Introduction
La sixième réforme de l’Etat n’est qu’une étape. Les écologistes doivent préparer la prochaine en partant de leur double préoccupation pour la démocratie et l’écologie. Celle-ci doit présider à une refondation de leurs conceptions en matière de fédéralisme.
Quels que soient les superlatifs employés pour le caractériser, l’accord institutionnel conclu le 8 octobre 2011 entre partis flamands et francophones ne constitue qu’une étape dans le long processus évolutif des institutions belges. Le déblocage du fonctionnement de l’État fédéral dans une période de crise systémique n’est pas un résultat mineur et les écologistes peuvent être fiers du rôle qu’ils y ont joué. Le respect de leurs balises – le maintien de la solidarité, une plus grande cohérence dans l’attribution des compétences, des progrès en matière de gouvernance démocratique et écologique, le refinancement de Bruxelles – est garanti, du moins si la mise en œuvre législative et politique de l’accord ne donne pas lieu à quelques remises en question.
Celle-ci requerra la plus grande vigilance. Mais il importera tout autant de relancer la réflexion collective sur l’avenir de la Belgique, de ses régions et de leurs institutions. Les Rencontres de l’Écologie Politique offrent un cadre idéal pour réinscrire ce débat crucial dans la seule perspective qui peut réellement compter pour des écologistes, celle de la transformation progressive de la Belgique fédérale en une démocratie écologique, à savoir d’une démocratie qui respecte les droits des générations futures et qui met en œuvre une redéfinition de la prospérité allant dans le sens du renforcement de la participation effective de chacun de ses citoyens à la vie politique et sociale.
Juste une étape dans l’évolution belge
À la différence des phases antérieures de la réforme de l’État, chacun s’accorde, au Sud comme au Nord de la Belgique, à considérer que l’équilibre atteint est éminemment fragile. Fondamentalement, la Belgique fédérale reste un État binational dont la principale communauté est constamment sur le point de basculer de son inscription plus ou moins centripète dans le cadre belge vers la constitution d’un État nation autonome. Du côté francophone, les choses sont moins claires qu’il n’y paraît : les proclamations d’attachement à la Belgique de presque toute la classe politique francophone coexistent avec le maintien d’un désintérêt relatif pour tout ce qui se passe de l’autre côté de la frontière linguistique et des déclarations plus ou moins catastrophistes sur la fin de la Belgique, tenues par des électrons désormais libres, comme l’ancien président du Parti socialiste Guy Spitaels.
Les faux problèmes sont les vrais problèmes
Ce que d’aucuns au sein de la classe politique et de la population francophones ont longtemps appelé des « faux problèmes » risquent dès lors d’encore occuper celle-ci pendant un certain temps… Il est donc démocratiquement essentiel d’inverser la formule et de considérer que les « faux problèmes » sont des « vrais problèmes », non seulement parce qu’ils sont complexes, mais également parce qu’en réalité ils concernent le cœur de l’activité politique, celui des conditions à la fois sociales, culturelles et institutionnelles suivant lesquelles des groupes d’individus – qu’ils s’agissent de communautés, de régions ou de nations – font « société », et mettent en œuvre des solidarités concrètes, développent des projets en commun et s’inscrivent collectivement dans une histoire.
Il est temps en particulier de reconnaître que les « faux problèmes » ont eu pour résultat de bloquer complètement une réelle prise en charge politique d’enjeux aussi « secondaires » que la préparation du choc du vieillissement démographique ou l’écologisation de l’économie belge, quels que soient les mérites des politiques que les entités fédérées belges ont menées sur ces plans.
Le répit laissé par la conclusion de l’accord sur la sixième phase de la réforme de l’Etat doit par conséquent être mis à profit pour développer le débat démocratique sur ce que pourrait être la septième phase.
D’un point de vue écologiste, celui-ci devrait notamment porter sur les institutions dont nous avons besoin à la fois pour développer la participation et pour transformer nos sociétés dans un sens écologique. Il impliquera également une réflexion sur le lien oublié entre l’égalité sociale (la redistribution matérielle) et l’égalité politique (la participation du plus grand nombre à l’exercice de la liberté collective), ainsi qu’une prise en compte plus grande de la place centrale qu’occupent les enjeux de reconnaissance au cœur des mécanismes de solidarité.
Cette réflexion collective – qui peut d’ores-et-déjà commencer au sein de la famille écologiste – pourrait éventuellement contribuer à refonder un « pacte des Belges » qui déterminerait ce que les habitants de toutes les régions belges souhaitent construire ensemble et qui redéfinirait les contours d’un projet fédéral refondé pour le XXIème siècle. Ce projet devrait ensuite pouvoir être soumis à référendum, au risque pour la région qui le rejetterait de sortir de la fédération et de choisir la voie de l’indépendance ou du rattachement à un autre pays.
Des plombiers aux architectes
Vaste projet ! Infiniment plus facile à préconiser qu’à mettre en œuvre, évidemment. Mais même en Belgique, il n’y a pas d’autre choix que de continuer à souhaiter que les « plombiers », ces experts en compromis institutionnels, se muent de plus en plus en « architectes ». En outre, il faut militer pour qu’un maximum de citoyens participent à ce travail de redéfinition et n’en laissent pas le soin exclusif à ceux qui en font profession, contrairement à ce qui s’est presque toujours passé depuis près de quarante ans. Même s’il reste éminemment minoritaire, le processus du G1000, porté de part en part, par des citoyens en dehors de tout encadrement partisan ou syndical, a déjà montré qu’il existe parmi les Belges une disposition à s’engager dans une telle démarche.
Car quelle serait l’alternative ? La poursuite de l’actuel pilotage à vue, sans perspectives claires, sans orientations d’avenir partagées ? Ceux qui murmurent que la Belgique n’a pas d’avenir doivent prendre politiquement au sérieux cette intuition. Soit elle est fondée, et alors il faut l’anticiper démocratiquement en préparant une indépendance éventuellement (bi)régionale ou un rattachement à la France. Soit elle ne l’est pas et alors il faut se remettre au travail et redéfinir un nouveau projet qui ne soit pas guidé par la nostalgie de l’État-nation mais par la volonté de poursuivre dans la voie fédéraliste.
Retour sur le fédéralisme écologiste
Quel pourrait-être l’apport des écologistes en la matière ? Quelles expériences et quelles conceptions du vivre ensemble pourraient-ils y faire valoir ? On l’a entretemps un peu oublié, mais la bonne collaboration qui a, de tous temps, caractérisé les relations entre écologistes flamands et francophones, n’a jamais tenu à un quelconque attachement à la nation belge. Là où les socialistes, les chrétiens démocrates et les libéraux flamands ont dû entamer le difficile chemin de la scission de leurs partis nationaux en ailes communautaires ou sous-nationales, les partis écologistes belges ont, dès leur création au début des années 80, été organisés sur une base fédéraliste.
Leur fédéralisme, ils l’ont d’emblée conçu comme un antidote contre le poison du nationalisme. De Démocratie Nouvelle en 1973 à Namur jusqu’à la création d’Ecolo en 1980 en passant par les Amis de la Terre en 1976, la doctrine du Fédéralisme intégral se proposait de permettre la coexistence d’appartenances multiples au sein d’un même État. Elle traduisait aussi une double préoccupation que l’on trouve à la racine de la plupart des partis écologistes apparus dans les années 70 : la volonté « radical-démocratique » de renforcer la participation de chacun à la vie politique et le projet de transformation de l’économie dans un sens écologique.
Comme le résumait la formule de Paul Lannoye « pas de fédéralisme sans écologie, pas d’écologie sans fédéralisme ». D’une part, la décentralisation politique propre au fédéralisme ne pouvait véritablement marcher sans le respect du cadre de vie des quartiers et des communes. D’autre part, ce respect ne pouvait être garanti qu’en octroyant aux communes le droit de s’opposer par référendum aux projets des technocraties d’État et des entreprises privées.
À Ecolo, comme dans l’ensemble des partis verts, la participation à la vie politique était conçue comme une valeur en soi. Et le programme institutionnel commun à Ecolo et Agalev devait en garantir l’effectivité, tant sur le plan institutionnel et démocratique, que sur le plan écologique.
On l’a aussi entretemps un peu oublié, le slogan « faire de la politique autrement » exprimait d’abord une exigence démocratique. Il était presque plus important de renforcer la participation citoyenne que d’obtenir un comportement vertueux de la part des professionnels de la politique. L’insistance contemporaine des écologistes sur la bonne gouvernance est donc à resituer dans cet ancrage qui est davantage de nature politique que morale.
L’histoire d’une dissociation
Dès 1981 et l’entrée d’Ecolo et d’Agalev dans les parlements, cette double exigence a été mise à l’épreuve, dans le fonctionnement interne des partis verts comme dans le cadre de leur fonctionnement dans la démocratie représentative. Très vite, les premiers écologistes se sont rendu compte que la participation n’était pas possible en permanence. Erigée en dogme, elle pouvait générer frustration et inefficacité. Il fallait donc l’équilibrer avec davantage de représentation et de délégation de responsabilités, en acceptant des encoches dans l’exigence de transparence.
Parallèlement, la dimension des problèmes écologistes s’est progressivement élargie, légitimant des approches plus centralisées. Ainsi, avec l’émergence de l’enjeu climatique et du concept de développement durable à la fin des années 80, le consensus sur la nécessité d’introduire l’éco-fiscalité semblait de plus en plus large. La mémoire collective des écologistes se souvient de l’expérience cuisante des écotaxes: une solution à laquelle tout semblait conférer les traits du bon sens et de la rationalité s’était heurtée aux conservatismes et aux intérêts des lobbies industriels belges.
Mais cette même mémoire ne porte quasiment pas trace de la disjonction qui s’est produite à la même époque entre les programmes institutionnel et écologique. Dans les années 90, Ecolo défendait le projet d’éco-développement contre ce qu’il appelait l’ « environnementalisme », qui désignait à l’époque ce qu’en 2011 on appelle le green-washing. Ce projet tablait sur la valorisation des « ressources culturelles régionales » afin de permettre un développement endogène (relocalisé) des économies régionales. Cependant, le programme institutionnel (par exemple celui de 1995) ne disait quasiment rien sur la manière dont ces ressources pouvaient être valorisées au niveau régional.
Et pour cause, il était de plus en plus centré sur le sauvetage de la Communauté française de Belgique et de ses travailleurs, les enseignants, qu’Ecolo n’allait pas cesser de soutenir au travers de la revendication du refinancement. Les communautés qui ne faisaient pas partie du premier programme institutionnel d’Ecolo[[ Les 90 propositions du programme électoral de 1981
]] y étaient timidement apparues en 1985. Elles allaient y occuper une place de plus en plus grande, au nom de la défense de leurs compétences et du secteur non-marchand. Le lien entre le fédéralisme intégral, la décentralisation maximale au niveau des communes et des régions et l’écologie, se distendait peu à peu, au fur et à mesure de la prise en compte de la complexité de l’organisation institutionnelle due aux réformes successives de l’État et de leur impact sur les secteurs.
Crise démocratique – crise écologique
Le bilan de cette évolution reste à effectuer collectivement, en particulier, au moment où de plus en plus de questions sont posées quant à la capacité réelle des démocraties représentatives à empêcher la survenue des crises et en particulier des crises écologiques[[ BLUHDORN I, The sustainability of democracy, On limits to growth, the post-democratic turn and reactionary democrats, (téléchargeable sur www. Eurozine.com). L’article contient une bibliographie intéressante de nombre d’articles parus récemment sur la question dans le monde germanique et anglosaxon.
]]. On pourrait dire que ce qui est en cause, c’est autant la durabilité (au sens initial du mot durable, à savoir de ‘destiné à durer’) que la soutenabilité (sa capacité à garantir les droits des générations futures) de la démocratie.
L’enjeu est à la fois de sauver la démocratie et de la rendre éco-compatible. L’intuition initiale des fondateurs de l’écologie politique semble ainsi se répéter dans un contexte tout à fait différent : la démocratie et l’écologie ne sont-elles pas réunies dans la même menace de se fracturer sous les coups d’une conception obsolète du social et de l’économique ?
Cause et effets
Les facettes de la crise contemporaine de la démocratie sont multiples. Mais ont-elles vraiment quelques racines communes avec les crises écologiques auxquelles nous sommes confrontés en ce XXIème siècle ? De prime abord, il apparaît que les dispositifs de concertation mis en place à partir des années 70 et 80 pour empêcher des projets industriels polluants ont débouché sur des processus administratifs parfois lourds qui mobilisent une part importante des énergies des associations de défense de l’environnement ou du cadre de vie.
Ces mêmes processus peuvent désormais être utilisés contre la mise en œuvre de politiques écologiques, lorsque par exemple des comités de riverains s’opposent à l’implantation d’éoliennes ou d’infrastructures de transport en commun. Dans un pays qui est à la fois « sur-administré mais sous-gouverné », pour reprendre la formule d’André Molitor, les processus de concertation sociale et environnementale se superposent et entrent parfois en tension. Et même lorsque les partis semblent à l’abri des contraintes de concertation (par exemple quand ils négocient discrètement des accords institutionnels), l’éclatement de la représentation politique complexifie à outrance les négociations, ce qui conforte, en retour, l’impression d’un monde politique à la fois incapable de gouverner et de plus en plus coupé des réalités sociales.
À ces traits typiques du fonctionnement politique belge – même s’ils se retrouvent dans d’autres pays européens – viennent s’ajouter des défauts que partagent la plupart des démocraties représentatives. La pression du court-terme, le vide moral des élites, la montée des populismes, l’influence des lobbies et, last but not least, le verrouillage dans un développement économique insoutenable, car de plus en plus injuste avec les générations présentes et futures, ont été bien décrits par Tim Jackson autour du concept de « dilemme de la croissance ». Les années 2010 l’illustrent de manière éloquente avec l’enchaînement paroxystique de la croissance des inégalités, de la réduction de la prospérité au consumérisme, du surendettement privé et public et de la dérégulation financière qui ensemble concourent à placer les démocraties sous la dictature de plus en plus inflexible des marchés et du productivisme.
Convivialisme et écologie
On peut certes se méfier des explications mono-causales, mais il est possible d’identifier à la racine de nos crises contemporaines, la réduction de l’homme à à l’homo oeconomicus qu’ont en commun, depuis leurs origines, le socialisme et le libéralisme. C’est en tous cas ce qu’explique le sociologue Alain Caillé dans son récent « Manifeste du Convivialisme »[[ CAILLE A. „Pour un manifeste du convivialisme“, Le bord de l’eau, 2011.
]]. Dans ce très stimulant petit ouvrage, le fondateur des Cahiers du MAUSS[[ Mouvement Anti-Utilitarisme dans les Sciences Sociales, qui se réclame de l’anthropologue Marcel Mauss ayant mis en lumière l’existence dans toutes les sociétés d’une économie du don et du contre-don au fondement du lien social et donc en amont de l’économie de l’échange marchand. ( voir www.revuedumauss.com)
]] tente de dégager une doctrine commune pour les différents mouvements et courants de pensée qui cherchent actuellement à sortir du néo-libéralisme tout en affrontant le défi central de notre temps, à savoir celui de la finitude de notre monde.
La première étape de ce « réencastrement » de l’économie dans la société et la biosphère, consiste à situer la cause des crises actuelles dans une conception instrumentale ou utilitariste de la démocratie, considérée comme un moyen en vue d’assurer une prospérité réduite à sa dimension matérielle. A cette conception partagée par le libéralisme et le socialisme, le « convivialisme » défendu par Caillé propose de substituer une vision du monde basée sur une représentation différente de l’homme et de la richesse. La démocratie y est considérée comme une fin en soi : « l’art enfin trouvé de s’opposer sans se massacrer »[[ Ou, pour le dire comme Paul Ricoeur, «Est démocratique, une société qui se reconnaît divisée et délibère de ces contradictions en y associant chacun».
]] et non comme le moyen pour assurer la paix entre les hommes par la croissance de la production et de la consommation matérielle.
Prenant acte de la double impossibilité de poursuivre dans le modèle de croissance (le découplage de la croissance du PIB et de l’empreinte écologique est pratiquement inaccessible et au-delà d’un certain seuil, la croissance matérielle réduit le bien-être), Caillé balise la mise en place d’une société dont l’économie entrerait dans un état stationnaire, à la Tim Jackson. Celle-ci devrait se caractériser par une redistribution des revenus (du capital vers le travail) et par une renégociation de la répartition de la richesse et donc des efforts écologiques au niveau global. Farouchement attaché à l’idéal de progrès, Caillé veut également préserver les grands acquis émancipateurs du socialisme et du libéralisme en évitant tout risque de dictature d’une norme de la bonne conduite qui serait imposée à tous pour sauver le monde. Son « convivialisme » souhaite certes promouvoir la participation comme une valeur en soi, mais il n’entend pas l’imposer en confondant le social et le politique, comme l’ont fait les utopies meurtrières des XIXème et XXème siècles.
Convivialisme, nationalisme et fédéralisme
Les écologistes qui détecteront dans l’opuscule du fondateur du MAUSS une actualisation de quelques unes de leurs intuitions originales, peuvent s’en inspirer pour renouveler leurs conceptions institutionnelles. Ils y trouveront quelques balises pour repenser les institutions afin de permettre de développer la participation sociale et politique, d’organiser la délibération sur la manière de vivre dans un monde fini et de se protéger des tendances autoritaires. Dans le cadre français au sein duquel se situe Alain Caillé, l’État-nation demeure le principal espace de la solidarité politique, dans la mesure où il continue de réunir « l’ensemble de ceux qui se reconnaissent comme alliés et associés en fonction des dons qu’ils se font et reçoivent les uns des autres ». En Belgique, nous avons depuis longtemps fait l’expérience que la dualité des langues et des cultures qui l’habitent rend l’expression de cette solidarité politique de moins en moins évidente. Nous avons aussi développé un système institutionnel pour permettre leur coexistence pacifique. Depuis plus de vingt ans, les écologistes n’y ont pas peu contribué parce qu’ils considéraient que le fédéralisme était la meilleure alternative au nationalisme. Aux origines de l’écologie politique, ce fédéralisme devait se concrétiser dans une Europe des régions dans lequel des États-nations, encore clairement associés aux nationalismes et à la guerre, devaient se progressivement dissoudre.
Mais entretemps, ce projet a perdu beaucoup de sa vigueur historique. Contrairement aux attentes, l’État-nation ne s’est pas du tout liquéfié dans l’Europe fédérale. Il continue de jouer un rôle central dans le fonctionnement institutionnel européen, même si la crise actuelle se soldera immanquablement par une nouvelle réduction de ses prérogatives et par un renforcement de l’échelon européen. La Belgique ne s’y noiera pas de sitôt et son principal défi continuera d’être encore pour un certain temps au moins notre « principal espace de solidarité politique », quelle que soit la réduction annoncée de la solidarité inter-régionale et quel que soit l’accroissement progressif du poids de la solidarité intra-régionale et intra-communautaire.
En tenant compte à la fois de ces évolutions et des spécificités belges, on pourrait renouveler la doctrine fédéraliste écologiste en suivant trois axes principaux.
Articuler décentralisation et centralisation
Primo, les politiques écologiques doivent associer un renforcement de la participation locale à la mise en œuvre de plans de transition plus ambitieux, par exemple sur le plan énergétique. Dans le langage du fédéralisme intégral, on parlait de combiner le principe de subsidiarité et d’exacte adéquation. Le premier implique que les politiques soient décidées et appliquées au plus proche des citoyens sauf quand il est plus efficace et plus juste de le faire à un niveau supérieur. Le second signifie que le fédéralisme, ce n’est pas le « chacun fait ce qu’il veut », mais la mise en commun de politiques lorsqu’elles servent l’intérêt général. Articuler décentralisation et centralisation implique de renforcer la participation à tous les niveaux, du local au fédéral. Cela requiert aussi le développement d’espaces publics de débats qui alimentent les processus démocratiques.
Mais inversement, cette décentralisation doit avoir pour contrepartie la mise en place de circonscriptions uniques au plan régional, fédéral et européen. Celles-ci doivent permettre de transcender les sous-localismes et notamment de combattre le détournement de politiques générales au bénéfice d’intérêts locaux particuliers, tout en faisant émerger des visions fédératrices, que ce soit au niveau wallon, belge et européen.
À chaque fois, ces processus de fédération doivent s’appuyer sur le dynamisme d’espaces publics animés par des médias pluralistes et qui privilégient le débat contradictoire, l’analyse au sensationnalisme ou à la polémique superficielle. Le travail démocratique est indissociable du renforcement de véritables espaces publics au niveau wallon, belge ou européen. S’engager dans un espace public fédéral belge implique notamment d’être en mesure de s’y exprimer au minimum dans les deux principales langues nationales et de s’impliquer dans les débats dans l’ensemble des régions belges. Cela requiert aussi le renforcement des liens de coopération entre partis de part et d’autre de la frontière linguistique.
Articuler des territoires, des cultures, des sociétés
Secundo, il importe de revenir sur la disjonction entre le projet écologique et le projet culturel qui s’est progressivement opérée au sein du programme institutionnel écologiste depuis la fin des années 80. La transformation écologique doit mobiliser l’ensemble des ressources d’une société, en ce compris ses ressources éducatives et culturelles. Elle ne relève pas seulement du choix de techniques ou de politiques économiques, mais du lancement de dynamiques citoyennes et sociales. La culture, c’est en quelque sorte la capacité d’une société à agir sur elle-même. Les régions ne peuvent pas se transformer dans un sens écologique sans s’appuyer sur des politiques culturelles qui articulent l’histoire, la créativité, la cohésion sociale de leurs habitants.
La relocalisation des activités économiques, la mise en œuvre de définitions renouvelées de la prospérité tablant sur la reconquête des biens communs devront immanquablement associer le système scolaire, les associations, les entreprises. La coupure que le découpage entre compétences communautaires et régionales a instituée entre le marchand et le non-marchand, et entre la culture et l’économie, doit être surmontée. D’une certaine manière, elle mime, sur le plan institutionnel, le désencastrement de l’économique hors du social, que toute visions écologiste tant soit peu conséquente se doit de dénoncer. Des régions conscientes de leurs histoires, ancrées dans leurs projets et dans leurs territoires peuvent également être plus confiantes en elles-mêmes et par conséquent plus ouvertes aux autres et capables de développer des relations de coopération.
Cela implique aussi un travail proprement politique sur la dimension symbolique de ces interrelations. Ce qui s’échange entre régions, ce ne sont pas seulement des flux financiers, de biens économiques ou culturels. Ce sont aussi des représentations, des signes de reconnaissance, de mépris ou de valorisation. Au fond des transferts nord-sud, dont la réversibilité doit être toujours garantie, il n’y a pas que des transferts d’argent, il y a aussi des demandes de reconnaissance qui ne peuvent pas seulement faire l’objet de contreparties financières. C’est d’autant plus vrai dans un pays de plus en plus multiculturel. Créer un « monde commun » à l’ensemble des Belges, des Wallons, des Flamands et des Germanophones, implique non seulement la mise en place d’une circonscription fédérale, mais aussi le développement d’un espace public fédéral dans lequel ces dimensions symboliques font l’objet d’un travail culturel et politique.
Le même genre de travail doit être mené entre Wallons et Bruxellois. La fédération Wallonie-Bruxelles est d’abord un réflexe de protection contre la montée du nationalisme flamand, qu’elle contribue en retour à renforcer. Elle est également l’enjeu d’un débat larvé entre francophones qu’il faudra bien finir par ouvrir. S’y croisent sans vraiment se rencontrer la peur de beaucoup de Wallons de ne plus bénéficier du rayonnement économique et culturel de la région bruxelloise et le ressentiment des Bruxellois francophones de ne pas disposer des leviers politiques suffisants leur permettant de surmonter les problèmes économiques et sociaux spécifiques que connaît la région capitale. Comme entre les Belges flamands et les Belges francophones, il y a également une dimension symbolique importante dans les relations entre Wallons et Bruxellois et il importe de la prendre en compte.
Tenir compte des générations futures et des non-humains
La démocratie restera évidemment un régime anthropocentré, consacré au débat entre humains, sur la meilleure manière de « s’opposer sans se massacrer », comme dirait Alain Caillé. Mais contrairement aux premières idéologies de la modernité comme le socialisme et le libéralisme, il ne s’agira pas d’organiser cette pacification sur le dos des générations futures, des éco-systèmes et des non-humains qui l’habitent. Il ne s’agit évidemment pas de faire voter les hirondelles ou les enfants qui ne sont pas encore nés, mais de mettre en place des dispositifs démocratiques qui permettent d’intégrer davantage les signaux qui nous parviennent de la nature. Cela implique par exemple d’améliorer l’éducation à l’environnement de l’ensemble des représentants politiques et de mettre en place des dispositifs originaux permettant de mieux informer la démocratie représentative sur les conséquences écologiques de ses choix politiques.
La politisation de l’écologie peut être renforcée par la mise en place de dispositifs délibératifs confrontant les savoirs experts – notamment développés dans les associations de défense de l’environnement, mais aussi dans les industries ou les laboratoires de recherche – à l’interrogation critique des citoyens, par exemple dans le cadre de panels représentatifs[[ A ce sujet, voir BOURG D. et WHITESIDE K., Vers une démocratie écologique : le citoyen, le savant et le politique, Seuil, La République des idées, Paris, 2010 et Pour une 6e République écologique, sous la direction de Dominique Bourg, Odile Jacob, Paris, octobre 2011.
]]. La démocratie pourrait dans ce cadre non seulement améliorer sa prévention des crises écologiques, elle devrait également débattre systématiquement des mesures à prendre à tous les niveaux en cas de survenue de ces crises.
Dans chacun de ces cas de figure, la confrontation du savoir expert et de l’intelligence citoyenne est indispensable si nous voulons éviter la dérive vers un système où le pouvoir est détenu par les experts qui ne pourrait que susciter un rejet de la part de groupes sociaux de plus en plus larges, comme l’indique la montée du climato-scepticisme dans les partis dits populistes.
Alliances et clarifications
Quelles que soient les pistes de réformes de nos institutions démocratiques pour réarticuler l’enjeu démocratique et l’enjeu écologique, celles-ci ne pourront être mises en place sans majorités politiques et sociales. Le plus gros défi des forces politiques qui entendent prendre réellement au sérieux l’enjeu écologique et redéfinir la prospérité dans un sens convivial, reste de nouer les alliances avec des acteurs sociaux qui peuvent partager tout ou partie de leurs objectifs.
Ici aussi un travail d’interpellation et de clarification s’impose pour établir la liste des accords et des désaccords qui peuvent par exemple exister entre les partis verts, les organisations syndicales et les nouveaux mouvements sociaux qui semblent se mobiliser derrière l’objectif d’une société conviviale. Nous n’en sommes donc qu’au début de la re-politisation de l’écologie. Qu’en Belgique, ce défi soit compliqué par la nécessité de réadapter sans cesse les structures institutionnelles ne peut en aucun cas servir de prétexte pour continuer à dissocier la réflexion sur la démocratie de celle sur l’écologisation.