation et l’opération envisagée.

Prenons maintenant l’éventualité d’une demande d’intervention en Syrie.
Deux cas de figures se présentent : une intervention contre Daesh tout d’abord. Une intervention à la fois contre Daesh et contre le régime syrien de Bachar Al Assad ensuite.

Dans les deux cas, une résolution du Conseil de Sécurité autorisant le recours à la force serait inopérante, dans le cas d’une intervention contre Daesh, et exclue, dans le cadre d’une intervention également contre le régime syrien. Déjà, une résolution du Conseil de Sécurité doit s’obtenir sans aucun veto des 5 membres permanents. Or, à 4 reprises, depuis le début du conflit, la Russie a opposé son veto à une condamnation de ce dernier. Le recours à une intervention suivant l’invocation d’une « Responsabilité de protéger », comme pour l’intervention en Libye, est également exclue, car nécessitant une résolution du Conseil de Sécurité.

Une intervention reposerait donc sur un autre instrument. Le plus avancé ces dernières semaines est celui de la légitime défense. S’appuyant sur l’article 51 de la Charte de l’ONU, ce principe permet une intervention militaire, « dans le cas où un Membre des Nations Unies est l’objet d’une agression armée ». Cette notion a été invoquée par le gouvernement irakien pour légitimer les frappes menées par la coalition internationale contre les forces de Daesh présentes sur son territoire. Cette modalité d’intervention est aujourd’hui défendue par la France, le Royaume-Uni est les États-Unis, pour frapper les forces de Daesh en Syrie : « Dès lors qu’il est avéré qu’à partir du territoire syrien, qui n’est pas entièrement contrôlé par le gouvernement syrien (…) des forces de Daech menacent des intérêts français, à la fois à l’extérieur et en France, nous sommes parfaitement légitimes à nous défendre[[« En cas de raid aérien en Syrie, la France invoquera la légitime défense », Le Vif, Bruxelles, 10 septembre 2015, [en ligne], http://www.levif.be/actualite/international/en-cas-de-raid-aerien-en-syrie-la-france-invoquera-la-legitime-defense/article-normal-417927.html.]] ». Cette invocation à l’article 51 de la Charte de l’ONU a été avancée de la même manière par Didier Reynders, quelques jours plus tard.

Cette proposition repose sur de nombreux flous juridiques :

Il est nécessaire, pour l’État invoquant cette légitime défense, de fournir les preuves d’une menace directe et imminente à son égard. Dans le cas présent, il est difficile de faire état de la réalité de cette menace. De même, elle oblige la présence des critères de nécessité et de proportionnalité dans l’usage de la force4.

En cas d’agression armée, le principe de la légitime défense est affirmé comme un droit naturel, mais ce droit ne peut s’appliquer qu’un temps donné, jusqu’à l’intervention du Conseil de sécurité. En effet, comme le précise le début de l’article 51 de la Charte : « a]ucune disposition de la présente Charte ne porte atteinte au droit naturel de légitime défense, individuelle et collective, dans le cas où un membre des Nations unies est l’objet d’une agression armée, jusqu’à ce que le Conseil de sécurité ait pris les mesures nécessaires pour maintenir la paix et la sécurité internationales »[[Batyah Sierpinski, « La légitime défense en droit international : quelqus observations sur un concept juridique ambigu », in Revue québécoise de droit international, vol. 19.1, Montréal, Société Québecoise de droit international, 2007, p. 89, [en ligne], [http://rs.sqdi.org/volumes/19.1_sierpinski.pdf.

]].

La définition d’agression armée, et donc la validité d’un recours à la notion de légitime défense, fait l’objet de plusieurs controverses. Il est intéressant de restreindre cette réflexion à la seule licéité des interventions sur base d’une agression terroriste. En effet, c’est cet élément, à savoir les opérations terroristes menées par des returnees de Daesh, ou coordonnées par Daesh même, qui sont dans ce cas d’étude invoqués. Or, le flou sur cette notion d’agression armée, de ses origines et de la structure qui l’encadre rend inopérant l’invocation de ce principe. L’opération « Liberté immuable » menée en 2001 par les États-Unis contre les Talibans et contre Al-Qaeda avait fait l’objet d’une interprétation de la légitime défense, considérée comme « abusive ». Il est donc à craindre qu’une telle invocation ici en étende à nouveau le principe, soulevant de nombreux risques futurs. Le principal d’entre eux serait celui voyant les États utiliser la force de manière discrétionnaire sous le prétexte de leur « autoprotection »[[Olivier Corten et François Dubuisson, « Opération « Liberté immuable » : une extension abusive du concept de légitime défense », in Revue Générale de Droit International Public, 2002-1, Paris, 2002, p. 76.

]]. Ce principe vaut également pour les interventions sous couvert de légitime défense préventive, profondément déstabilisante d’un point de vue du droit international. Au final, une action préventive peut être engagée si elle apparaît nécessaire, mais elle doit l’être par la communauté internationale qui, aujourd’hui, est représentée par le Conseil de sécurité des Nations Unies[La Charte des Nations Unies. Commentaire article par article, Jean-Pierre Cot, Alain Pellet (dir.), t. 1, Paris, Economica, 2005, p.506ss., [en ligne], [http://www.sfdi.org/wp-content/uploads/2015/05/article-51.pdf.

]]. Retour donc, une fois de plus, vers le Conseil de sécurité.

En complément de cette argumentation juridique se joignent des éléments politiques. Déjà, cette capacité d’action ne prévaut qu’à l’égard de Daech, pas du régime syrien. Ensuite, les actions entreprises, à savoir les frappes à l’aide d’avions de chasse ou de drones, contreviennent au principe de proportionnalité de l’opération. Les troupes de Daech se sont fondues dans la population et les renseignements disponibles sur leur présence en Syrie sont soit peu abondants, soit proviennent des renseignements syriens, et donc peu fiables. Il y a donc de grands risques pour que d’éventuelles frappes touchent des civils innocents.

Ces différents principes s’opposent donc à l’invocation de l’article 51 pour légitimer une intervention militaire. Si, d’aventure, une opération aérienne était lancée en Syrie contre Daesh, elle ne résoudrait rien au conflit :

la tactique des frappes aériennes est insuffisante si elle n’est pas soutenue par des offensive terrestres.

elle laisse intacte les capacités militaires du régime syrien, responsable de crimes de masse contre sa population.

elle n’ouvre pas le champ vers une résolution politique et post-conflit de la guerre en cours en Syrie.

Des bombardements aériens peuvent affaiblir Daesh, mais ils ne l’empêcheraient pas de conserver son pouvoir offensif voire même continuer à se développer. Daesh n’est pas une armée classique disposant de matériel lourd, ni un État avec une grande infrastructure. Les bombardements aériens n’auront dès lors qu’un effet limité. Pour preuve, après deux mois de bombardements contre Daesh autour de la petite ville de Kobanê, l’organisation reste toujours menaçante pour la ville.
Enfin, l’établissement de No-fly zones et de zones tampons pour protéger les réfugiés et les civils fuyant le régime d’Assad sont également des scénarios difficiles sinon impossibles à appliquer. Elles nécessitent des moyens militaires importants, avec un risque accru de pertes occidentales face à des troupes syriennes disposant de capacités anti-missiles encore importantes. Tout cela sans tenir compte d’une présence militaire russe de plus en plus forte, protégeant le régime syrien.
La solution diplomatique reste la seule solution envisageable pour résoudre le conflit syrien. Elle se double d’une action humanitaire forte dans les pays limitrophes.
Les pressions doivent être accrues pour une négociation entre les puissances sur l’avenir de la Syrie, avec comme base l’accord obtenu le 18 août dernier devant le Conseil de sécurité. Ce scénario doit passer par accepter des négociations avec la Russie et l’Iran. De facto, l’Iran et l’Occident sont des alliés dans la lutte commune contre IS, avec des arrangements déjà en place, sous la médiation du gouvernement irakien, destinés à éviter les accidents aériens potentiels entre les forces aériennes occidentale et iranienne. Cette entente tacite pourrait céder la place à une nouvelle diplomatie internationale qui se termine par une «réunion de Genève III », conférence plus inclusive que les deux précédents, intégrant l’Iran.

Il existe un précédent pour des résolutions de conflits entre acteurs ostensiblement hostiles. En juillet dernier, à Genève, après 10 ans de crise, les États-Unis et l’Iran sont parvenus à un accord sur le nucléaire iranien, accord facilité par la coordination diplomatique de l’Union Européenne. Cette piste est à suivre dans le cadre du conflit syrien.
Enfin, cette action diplomatique doit se coordonner avec une action humanitaire. Il s’agit de venir en aide aux pays limitrophes de la Syrie accueillant l’essentiel des réfugiés. Près de 4 millions de réfugiés se répartissent entre la Jordanie, l’Égypte, l’Irak, la Turquie et le Liban. C’est ce dernier pays qui supporte le poids le plus lourd, au regard de sa population, avec 1,2 millions de réfugiés présents sur son sol. Les capacités d’accueil sont dépassés et l’accroissement des tensions porteuse de nouvelles déstabilisations pour ces États déjà fragiles.

En conclusion : sortir de l’orientalisme

Le conflit syrien, profondément complexe, ne se résoudra pas en continuant à user de la vision à court-terme et du cynisme qui ont, jusque ici, caractérisé les prises de positions occidentales vis-à-vis du Moyen-Orient.

Il nous faut, en tant qu’Européens, adopter deux attitudes à la fois neuves et totalement logiques. Tout d’abord, il est essentiel de revenir au fondement du droit international, et à sa défense. La situation dramatique dans laquelle se trouve la Syrie et la région sont le fruit d’une incapacité à faire appliquer le droit international. Trop souvent, les intérêts et les logiques des États prennent le pas sur le règlement des conflits dans un cadre multilatéral. Les résolutions de l’ONU, les différentes conventions internationales et les textes fondamentaux protégeant les populations sont des valeurs intangibles sur lesquelles nous devons nous appuyer.

Enfin, il est temps pour l’Occident de sortir de cet orientalisme qui, depuis trop longtemps, aveugle son regard vers le Moyen-Orient. La binarité qui fait opposer un « nous », référence de toutes les valeurs et un « eux », symbole de tous les échecs doit être la cible des forces progressistes. Isoler une région du monde, la maintenir dans une image négative et entretenir une reconstruction de son histoire sous la vision anthropocentrée de la domination de l’islam empêchent de comprendre les réalités politiques et géopolitiques du Moyen-Orient. Cet aveuglement profite aux différents régimes dictatoriaux, qui parviennent à en jouer pour se maintenir peu ou prou au pouvoir. La construction d’une nouvelle politique au Moyen-Orient doit donc se réaliser en dépassant ces prismes de lectures biaisés pour parvenir, enfin, à prendre en considération les peuples de la région.

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