1. Introduction

Depuis la chute du Mur de Berlin et la disparition du bloc de l’Est, le monde est entré dans une nouvelle phase de son développement, autour de la mondialisation des idées et de la globalisation des échanges. L’ère de l’Internet, la décentralisation des centres de productions, l’accroissement des liens économiques et commerciaux à travers toute la planète ont changé les relations entre les États. Néanmoins, alors que certains appelaient à la « Fin de l’Histoire[[Francis Fukuyama, La Fin de l’Histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992.

]] » et à l’avènement d’une société fondée définitivement sur la démocratie libérale, force est de constater que l’uniformisation du monde n’a pas amené sa pacification, au contraire. L’asymétrie des échanges Nord-Sud, La monoproduction de certains États autour de matières premières soumises au jeu des spéculations[[Suzanne Berger, Made in monde. Les nouvelles frontières de l’économie mondiale, Paris, Seuil, 2006.

]], l’application stricte et sans recul d’un modèle occidental-libéral à des sociétés présentant des cultures de gouvernance différentes[[Collectif, (Re-)construire les Etats : Nouvelle frontière de l’ingérence, Alternatives Sud, Volume 19 N° 1/2012, Paris, Syllepse, 2012.

]] et l’échec d’une décolonisation qui aura vu d’anciennes métropoles laisser le fardeau colonial à de nouveaux États non dotés d’institutions pour faire face à la transition démographique en cours[[Marc Ferro, article sur démographie

]] auront fini de déstructurer durablement de nombreuses sociétés. La realpolitik de certains États, enfin, aura fini d’empêcher toute évolution positive, soutenant régimes corrompus et dictatures mafieuses de toutes sortes.

Directement ou indirectement lié à ces situations, de nombreux conflits continuent de secouer les diverses régions du monde. Tout en voyant leur nombre et leur gravité diminuer depuis la fin de la Guerre Froide, voire depuis la Seconde Guerre Mondiale, ces derniers ont, toutefois, changé de nature. Déjà, les guerres entre États ont ainsi laissé la place aux guerres civiles, le plus souvent alimentées par des conflits ethniques et/ou religieux[[Dominique Vidal, « Aux quatre coins du monde. Panorama des conflits contemporains », in Nouvelles guerres. L’état du monde en 2015, Bertrand Badie et Dominique Vidal (dir.), Paris, La Découverte, 2014, p. 29.

]]. Ensuite, depuis le début du XXIème siècle, les conflits classiques ont laissé à la place à de nouvelles formes de luttes armées, telles que guérillas, cyberguerres, privatisations des forces armées, terrorisme, robotisation, etc. Ces modifications posent ainsi de larges débats tant sur l’application du droit international que sur la manière de pacifier durablement les régions concernées. Intervention humanitaire, droit d’ingérence, responsabilité de protéger et recours à la force encadré ont ainsi émergé comme nouveaux concepts propres à défendre les peuples et communautés menacées. Mais les applications tantôt illégale, comme en Irak, tantôt au-delà de son cadre, comme en Libye, portent un discrédit profond à l’égard du recours à la force. L’opposition entre le respect de la souveraineté des États et le respect des droits de l’Homme cristallise les tensions actuelles autour de cette question. Faut-il dès lors envoyer des troupes militaires étrangères dans un pays en crise afin de protéger tout ou partie de sa population en danger de mort ? Ou faut-il encadrer voire renoncer à vouloir intervenir militairement dans les régions en crises ? Ce sont ces quelques questions que la présente analyse va tenter d’aborder.

2. Le droit de la guerre et des interventions armées.

Il convient, dans un premier temps, de mieux comprendre les mécanismes et fondements légaux encadrant les interventions internationales armées. Le droit d’intervention militaire, en effet, fait l’objet de nombreuses limitations et conditions. Déjà, sur le sens même du terme de « guerre ». Il n’est ainsi plus nécessaire de déclarer la guerre pour entrer en conflit. L’article 2, §1 des Conventions de Genève ainsi que la définition donnée par le Tribunal Pénal pour l’ex-Yougoslavie reconnaissent l’existence d’un conflit armé à chaque fois qu’il y a recours à la force armée entre États ou un conflit entre groupes armés organisés au sein d’un État[[TPIY, Le Procureur c/ Dusko Tadic, 2 octobre 1995, §70.

]].

De son côté, l’article 2, §4 de la Charte des Nations Unies interdit le recours à la menace et à la force armée dans le cadre des relations internationales[« Les Membres de l’Organisation s’abstiennent, dans leurs relations internationales, de recourir à la menace ou à l’emploi de la force, soit contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de tout État, soit de toute autre manière incompatible avec les buts des Nations Unies. » (Charte des Nations-Unies, signée à San Francisco le 26 juin 1945, article 2, [en ligne], [http://www.un.org/fr/documents/charter/chap1.shtml).

]]. Ce point est fondamental. Jusqu’en 1945, le recours à la force restait considéré comme inhérent aux relations internationales et au règlement des conflits entre États. Encadré par l’adoption de plusieurs conventions au tournant du XXème, il restait un élément dont l’usage n’était pas formellement interdit. Les traumatismes des deux Guerres Mondiales changeront cette conception de la guerre, en faisant non plus le principe mais l’exception des relations entre États. C’est ainsi que la conférence de San Francisco, tenue en 1945, consacra le caractère illicite de la guerre. Toutefois, cette interdiction n’est pas consacrée comme absolue et se voit reconnaître plusieurs exceptions : le droit de légitime défense, tout d’abord, permettant à un État agressé de pouvoir se défendre[[Ibid., article 51.

]] ; le recours à la force voté par le Conseil de Sécurité des Nations Unies ensuite, en cas de constatation de menaces d’atteinte ou de rupture à la paix ou d’agression[[Charte des Nations-Unies, op. cit., chapitre VII.

]].

Principe fondamental dans le système de sécurité collective depuis 1945, cette interdiction du recours à la force a pourtant connu, ces derniers temps, de nombreuses entorses voire des écarts flagrants le mettant en péril[Guillaume Le Floch, « Le principe de l’interdiction du recours à la force a-t-il encore valeur positive ? », Droit et cultures, 57, 2009-1, 8 septembre 2009, [en ligne], [http://droitcultures.revues.org/1218.

]]. Les différentes transgressions s’appuient ainsi sur une interprétation extensive du concept de légitime défense[[Comme l’intervention des Etats-Unis en Afghanistan en 2001, d’Israël au Liban en 2006 ou de la Russie en Géorgie en 2008.

]] voire à un recours à la force sans autorisation du Conseil de Sécurité[[Comme au Kosovo en 1999 et en Irak en 2003.

]]. Condamnables car illégales, ces interventions mettent clairement en danger les principes de souveraineté des États et de respect du droit international.

Plus problématiques sont les questions liées au droit d’ingérence et aux interventions humanitaires. Comme nous venons de le voir, le droit international consacre le principe de non-intervention. Il n’est ainsi pas permis à un État d’intervenir dans les affaires intérieures et extérieures d’un autre État, ni même de menacer un État d’un possible recours à une intervention armée[[Juanita Westmoreland-Traoré, « Droit humanitaire et droit d’intervention », in Revue de droit de l’Université Sherbrooke, Vol. 34, n° 1-2, 2003-2004, Sherbrooke, 2003, p. 160.

]]. Seul le chapitre VII permet l’application de mesures coercitives, avec l’aval du Conseil de Sécurité. Ce principe de souveraineté des États constitue donc l’un des principaux fondements du principe de non-intervention. Cependant, cette souveraineté n’est en rien absolue, et n’autorise donc pas les États à faire ce qu’ils veulent à l’égard de leur population. La protection des minorités est ainsi, depuis l’époque moderne, régulièrement mise en avant pour soutenir un droit d’ingérence voire un recours à la force, en cas de menace grave portée contre une communauté ou une population en particulier. C’est ainsi qu’en 1988 fut introduit, par la résolution 43/131 de l’Assemblée générale de l’ONU, le droit d’ingérence. Le principe du droit d’ingérence repose sur plusieurs points : un libre accès aux victimes de catastrophes pour les organismes de secours, un usage éventuel de la force pour protéger les convois humanitaires, une intervention armée pour protéger les victimes face à leurs bourreaux et des poursuites judiciaires à l’encontre des responsables des crimes les plus graves[[Mario Bettati, « Du droit d’ingérence à la responsabilité de protéger », in Outre-Terre, 2007/3, n° 20, p. 381.

]]. Dans les deux cas du recours à la force, seule une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU peut permettre la contrainte armée.

Toutefois, cette autorisation ne peut se faire qu’en regroupant certaines conditions. Six critères traditionnels de la guerre sont pris en compte dans l’autorisation d’intervention armée : celui de la cause juste, de l’autorité légitime qui autorise l’intervention, celui d’une intention droite, du dernier recours, de chances raisonnables de succès et de proportionnalité dans l’usage de la force. Chacun de ces critères fait, lui-même, l’objet de vifs débats. Ainsi, ne fut-ce que la question du dernier recours[[La compréhension du concept de « dernier recours » a ainsi deux écoles : soit celle d’un séquençage graduel, qui implique de passer d’un moyen d’action à un autre, soit celui d’un séquençage adapté à la situation, excluant de facto des mesures coercitives considérées comme non efficaces.

]].

Ce droit d’ingérence humanitaire a hanté et continue de hanter nombre de milieux, des universités aux ONG. La militarisation du terme « humanitaire » est ainsi contestée par de nombreux organismes et agences humanitaires[[Commission Internationale de l’Intervention et de la Souveraineté des États, La responsabilité de protéger, Rapport, Ottawa, Centre de recherche pour le développement international, 2001, p. 10 ; Fabrice Weissman, « Responsabilité de protéger : le retour à la tradition impériale de l’humanitaire », in Not In Our Name”: Why Médecins Sans Frontières Does Not Support the “Responsibility to Protect”, Criminal Justice Ethics, 2010, 29: 2, p. 194.

]]. Déployer des troupes et protéger des civils sont ainsi deux actions non liées, ayant à la fois des causes et des conséquences différentes. Alors que le droit d’ingérence humanitaire voit l’assistance humanitaire être à la fois un droit et un devoir, la démarche humanitaire considère, elle, tout recours à la force comme un pur acte de guerre. Les exemples des années 90, autour des conflits au Rwanda, au Kosovo et au Timor-Oriental ont aussi traumatisé nombre de milieux internationaux. Constatant à la fois le problème de l’assistance « humanitaire » lors des conflits armés non internationaux et le caractère illégal de certaines interventions armées, un appel à débat a été lancé par l’ONU, en 1999, afin de parvenir à un consensus sur les différentes questions concernant les interventions internationales. C’est le fruit de ces réflexions qui aboutira à la notion de « responsabilité de protéger ».

3. Retour sur la responsabilité de protéger

Les désastres humanitaires des années nonante, vécus à travers les massacres au Rwanda et au Kosovo, ont profondément marqué les concepts liés à l’ingérence, aux interventions humanitaires et à la souveraineté des États. Les critiques adressées face à la non-intervention internationale durant le génocide rwandais, et à l’intervention de l’OTAN durant la crise du Kosovo, ont également démontré de l’importance d’une norme internationale reconnue autorisant ces interventions humanitaires suivant plusieurs conditions.

C’est ainsi qu’à l’appel des Nations Unies, le Canada organisa, en 2001, une conférence sous la houlette de la Commission Internationale de l’Intervention et de la Souveraineté des États (CIISE), destinée à se pencher sur cette question. Cette conférence aboutit à la publication, en décembre 2001, d’un rapport[[Commission Internationale de l’Intervention et de la Souveraineté des États, La responsabilité de protéger, op. cit.

]] responsabilisant les États à l’égard de leur population. Suivant les termes de ce rapport, en cas de violations graves à l’égard de leurs populations, les États incriminés encourent le risque de mesures coercitives à leur égard.

S’appropriant le rapport, le Secrétaire-Général de l’ONU, Kofi Annan, fit approfondir les réflexions menées par le CIISE, en 2003 et 2004. Ces développements aboutirent à l’élaboration du principe de responsabilité de protéger (R2P) qui fut adopté au Sommet mondial de l’ONU organisé du 14 au 16 septembre 2005, à New York. La R2P s’applique face à quatre menaces : génocide, crime de guerre, nettoyage ethnique et crime contre l’humanité. Afin de mieux conceptualiser les différentes dimensions de la R2P, une approche par piliers fut proposée en 2008 par le Secrétaire-Général de l’ONU, Ban Ki-Moon. Le premier pilier affirme la responsabilité des États de protéger les populations civiles à l’intérieur de leurs frontières. Le deuxième pilier met en avant la nécessité des États de collaborer entre eux pour le développement de ces capacités de protection. Le troisième pilier, enfin, développe la responsabilité de la communauté internationale de prendre les mesures nécessaires afin de prévenir et arrêter tout génocide, crime de guerre, nettoyage ethnique et crime contre l’humanité en cas de faillite d’un État quant à ses obligations envers ses populations[United Nations Secretary-General, Secretary-General defends, clarifies « responsability to protect » at Berlin event on « responsible sovereignty : international cooperation for a changed world », SG/SM/11701, New York, United Nations, Meetings coverage and press releases, 2008, [en ligne], [http://www.un.org/News/Press/docs/2008/sgsm11701.doc.htm.

]].

L’idée première du droit d’ingérence s’est donc vue prolongée et développée avec le concept de responsabilité de protéger. Les crimes de masse deviennent, dès lors, susceptibles de mesures d’action à l’égard des responsables incriminés. Cependant, la justice pénale et la responsabilité de protéger continuent de reposer toutes deux sur le principe de subsidiarité de l’intervention internationale : celle-ci n’est permise que lorsque l’État concerné, à qui incombe la responsabilité principale de protéger sa population et de rendre la justice, « refuse ou est incapable » de remplir ses obligations[Louise Arbour, « Protection des civils : jusqu’où ? », in International Crisis Group, Bruxelles, 29 juin 2012, [en ligne], [http://www.crisisgroup.org/fr/regions/moyen-orient-afrique-du-nord/egypte-syrie-liban/syrie/op-eds/arbour-protection-des-civils-jusquou.aspx.

]].

La responsabilité de protéger s’articule donc autour de deux concepts antagonistes : un premier qui responsabilise les États, et renforce d’une certaine manière leurs responsabilités, dans la protection que ceux-ci doivent à l’égard de leur population, et donc des sanctions en cas de non-respect. Correspondant à une logique humanitaire et de coopération, basée notamment sur une évolution du droit au devoir d’ingérence, ce premier concept s’inscrit dans la lutte contre les crimes de masse[[Julie Lemaire, La responsabilité de protéger : un nouveau concept pour de vieilles pratiques ?, Bruxelles, GRIP, 2012, p. 11.

]]. Le second, lui, fait poindre ce qui pourrait être défini comme une « tradition impériale de l’humanitaire » : sous couvert du droit et de la morale, certains États pourraient ainsi s’approprier cette idée de responsabilité de protéger pour mener des interventions armées dans des territoires convoités ou devant rester dans leur zone d’influence[[Fabrice Weissman, « Responsabilité de protéger : le retour à la tradition impériale de l’humanitaire », in Not In Our Name”: Why Médecins Sans Frontières Does Not Support the “Responsibility to Protect”, Criminal Justice Ethics, 2010, 29: 2, p. 194 – 207.

]]. La difficulté principale est que la R2P permet, in fine, l’émergence d’une doctrine de guerre préventive applicable aux pays présentant les risques de sombrer dans des crimes de guerres, crimes contre l’humanité, crimes de génocide ou de nettoyage ethnique, crimes dont les approches n’ont parfois pas de définition légale formelle ou font l’objet de controverses.

La responsabilité de protéger représente cependant une avancée importante dans la perception que les États ont de la souveraineté. Non seulement aucun État ne conteste plus, aujourd’hui, que les États ont la responsabilité, dans les limites de leurs moyens, de protéger leur population contre le génocide, le nettoyage ethnique et les crimes de guerre et contre l’humanité. Mais de plus aucun Etat ne tend à remettre en question le principe que la communauté internationale doit réagir par une action collective en temps opportun et décisif quand un État ne parvient pas à s’acquitter de sa responsabilité de protéger son propre peuple. La difficulté provient cependant de la manière dont cette action collective est envisagée, planifiée et mise en route[Gareth Evans, “R2P down but not out after Libya and Syria”, in Open Democracy, 9 septembre 2013, [en ligne], [https://www.opendemocracy.net/openglobalrights/gareth-evans/r2p-down-but-not-out-after-libya-and-syria

]]. Ce sont ces objections qui ont amené à l’émergence de la notion de responsabilité en protégeant.

4. La responsabilité en protégeant : genèse

La première référence à la responsabilité de protéger, dans une résolution de l’ONU, date du 28 avril 2006, avec la résolution 1674 fixant le cadre normatif de l’action du Conseil de sécurité sur la protection des civils dans les conflits armés. Huit autres résolutions auront suivi, reprenant cette obligation collective de protection des populations. L’une des plus emblématiques est la résolution 1973.

Le 13 janvier 2011, dans la suite des évènements liés à la révolution en Tunisie, éclatent, en Libye, les premières manifestations hostiles au pouvoir en place. D’abord peu réprimés, les rassemblements sont ensuite interdits puis dégénèrent en affrontements entre milices pro-régimes et opposants. Les 18 et 19 février, l’insurrection éclate à Benghazi. Le 22 février, Kadhafi prononce un discours particulièrement violent, soutenant la répression à l’égard de « tout libyen prenant les armes contre la Libye ». Les menaces de massacres contre la population de Benghazi prennent alors de l’ampleur, amenant la Ligue arabe ainsi que plusieurs État parmi lesquels la France et les Etats-Unis à envisager le recours à la force. Le 17 mars, le Conseil de Sécurité adopta la Résolution 1973 autorisant une intervention aérienne destinée à protéger la population. Cette résolution autorisait les États à prendre « toutes les mesures nécessaires », d’une part, pour « protéger les populations et les zones civiles menacées d’attaque en Jamahiriya arabe libyenne, y compris Benghazi, tout en excluant le déploiement d’une force d’occupation étrangère sous quelque forme que ce soit et sur n’importe quelle partie du territoire libyen » et, d’autre part, pour « faire respecter l’interdiction de vol imposée [dans cette même résolution] ». Valorisant la responsabilité de protéger, cette résolution a été vue comme une nouvelle étape dans la défense des droits de l’Homme et dans les limites au droit de souveraineté des États. Menées essentiellement autour de bombardements aériens, l’ensemble des opérations sont conduites par l’OTAN dans le cadre de l’opération Unified Protector. Bien vite, cependant, une polémique s’installe considérant que les coalisés dépassent la simple protection des civils, notamment dans le déploiement au sol de forces spéciales et dans l’aide aux rebelles en-dehors de la simple protection des civils. La mort de Kadhafi, dans des circonstances troubles, le 20 octobre 2011, entérine l’idée que l’opération a bel et bien outrepassé son cadre initial. Les critiques et condamnations émanent alors de nombre de pays, dont la Chine, la Russie et le Brésil, face à une intervention perçue comme n’ayant eu d’autres buts que la dislocation de l’État. Le gouvernement brésilien est précisément un des plus critiques. À l’inverse des pays de l’OTAN, considérant que l’élimination de Kadhafi et de son régime représentait bel et bien l’élimination d’une menace majeure à l’égard de civils, le Brésil dénonce, de son côté, une opération outrepassant les limites du mandat ainsi que le manque de mécanismes de contrôle et d’évaluation des recours à la force.

Souhaitant dépasser cette situation, le Brésil finit par engager une réflexion sur l’encadrement nécessaire de la responsabilité de protéger. C’est ainsi que, dans un premier temps, le pays proposa une nouvelle approche par rapport à la R2P : le principe de non-indifférence[[Paula Wojcikiewicz Almeida, From Non-indifference to Responsabilité while Protecting: Brazil’s Diplomacy and the search for Global Norms, Occasional Paper N° 138, Johannesburg, SAIIA, 2013, p. 7.

]]. Ce principe permettait ainsi, pour des États comme le Brésil axant leur politique étrangère sur la non-intervention, de ne pas rester indifférent aux souffrances d’une population demandant le recours à une intervention extérieure. Cette intervention devait cependant se réaliser dans le cadre de la protection des civils, c’est-à-dire des opérations de maintien de la paix, mandatées pour protéger les civils avec le consentement de l’État hôte[[Thierry Tardy, Protection des civils et Responsabilité de protéger. Enjeux politiques, Genève, GCSP, 2011.

]]. Ce principe s’articule ainsi autour d’une solidarité active entre États, permettant de venir en aide, avec le consentement des États concernés, aux populations souffrant d’un désastre. Cependant, ce concept à mi-chemin entre la non-intervention et la Responsabilité de protéger ne faisait, in fine, que définir des modalités d’action déjà existantes. C’est ainsi que le Brésil décida d’aller plus loin dans la promotion d’une réelle innovation : la responsabilité en protégeant.

Car la situation de crise, entretemps, s’est déplacée de la Libye vers la Syrie. À la suite des différentes révoltes arabes, la population syrienne a finit par entrer, de son propre côté, dans une phase de contestations à l’égard du régime en place. L’évolution de la situation, avec la répression violente de manifestations pacifiques et de tortures voire massacres à l’égard des opposants, finira par faire vaciller le pays. C’est ainsi qu’une rébellion armée se mit en place, contestant le pouvoir de Bachar Al-Assad, et affirmant représenter une alternative démocratique. La violence des combats et des répressions syriennes finiront par relancer le débat sur la responsabilité de protéger. Alors que plusieurs États occidentaux envisagèrent un temps la possibilité d’une intervention humanitaire, d’autres, comme la Russie et la Chine, considérant l’interprétation selon eux abusive de la résolution 1973, s’opposeront à toute résolution soutenant une intervention.

C’est cette situation de blocage quant au dossier syrien qui fera émerger le concept de responsabilité en protégeant. Porté par la présidente brésilienne Dilma Rousseff, durant un discours prononcé devant les Nations Unies le 21 septembre 2011, ce concept finit par ouvrir les portes d’un nouveau débat, permettant de dépasser le refus de toute intervention et les dérapages d’une intervention hors cadre[Statement by H. E. Ambassador Antonio de Aguiar Patriota, Minister of External Relations of the Federative Republic of Brazil, Informal discussion at the United Nations on the ‘Responsability while Protecting’, LXII Session of the United Nations General Assembly, New York, United Nations, 21 février 2012, [en ligne][http://www.un.int/brazil/speech/12d-agp-RESPONSIBILITY-WHILE-PROTECTING.html.

]]. Le constat était le suivant : la succession des différentes interventions militaires n’avait pu éviter l’aggravation des conflits existants, entraînant, de manière directe ou indirecte, l’émergence de mouvements terroristes dans des territoires où ces derniers en étaient prémunis. La conséquence en était l’apparition de nouveaux cycles de violences, renforçant la vulnérabilité des populations civiles. Élargi en novembre 2011, avec la diffusion d’un concept paper définissant ces principes, cette nouvelle notion entre alors dans le débat public[General Assembly Security Council, Letter dated 9 November 2011 from the Permanent Representative of Brazil to the United Nations addressed to the Secretary-General, A/66/551–S/2011/701, New York, United Nations, 11 novembre 2011, [en ligne], [http://www.un.int/brazil/speech/Concept-Paper-%20RwP.pdf.

]]. La protection des civils finit, ainsi, par se retrouver au cœur des considérations.

Loin de remettre en cause le principe de la R2P, les objectifs proposés par la délégation brésilienne visent à répondre aux problèmes soulevés par son application. Pour les promoteurs du principe de responsabilité en protégeant, « l’usage de la force apporte toujours avec elle le risque de causer des pertes imprévues et de diffusion de la violence et de l’instabilité. Le fait que [cet usage] soit exercé dans le but de protéger les civils ne rend pas le sort des victimes collatérales ou déstabilisation involontaire moins tragique ». Il est dès lors nécessaire « de franchir une étape conceptuelle supplémentaire concernant la responsabilité de protéger[[Statement by H. E. Ambassador Antonio de Aguiar Patriota, Minister of External Relations of the Federative Republic of Brazil, Informal discussion at the United Nations, op. cit.

]] ».

5. La responsabilité en protégeant : principes de bases

Comme nous l’avons vu plus haut, cinq critères encadrent la décision du Conseil de sécurité pour recourir à la force : juste cause ; bonne intention ; dernier recours ; proportionnalité des moyens ; perspectives raisonnables de réussite. Le but porté par la responsabilité en protégeant est de mieux encadrer ces critères. Ces limitations se donnent pour mission de ne plus permettre des situations telles que vécues en Libye, où le cadre de la résolution a été dépassé. Il s’agit donc à la fois d’être suffisamment clair et précis quant aux limitations envisagées.

Deux points sont mis en évidence. Le premier distingue la responsabilité collective de prévenir les atrocités des mécanismes et instruments de la sécurité collective[Luis Paulo Bogliolo Piancastelli de Siqueira, The responsibility to protect and the responsibility while protecting: an analysis of humanitarian intervention and the developing world, Social Science Electronic Publishing, 2012, p. 17, [en ligne], [http://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=2201588.

]]. La responsabilité en protégeant développe donc l’idée que, même si une intervention est légitime, légale et juste, il y a cependant inévitablement un coût humain et matériel important. Toute intervention militaire, comme n’importe quelle action armée, est intrinsèquement violente. Et, comme le prouve l’Histoire, certaines interventions armées ont aggravé les conflits existants et favorisé l’émergence de mouvements terroristes, créant de nouveaux cycles de violences et renforçant la vulnérabilité des populations[General Assembly and Security Council, Annex to the letter dated 9 november 2011 from the Permanent Representative of Brazil to the United Nations addressed to the Secretary-General, “Responsabilité while protecting: elements for the development and promotion of a concept”, A/66/551 and S/2011/701, New York, United Nations, 2011, p. 3, [en ligne], [http://www.un.int/brazil/speech/Concept-Paper-%20RwP.pdf.

]].

Le second point met en avant les intentions cachées de puissances utilisant le principe de la R2P dans le seul but de changer un régime en place[[Ibid., p. 3.

]].

C’est en ce sens que la proposition du Brésil souhaite mieux encadrer, évaluer et responsabiliser les déploiements militaires tout en réinsistant sur la prévention, particulièrement par la diplomatie préventive. Toute une série de lignes directrices sont proposées, devant être observées tout au long de l’autorisation du recours à la force, c’est-à-dire de l’adoption de la résolution l’autorisant à la résolution la suspendant[[Ibid., p. 4.

]].

La proposition s’articule ainsi autour du séquençage des actions, avec le recours à la force en dernier ressort. Ainsi, les mesures proposées dans les piliers 1 et 2, à savoir le soutien et l’aide aux États à protéger leurs populations contre les crimes de masse, doivent être poursuivies en premier. Viennent ensuite les options non militaires dans le cadre du troisième pilier, en cas d’échec de l’État concerné face à ses obligations, à moins que la prudence politique dicte que ce séquençage retarde indûment ou empêche l’usage de la force[[PATTISON, James, «The Ethics of “Responsibility While Protecting”: BRAZIL, The Responsibility to protect, And Guidelines For Humanitarian Intervention », in Human Rights and Human Welfare: An International Review of Books and Other Publications, Working Paper n° 71, University of Denver, 2013, p. 7.

]].

Les lignes directrices proposées par la responsabilité en protégeant suggèrent également de revenir sur le critère de proportionnalité des moyens. Dans ce cadre, l’usage de la force doit produire aussi peu de violence et d’instabilité que possible et en aucun cas ne doit aggraver la situation.

En outre, la responsabilité en protégeant comporte deux éléments majeurs de fond. Le premier est que les critères que sont le dernier recours, la proportionnalité et l’équilibre des conséquences, devraient être pleinement débattus et pris en compte avant que le Conseil de sécurité n’exige l’utilisation de la force militaire. L’autre considère la nécessité de se doter d’un processus de suivi et de contrôle renforcé des interventions. Enfin, l’ensemble souligne l’intention de débats autour des mandats et ce par tous les membres du Conseil, au cours de leur phase de mise en œuvre, en vue d’assurer autant que possible que le consensus soit maintenu tout à le long d’une opération.

Ces principes encadrent fermement les décisions de recours à la force, et leurs applications. Il ne s’agit plus, ici, de s’engager sans avoir épuisé tous les autres moyens non coercitifs. La responsabilité en protégeant remet au cœur du processus l’intérêt des individus concernés, à savoir les victimes des conflits. La proposition, surtout, vise à combler les vides et lacunes de la responsabilité de protéger. Elle incarne, enfin, une autre vision des logiques d’interventions internationales, émanant du Sud, souvent victime des atrocités mentionnées et des interventions autorisées.

6. Les obstacles et les contraintes

De nombreuses questions restent, toutefois, ouvertes. Concernant le volet préventif, la proposition reste très vague sur des principes tels que l’aide au développement ou le soutien aux acteurs de la société civile. La prévention des crimes de masse ne peut passer uniquement par un encadrement des interventions militaires. Renforcer la prévention passe également par une nouvelle responsabilisation des États dans leurs échanges internationaux[[Nicolas Rousseau, Peut-on empêcher les crimes de masses? La responsabilité de protéger à l’épreuve de la réalité, Bruxelles, Couleur livres, 2012.

]]. Les flux divers, les déséquilibres socio-économiques et les bouleversements environnementaux font partie de ces éléments de responsabilisation à prendre désormais en compte dans cette obligation de prévention.

Le volet de reconstruction des États fait tout autant partie de ce volet de traitement des crises. La responsabilité en protégeant, pourtant, ne traite guère des mesures d’encadrement post-crises. Or, dans le contexte des environnements post-conflits marqués par l’instabilité, la reconstruction des institutions étatiques est devenue le pendant civil des opérations mandatées par l’ONU[[François Polet, « State building au Sud : de la doctrine à la réalité », in (Re-)construire les Etats, op. cit., p. 8.

]]. Et les exemples récents de state building mis en œuvre dans une phase post-recours à la force laissent perplexes : de l’Afghanistan en passant par l’Irak, le Kosovo et la Libye, les initiatives de reconstruction ont finalement fait plus pour détruire que pour reconstruire[[David Chandler, « Comment le state building affaiblit les États », in (Re-)construire les Etats, op. cit., p . 23-36.

]].

Enfin, en cas de manquement dans une opération de recours à la force, ou d’évaluation négative des mandats en cours, quelles attitudes doivent être adoptées ? Le régime de sanction reste, pour le moins, particulièrement vague. Faut-il suspendre l’intervention ? L’annuler et engager le retrait des troupes ? La mener au terme de son délai octroyé ? Et quelles sanctions envisager, vis-à-vis de quel responsable ? Avec quel organisme de contrôle ? Toutes ces questions pendantes témoignent de la nécessité de continuer à approfondir le débat et à faire évoluer le sujet.

7. Conclusion

Face aux défis que représentent les tensions mondiales de ce début de XXIème siècle, le multilatéralisme, et non la connivence, représente le meilleur instrument œuvrant à la stabilité internationale. Or, seule la confiance dans le consensus permet de redonner sens à ce multilatéralisme. La responsabilité en protégeant permet de réactiver cette confiance, faisant jouer à plein les intérêts, non plus des puissances, qu’ils soient cachés ou non, mais des populations civiles.

Les principes de la responsabilité en protégeant obligent les puissances à définir leurs intentions et à débattre des moyens disponibles et souhaitables pouvant mettre fin à une situation de crise. Ces principes permettent de sortir des interprétations subjectives de la notion de « guerre juste », en lui imposant toute une série de restrictions. Ces principes, enfin, remettent le sens du débat autour de la table, obligeant l’entente et l’écoute entre les parties décidant du recours à la force.

Il reste cependant clair que, bien qu’encadrant le recours à la force, la responsabilité en protégeant ne règle pas les causes liées au conflit concerné. Aucune discussion n’est ainsi entraînée sur les responsabilités liées à l’émergence de l’insécurité ou des causes de l’extrême pauvreté[[Luis Paulo Bogliolo Piancastelli de Siqueira, The responsibility to protect and the responsibility while protecting, op. cit., p. 23.

]]. Les insécurités liées aux transgressions des droits de l’Homme tombent ainsi sous le coup d’une intervention internationale humanitaire, à l’inverse de l’insécurité liée aux fractures socio-économiques. Comme le souligne Rajagopal, le défi passe également par l’inclusion des mouvements et des résistances sociales à la globalisation dans le récit que porte le droit international[[Balakrishnan Rajagopal, « Recording Resistance: Social Movements and the Challenge to International Law », in International Law From Below: Development, Social Movements, and Third World Resistance, Cambridge, Cambridge University Press, 2003.

]].

De plus, le discours lié aux interventions humanitaires, pour les cas extrêmes que sont les crimes de guerre et génocide, reste enfermé à la fois dans la seule logique de la force et de l’usage de la violence exercé par les États. Les moyens et instruments permettant d’empêcher l’émergence des crimes de masse ne sont que trop peu voire pas du tout envisagés.

Néanmoins, la responsabilité en protégeant représente une étape, certes limitée, mais présente, d’un meilleur encadrement du recours à la force. La revalorisation du droit international et de ses mécanismes d’application constituent la seule voie œuvrant à la promotion de la paix et à l’équilibre mondial. Et ouvrir le débat sur des possibilités autres que celle liée aux changements de régimes ou aux interventions humanitaires armées permet de recréer un éventail des possibles positifs. Là réside également l’intérêt de la notion de responsabilité en protégeant : dans la proposition d’un règlement des conflits non plus européocentré mais émanant d’acteurs du Sud, critiques et constructifs.

Enfin, le dernier intérêt de ce débat réside dans son articulation entre le « dehors » et le « dedans ». Les questions liées au recours à la force et à son encadrement doivent tout autant être amenées en Belgique, aussi bien dans les différentes ONG touchant à ces problématiques que dans les cercles de décisions politiques. Or, la manière dont aujourd’hui ces enjeux sont débattus pêche par excès de prudence voire par conservatisme. Ouvrir les espaces de discussions, de transparence, de suivi et d’évaluation participe à la vie publique et démocratique de notre pays. D’autant plus quand on voit, depuis l’intervention en Afghanistan en 2001, une présence militaire belge de plus en plus récurrente dans les principales interventions internationales.

Repenser les processus sécuritaires, dans le contexte instable actuel, contribue à sortir à la fois de la realpolitik internationale et de l’isolationnisme en cours des opinions. L’encadrement des conflits œuvre en ce sens, tout en ne représentant qu’une première étape dans ce vaste projet visant au désarmement mondial et à la promotion de la paix par le droit. Cette obligation d’éthique dans l’action internationale ouvre de nouvelles perspectives, dont il revient aussi bien aux élus qu’aux humanitaires et aux citoyens à s’en saisir.

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