A part peut-être l’azur et la délicatesse des nuages d’Ombrie, rien ne ressemble à la beauté du ciel, quand vient la nuit en Drôme. C’est qu’on y sent encore sous l’inégalable scintillement des étoiles un air de liberté ancestral, celui qui accompagnait les huguenots fuyant vers la Suisse ou l’Allemagne les dragons de Louis XIV.
Aujourd’hui que d’autres dragons ailleurs pourchassent d’autres victimes, ce n’est sans doute pas tout à fait un hasard si ici se réinvente la démocratie.
Saillans, bordé par la Drôme, est un village de 1250 habitants entre Rhône et Vercors : on y goûte à la fois le sud et presque la montagne, l’eau de source et la Clairette de Die. Et son souffle citoyen.
Quand les élus agissent contre les citoyens, …
L’aventure commence voici cinq ans par l’absurdité d’une décision politique prise comme souvent entre copains au mépris de la population : au sein de l’intercommunale du coin, le maire, François Pégon (« Modem de droite »), un de ces trop nombreux mandataires qui parce qu’il est notable se croit tout permis, s’est mis d’accord avec Hervé Mariton (député-maire d’une commune voisine et candidat aux dernières présidentielles) pour permettre l’implantation d’un supermarché à la périphérie du village (accessible uniquement en voiture…). Dans une municipalité où la vie associative bat son plein (en tout, les assoc’ sont plus de 40), notamment pour la défense des produits locaux et des circuits-courts… et où les commerçants et les marchands du village tiennent bien le coup à l’inverse de ce qui se passe dans tant de communes rurales, la population se mobilise au sein d’un collectif, « Pays de Saillans vivant », car c’est bien de la vie du village dont il est question. Après des mois de démarches, de rassemblements publics, de manifestations, l’enseigne renonce, ainsi que toutes les autres qui seront approchées par le maire, qui n’a manifestement toujours pas compris ce qui se passait, lui qui poursuit d’autres forfaits sans concertation : bétonnage, abattage de platanes centenaires, vente du camping municipal, privatisation du patrimoine historique, etc.
…, c’est qu’il faut y aller soi-même
Comme en Drôme aussi, « trop is te veel », les habitants qui se sont mobilisés se disent qu’il faut obtenir plus que la peau d’un supermarché : « Il faut battre Pégon ! ». Oui mais comment ? C’est peu dire que les citoyens ont une longueur d’avance : non seulement leur travail de terrain avait mis la population en mouvement, mais leur combat sous la mandature Pégon contre l’autisme actif du maire avait en quelque sorte anticipé sur la campagne à venir. Un an avant les élections municipales du printemps 2014, un court texte commence à circuler au sein du village; il y est notamment question de mettre les habitants au coeur du projet municipal, en les associant aux décisions de façon collégiale et participative. Dans la foulée, une première réunion publique est organisée ; elle va rassembler 120 personnes, soit un habitant sur dix !
Une nouvelle façon de faire et un programme imaginés avec les habitants
Au départ, il n’y a ni programme, ni candidats, ni chef de file à suivre. Personne n’a de mandat politique. Le but n’est d’ailleurs pas électoral, les participants savent seulement ce dont ils ne veulent plus : d’un satrape qui fait semblant de prendre leur avis une fois tous les six ans et d’une fausse démocratie qui méprise celles et ceux qu’elle devrait prendre en compte. Fernand Karagiannis, aujourd’hui conseiller municipal et une des principales chevilles ouvrières du combat citoyen le résume ainsi : « On voulait simplement mais on le voulait très fort casser ce principe d’accaparement du pouvoir ». Au fil des réunions, des groupes de travail et des discussions publiques préparées avec beaucoup de soin pour que personne ne se sentent en dehors, grâce aux méthodes de l’éducation populaire, où la convivialité prime, les participants sentent bien que « quelque chose peut vraiment se passer » et l’idée de présenter une liste aux municipales finit par s’imposer. Mais l’ambition reste malgré tout limitée : « On se disait que si déjà on bouscule, c’est bien, comme obtenir de la part de la commune des commissions ouvertes aux habitants, ce genre de choses ». Les réunions publiques suivantes serviront à construire le programme, à constituer la liste et à définir les règles de fonctionnement d’une éventuelle future majorité. Et par dessus tout, à créer une envie.
Les élections arrivent et il ne faudra pas de second tour : le 23 mars 2014, la liste « Autrement pour Saillans… Tous ensemble » réunit 58 % des suffrages et dans un contexte où le vote n’est pas obligatoire, 80 % des électeurs se sont déplacés. La nuit de fête qui suivra, « on ne célèbre pas la victoire de tel candidat, mais celle de tout un village ! ».
Le dire c’est bien, le faire c’est mieux, alors ils le font
C’est lors des réunions publiques avant les élections que les habitants ont défini une forme de gestion citoyenne de leur commune. Collégialité et participation étant les deux grands principes qui sous-tendent la démarche, il restait à définir comment faire concrètement et à le réaliser une fois aux responsabilités ; définir aussi la manière de mettre en œuvre les 35 propositions pour Saillans, élaborées lors des grandes réunions publiques pré-électorales.
Ainsi, le maire Vincent Beillard ne décide rien seul et dans l’exercice de ses propres prérogatives de gestion au quotidien, il est épaulé en permanence par sa première adjointe, Annie Morin, un ticket paritaire. Pour réduire la distance entre la décision politique et la voix des habitants, toutes les commissions municipales auparavant réservées aux élus sont désormais ouvertes à tous. Elles réunissent de 10 à 60 participants. Ils peuvent de cette façon se faire entendre directement autour des sept compétences qui avaient été définies publiquement comme prioritaires avant les élections : aménagement et travaux ; économie et productions locales ; enfance, jeunesse et éducation ; énergie, environnement et mobilité ; finances et budget ; associations, sport, culture et patrimoine ; vivre longtemps à Saillans, santé et action sociale.
Pour permettre réellement la participation de tous, la mairie organise la garde d’enfants et l’horaire des réunions est fixé en fonction des contraintes professionnelles de celles et ceux qui souhaitent s’y investir. Toutes les réunions sont ainsi effectivement ouvertes à tous.
Ces commissions fixent des axes de travail prioritaires que prennent ensuite en charge des groupes action-projet (« GAP »), rassemblant de 5 à 15 personnes, chargées d’approfondir et d’opérationnaliser les propositions retenues. Les thèmes sont évidemment très variables, de « Etant donné la situation budgétaire, va-t-il falloir augmenter le prix de l’eau ? » à « Extinction des lumières nocturnes », en passant par « Favoriser la transmission des commerces existants » ou « Rénovation thermique des bâtiments ». Encadré par au moins un « élu référent » et appuyé quand c’est nécessaire par l’expertise des agents de la commune, le résultat du travail des « GAP » filent ensuite au conseil municipal, pour officialisation de la décision. Dix-huit mois après les élections, 80 commissions participatives ont été tenues et 20 « GAP » ont vu le jour, un bilan très positif pour la municipalité. Enfin, un « conseil des sages » a été mis en place ; il joue le rôle d’outil d’évaluation permanente des politiques publiques de la commune et vérifie que les principes de démocratie participative et collégiale sont effectivement respectés.
« Ne plus attendre l’État, ni les partis nationaux »
A une large majorité et sur proposition de leurs futurs élus, les habitants de Saillans ont décidé d’inverser le fonctionnement traditionnel de la pyramide des décisions, le citoyen étant placé en amont et au coeur des choix. « On veut vivre localement ce qui nous paraît le plus intelligent avec les habitants, on ne veut plus attendre l’État ni les partis nationaux », conclut F. Karagiannis. Sans produire de miracles, il est évident que voir 250 personnes, c’est-à-dire un cinquième de la population de la commune !, participer en permanence aux décisions prises en leur nom ne peut que donner à ces décisions non seulement plus de légitimité, mais aussi de qualité, car elles intègrent le plus possible en amont et par le plus grand nombre la complexité d’un dossier dans l’ensemble de ses dimensions.
Saillans a réglé à sa manière la crise globale de la représentation que subissent nos démocraties : elle a fait de ses habitants leurs propres représentants. Et même s’il reste encore beaucoup à faire et à inventer, on comprendrait mal que ce bon début n’en inspire pas d’autres…