Le chahut d’un débat sur le thème de l’extrême droite organisé à l’ULB le 8 février 2012, auquel avait été conviée la journaliste française Caroline Fourest, ainsi que les réactions qui s’en sont suivies, nous interrogent et nous désespèrent. Comment expliquer un tel déchainement de réactions suite à ce qu’il faut bien appeler un micro-événement ? La couverture médiatique de cet incident est emblématique d’une multitude de dynamiques souterraines qui dégradent les conditions du vivre-ensemble dans notre société.
En réalité, cet incident a eu au moins le mérite de mettre sur le devant de la scène l’immense malaise identitaire dans lequel est prise notre société, avec, d’une part, une « majorité » sérieusement déstabilisée par la visibilité croissante de l’islam, et, d’autre part, des musulmans en proie à une hostilité de plus en plus décomplexée, conjuguée pour nombre d’entre eux à une précarité sociale persistante. Le drame mis en lumière par cette affaire est que les replis communautaires – tant du côté de la majorité que de celui des minorités -, s’additionnent et se renforcent dans une dialectique infernale, qui s’alimente de ce type d’incident et de la couverture médiatique disproportionnée qu’on lui réserve ensuite. Or, l’enjeu de ce qui se joue aujourd’hui est considérable pour notre devenir commun. Mais au lieu de voir progresser la compréhension collective d’un enjeu qui préoccupe et qui va occuper la société belge durant les décennies à venir, nous avons aujourd’hui l’impression d’assister à une régression collective.
L’enjeu, c’est tout simplement la place de l’islam dans une société belge dont l’identité nationale est fragilisée, ainsi que les solutions pragmatiques que nous serons capables de mettre en œuvre pour que son intégration soit une réussite et pour que la démocratie en sorte enrichie et renforcée. Les discours simplistes qui se sont déchaînés au départ du micro-incident susmentionné sont stériles et collectivement désastreux. Loin de nous faire avancer sereinement dans le traitement démocratique de cet enjeu, ils ne font que figer les positions extrêmes les plus archaïques. Le chahut gagne du terrain et la surdité aussi. Il est urgent de sortir d’une dynamique où des oppositions en miroir alimentent les peurs et les rejets (racisme/refus de la liberté d’expression, islamisme/extrême droite,…). Il faut briser cet engrenage qui renforce celles et ceux qui voient un intérêt dans le pourrissement de la situation, et qui hypothèque sérieusement toute possibilité pour la société belge de construire son unité dans la diversité.
Pour en finir avec le chahut
L’impression que nous gardons de l’incident et de son traitement médiatique, c’est d’abord qu’il fallait que le cliché ressemble au cliché. Le chahut d’une journaliste devenue célèbre par ses croisades contre « l’islamisme » ne pouvait être que le fait d’ « islamistes » forcément intolérants et opposés à la liberté d’expression. Certains membres de la « communauté » universitaire s’investirent du devoir impérieux de réaffirmer les valeurs et la cohésion de cette dernière, presque trop heureux du cadeau inespéré d’un fauteur de trouble providentiel. Le chahut cache les évolutions autant qu’il cristallise les peurs.
Or, ce chahut couvre la musique qui émane du travail patient d’associations, d’intellectuels, de militants, qui depuis des années tentent d’aider à « dépasser les peurs »[[« Dépasser les peurs, construire un monde commun, diversité culturelle et écologie politique », ouvrage collectif paru aux Editions Etopia en 2009.
]] et de faire droit démocratiquement aux demandes de reconnaissance qui émergent dans la société interculturelle. Au niveau local, la participation des « communautés » est dynamique sur le plan social, économique et politique. Nous devons accompagner ces processus dans l’esprit d’une société multiculturelle qui ose dire son nom et qui peut notamment se manifester à travers la présence de signes religieux dans l’espace public. Le chahut risque de mettre à mal ce travail patient et difficile, de renforcer les victimisations réciproques, les sentiments de ne pas être entendus ou respectés, et, pour certains, d’être tout juste tolérés au prix du sacrifice de leur identité, comme d’un « pas de porte » à payer obligatoirement.
Ce n’est d’ailleurs pas non plus en important les débats franco-français sur les « indigènes » de la république[[ Un débat que les Belges feraient d’ailleurs mieux d’assumer face aux ressortissants de leur ancienne colonie. Il reste là un fameux contentieux historique, qui est loin d’être apaisé.
]] et sur la laïcité, telle que cette dernière est promue par certains en France[[ Voir par exemple, dans Le Monde du 11 février 2012 : « La gauche doit dé-lepeniser la laïcité ! », par Jean Baubérot, Dounia Bouzar, Joël Roman, Serge Hefez et soixante praticiens du lien social, et aussi le livre récemment paru de Henri Goldman, Le rejet français de l’islam, Editions PUF.
]], que la Belgique multi- et interculturelle trouvera le chemin de sa propre construction identitaire. Ces débats français sont aujourd’hui polarisés de façon caricaturalement binaire – hormis quelques exceptions -, ce qui renforce surtout le populisme politique.
Au-delà du chahut
Dépasser la dialectique de la peur et du repli demande un sursaut de responsabilité de la part des différents acteurs du débat public. Cela nécessite d’abord de replacer les difficultés dans leur justes proportions et de valoriser les expériences positives, ces dernières étant nombreuses pour qui veut bien les voir. La presse et le monde politique doivent œuvrer à la revalorisation du débat public sur les enjeux qui touchent à l’islam, car si ces questions semblent rapporter aujourd’hui commercialement et électoralement à quelques uns, c’est surtout au détriment du plus grand nombre et du vivre ensemble. La lutte contre le repli communautaire, quel qu’il soit, doit devenir un leitmotive pour les tenants d’un pluralisme culturel serein et conscient. Il convient donc de multiplier les occasions de rencontre, de débat et de tout ce qui contribue à faire éclater les schémas binaires.
Dépasser les peurs, c’est un chemin qui doit être parcouru par chacun, en commençant par comprendre et par accepter que la société interculturelle, ce n’est pas la soumission de l’un à l’autre, ni l’effacement des différences, ni l’exclusion de l’autre ou de sa culture. Il ne s’agit pas de renoncer à la prétention à l’universel[[ Marc Augé : « Nous ne vivons pas dans un monde achevé, dont nous n’aurions qu’à célébrer la perfection. L’idée même de démocratie est toujours inachevée, toujours à conquérir. Il existe dans l’idée de globalisation, et chez ceux qui s’en réclament, une idée de l’achèvement du monde et de l’arrêt du temps qu dénote une absence d’imagination et d’engluement dans le présent qui sont contraires à l’esprit scientifique et à la morale politique… », Pour une anthropologie de la mobilité, Ed. Payot.
]] que contient la démocratie occidentale, mais cette prétention ne peut être assumée que si elle reconnaît la part d’indétermination et d’incertitude de cet universalisme. Or, cette part, l’universalisme occidental peut et doit reconnaitre que d’autres civilisations l’ont aussi explorée. Il s’agit de continuer à construire une idée de la démocratie qui ne soit pas exclusivement ancrée dans la tradition occidentale. Baliser cette co-intégration des cultures par la reconnaissance de la séparation du religieux et de l’Etat, c’est aussi soutenir la construction d’un islam « de chez nous », face par exemple aux tenants de la sous-traitance à des Etats étrangers peu soucieux du vivre-ensemble dans la société belge. Il faut réaffirmer le principe de la laïcité politique qui suppose autant une expulsion du religieux hors du champ politique, qu’une mise à l’écart du politique du champ religieux – ce qui implique encore que le politique cesse de stigmatiser certaines religions. La sérénité des deux sphères passe par leur séparation. Il faut permettre un développement de l’islam de Belgique en soutenant les démarches qui participent de la citoyenneté. Nombreuses sont aujourd’hui les initiatives qui favorisent l’engagement citoyen et le vivre-ensemble, il est de la responsabilité du monde politique de les soutenir dans l’édification d’une société véritablement interculturelle. La première étape du travail politique est fondamentale : lutter contre les discriminations de toutes natures. Il ne saurait y avoir d’intégration dans le rejet et la démocratie « religieusement neutre » ne saurait être crédible si elle ne les combat pas.