Comment évaluez-vous la situation actuelle de la Chine, les défis qu’elle aura à affronter et les rapports que les sociétés et institutions européennes entretiennent avec la Chine ?
Pierre Defraigne : Ces rapports sont caractérisés par un binôme inutile de posture morale et de cynisme commercial. Il serait pourtant nécessaire de prendre enfin un regard analytique pour envisager nos relations avec la Chine comme des relations de puissance à puissance avec toutes les conséquences qui en découlent. Pour ce faire, il faut tout d’abord reconnaître le miracle économique qui a été accompli en Chine et prendre la (dé)mesure des défis qui l’attendent au cours de ce siècle. La poursuite du déploiement de la Chine implique en effet un bouleversement des équilibres climatiques, géopolitiques et d’accès aux ressources. C’est donc un défi non seulement pour la Chine mais, plus généralement, pour la construction de rapports commerciaux fondés sur le droit et non pas sur la force.
D’une certaine manière, du point de vue des autorités chinoises, le plus dur reste à faire : investir sa propre technologie dans un pays vieillissant ; rendre ses grandes villes habitables (alors qu’elles sont de véritables désastres en termes écologiques : Pékin est une cuvette sans datcha, au bord du désert) ; réduire les énormes écarts de développements entre régions, qui posent une question à la fois sociale et éthique. Le pari du XXIIème Plan quinquennal, c’est de passer d’une croissance tirée par les exportations et les investissements directs étrangers à une croissance fondée sur la consommation intérieure. La population chinoise a fait jusqu’à présent plus d’efforts que nécessaire, notamment du fait de la sous-évaluation de sa monnaie et de la part excessive des investissements dans le PIB.
L’ensemble de ces défis paraissent ingérables mais, depuis trente ans, la Chine nous a habitués à nous étonner. Ses dirigeants possèdent en outre une vision à long terme dont nous ne sommes plus capables, et un rapport à la gouvernance fondé sur des expérimentations menant à des réformes réfléchies. Sa réussite est d’ailleurs dans notre intérêt : un échec de la Chine serait un échec du monde.
Philippe Lamberts : Le Parti communiste chinois (PCC), dont l’objectif premier est la stabilité, sait pertinemment bien qu’il est assis sur trois bombes : sociale (l’explosion des inégalités), environnementale (l’avancée de la désertification dans le monde se fait essentiellement en Chine ; seules 10% de ses terres sont arables, etc.), financière (une bulle sur le logement et les infrastructures, dont une bonne partie ne sera jamais rentable).
Je partage le constat de Pierre quant au rapport à l’expérimentation du régime : le XIIème Plan quinquennal comprend ainsi par exemple un système de Cap and Trade et de taxe en matière de CO2. Mais on sent bien que cette capacité sera plus nécessaire que jamais dans les années à venir. Les mouvements sociaux sont en ébullition – on en a compté 80 000 l’an passé, ce qui a d’ailleurs mené à la mise en place d’un cadre de négociations collectives à Pékin et Guandong. C’est d’ailleurs peut-être par là que viendra la démocratie. Dernier exemple de ce pragmatisme réformiste : suite à une révolte à Wukan, le gouvernement provincial décide de démettre les dirigeants locaux corrompus et d’organiser des élections… qui mettent à la tête de la municipalité, le chef de la révolte !
En termes comparatifs, ce qui me frappe, c’est en effet la capacité des élites chinoises à penser à long terme et à projeter leur avenir sous la forme d’une montée progressive dans la chaîne de valeur, là où la Commission et la Banque centrale européennes se cantonnent dans une position dogmatique de réduction des coûts salariaux. Ils ont de la productivité une conception beaucoup plus intéressante que les dirigeants européens. On sent d’ailleurs chez les futurs dirigeants chinois une profonde attente d’une UE qui soit un véritable partenaire dans la gouvernance multipolaire. C’était particulièrement clair à Copenhague et à Durban. À Copenhague, l’UE a été tellement obsédée par le lien transatlantique qu’elle en a oublié la Chine. À Durban, Connie Hedegaard (Commissaire européenne à l’action pour le climat) a opéré un revirement stratégique de bon sens : il est en réalité plus facile de discuter avec la Chine qu’avec les États-Unis sur les questions climatiques puisque, d’une part, ces derniers font de la reconnaissance même de l’origine humaine du réchauffement un enjeu de politique intérieure, et que d’autre part, les Chinois sont dans la situation – malheureusement assez rare – d’être à la fois parmi les plus gros émetteurs et parmi les premières victimes du réchauffement.
Pierre Defraigne : L’attente est en effet très forte du côté de la Chine mais elle se double désormais d’un grand ressentiment face aux piètres performances de l’UE, qui était considérée comme un modèle à suivre. Il faut voir la vérité en face et admettre que, dans nos rapports à la Chine, la question de nos propres défaillances est centrale et affecte notre autorité morale. Si nous continuons de faire de notre modèle social la variable d’ajustement de la course à la productivité, nos plaidoyers en termes de Droits de l’Homme sonneront de plus en plus creux. Ce qui nous fait peur dans la Chine, c’est notre propre impuissance, et en particulier celle de la démocratie chrétienne et de la social-démocratie à sauver l’essence des valeurs de notre modèle social.
Pour résumer, nous avons avec la Chine, une société qui en a bavé mais qui regarde le siècle à venir avec enthousiasme, là où, nous, Européens, menons une guerre de retardement et nous condamnons à l’impuissance, faute de répondre à la question fédérale.
À quoi pourrait – et devrait – ressembler une politique chinoise des Verts européens ?
Philippe Lamberts : La politique chinoise des Verts est encore en gestation : jusqu’ici, elle était essentiellement axée sur un discours en matière de Droits de l’Homme. Or il va de soi que la Chine a une importance trop déterminante pour n’être appréhendée que sous cet angle. Mais les positions évoluent : s’il a initialement fallu surmonter de nombreuses réticences internes à l’idée d’envoyer une mission en Chine pour d’autres sujets que les Droits de l’Homme, ce n’est désormais plus le cas et un véritable dialogue a pu s’engager. C’est d’autant plus important que l’UE dispose d’atouts colossaux inexploités pour des relations de partenariat avec la Chine. D’une part, nous ne souffrons pas des déséquilibres macroéconomiques américains : notre balance courante est relativement équilibrée. Ensuite, nous n’entretenons pas avec la Chine de rivalités géostratégiques aussi profondes que les Etats-Unis : notre 7ème Flotte n’est pas en Mer de Chine et nos relations avec Taïwan ne sont pas aussi problématiques pour les Chinois que celles des Américains. Enfin, la conscience des limites physiques de la planète, c’est en Chine et dans l’UE qu’elle se trouve, bien plus qu’aux Etats-Unis.
La Chine est d’ailleurs preneuse d’une coopération de fond : si, jusque récemment, ce qu’elle attendait de nous, c’était de la technologie, c’est surtout le lien entre cette technologie et son application sociale concrète qui l’intéresse désormais – comment réaliser une ville durable, comment refonder la mobilité, etc. Notre agenda de Green New Deal suscite d’ailleurs leur intérêt : je suis allé le présenter à un département interne du Comité central et j’ai trouvé face à moi de véritables interlocuteurs disposant d’une grande liberté de parole.
Pierre Defraigne : L’idée même d’une politique chinoise de l’UE pose la question centrale du fédéralisme et du principe unificateur de l’UE. Le seul qui soit cohérent avec notre histoire, c’est notre modèle social. Si les inégalités sont plus fortes en Chine qu’aux Etats-Unis, au moins les Chinois sont-ils d’accord pour considérer que cet état de fait constitue un problème et ils ont longtemps considéré l’Europe comme indicatrice du chemin à suivre. Si nous ne refondons pas ce modèle social qui est notre cœur, nous serons condamnés à devenir un appendice des Etats-Unis et piégés dans une démarche « The West against the Rest ». Il est de notoriété publique que l’establishment allemand voit la mission historique de l’Allemagne, comme celle d’un pivot entre les Etats-Unis et les pays de l’Est. Les Chinois se méfient de cette tentation atlantiste qu’ils associent à une Europe faible. Ils aspirent à avoir un autre interlocuteur que les seuls Etats-Unis et souhaitent stabilité et prédictibilité. Si les officiels chinois restent diplomates à cet égard, la presse se fait en revanche bien plus directement l’écho de cette préoccupation. Au fond, la Chine constitue la vraie raison de faire l’Europe.