En Belgique, défendre l’organisation du référendum ou remettre en question – fût-ce temporairement – le monopole de la démocratie représentative expose aux moqueries voire aux insultes. Les organisateurs du G1000 viennent d’en faire l’amère expérience. Si cela peut les rassurer, ils sont les victimes les plus récentes d’une forme de tradition dont il peut être intéressant de démêler les racines, du moins si nous voulons commencer à relever un défi crucial pour nos démocraties, celui de rétablir un lien entre l’égalité sociale et l’égalité politique.

Du 15 octobre au 15 novembre 1963, le Mouvement Populaire Wallon créé par André Renard à la fin du mouvement de l’hiver 60 recueillit 645.499 signatures au bas d’une pétition réclamant l’introduction du référendum d’initiative populaire dans la constitution ainsi que l’abandon de la modification de la répartition du nombre de sièges de parlementaires entre la Flandre et la Wallonie que venaient d’approuver les parlementaires socialistes soutenant la coalition nationale. Le Parti socialiste encore unitaire dénonça ce pétitionnement de manière virulente en n’hésitant pas à traiter de « rexistes » les responsables du MPW[[Encyclopédie du Mouvement Wallon, Tome II, p. 1141.

]].

Le 18 janvier 1995, dans un tout autre contexte, le quotidien Le Soir publia une Carte Blanche critiquant le processus de démocratie participative que les étudiants de la FEF avaient obtenu dans leur négociation avec le gouvernement de la Communauté française au sujet de la réforme de l’enseignement supérieur. L’auteur de ce texte, un responsable syndical enseignant, n’hésita pas à voir le spectre du fascisme et du corporatisme se profiler derrière les « agoras » que les Assises de l’Enseignement allaient permettre d’organiser dans toutes les écoles de Wallonie et à Bruxelles. « Profiter d’une pseudo démocratie directe à l’athénienne pour permettre l’érection au sein des partenaires sociaux et des relations sociales, du catégorialisme, du corporatisme, de l’individualisme et du poujadisme, c’est préparer la mise en place d’une concertation de type fascisant comme Mussolini l’a appliquée », écrivait-il, manifestement ulcéré par la perspective de voir le système institutionnalisé de concertation sociale être complété par une démocratie de type participatif[[Robert Manchon, Le Soir du 18 janvier 1995.

]].

En novembre 2011, le processus du G1000 ne semble pas avoir suscité d’accusations de fascisme, mais plusieurs réactions émanant d’intellectuels de gauche[[Carl Devos (le 12/11/2011, Carte blanche VRT), Edouard Delruelle (Chronique à la RTBf-radio, le 15-11-2011, Henri Goldman (« Questions au G1000 », le 5 novembre 2011)

]] témoignent d’une méfiance atavique à l’égard d’un projet qui se propose simplement de poursuivre l’idée que « les citoyens ont quelque chose à dire sur le fonctionnement de la société, même entre deux élections », en ce compris en-dehors de la militance dans un parti ou une association. Sans marquer de franche opposition – ou alors d’une manière aussi feutrée que condescendante – une bonne partie des critiques porte moins sur la méthode que sur la naïveté supposée d’un processus soupçonné de se fonder sur une « fiction totale », à savoir que « la politique se fait par la délibération et la discussion rationnelle », alors qu’en réalité « la politique, ce sont toujours des groupes d’intérêt et des classes sociales qui s’affrontent, des luttes, des résistances, avec parfois des grands moments de ferveur collective, mais toujours des rapports de pouvoir »[[Edouard Delruelle, chronique RTBf, le 14 novembre 2011

]].

Il y aurait bien des choses à dire de façon sur la méthodologie du projet – et singulièrement sur la multiplicité des sujets qu’il embrasse, le caractère démesuré de son ambition, explicable en grande partie par la ferveur citoyenne voire patriote qui, en plein blocage des négociations institutionnelle, s’est emparée des participants comme des organisateurs. Mais on se concentrera ici sur ce que les contempteurs du G1000 disent, par devers eux, de notre incapacité collective à dépasser la crise complète dans lequel se trouve enlisé le système politique belge.

Nous formulons en effet l’hypothèse que quand bien même les déficiences méthodologiques du projet n’auraient pas existé, une bonne partie des critiques formulées à son encontre auraient néanmoins été tenues. Michel de Certeau a pu dire qu’en mai 68 on a pris la parole comme en 1789, on a pris la Bastille. Il nous semble que c’est précisément cette prise de parole par des citoyens qui ont plus l’habitude d’être exprimés que de s’exprimer qui a, en elle-même, généré bon nombre des crispations ici énoncées. Il y avait dans la majorité d’entre elles comme une touche de ce que Schopenhauer appelle le « comique pédant », ce rire qui est provoqué par l’action d’un personnage effectuant une action qui n’est pas inscrite dans son concept – l’exemple qu’il prend d’un cheval de théâtre qui ferait du crottin a, en l’occurrence, quelque chose de tristement adéquat. Dans le théâtre politique, c’est souvent la condescendance surprise et légèrement dégoûtée qui accueille la parole directe du citoyen.

L’origine commune de ces critiques des tentatives belges de « contre-démocratie »[[Pierre ROSENVALLON, La Contre-démocratie, Seuil 2006.

]]], c’est-à-dire d’un processus visant à contrôler et à compléter la démocratie représentative par le référendum ou par des exercices de démocratie directe ou délibérative en dehors des périodes électorales, c’est au fond la réduction du débat démocratique à l’expression d’un pur rapport de forces (qui réduit d’ailleurs trop souvent celui-ci au seul rapport de classes, comme si c’était là le lieu unique de la domination – le reste ne constituant que des « contradictions secondaires »). Cette vision, au nom de l’efficacité, justifie souvent la revendication du monopole d’un Parti sur la représentation des travailleurs et le manque de démocratie interne qui en découle… C’est aussi la réduction tendancielle de la démocratie à n’être qu’un moyen en vue de l’émancipation comprise au sens de l’égalité matérielle. La démocratie ne doit-elle pas être vue également comme but en soi ?, comme finalité intrinsèque de l’existence sans laquelle l’égalité matérielle n’acquiert pas sa véritable dimension proprement humaine ?, comme le lieu de l’exercice collectif de la liberté, ainsi que le disait Hannah Arendt ?

Même si, dans le cadre de ce qu’on appelle la démocratie consociative à la belge, le monopole de la représentation politique des travailleurs a été élargi à d’autres forces partisanes et sociales (comme la démocratie-chrétienne), il n’en reste pas moins que, dans ce système, seules ces organisations et leurs responsables sont habilités à négocier et à conclure des accords valables pour l’ensemble de la société, qu’il s’agisse du social, de l’économie ou de la culture – et que tout autre acteur qui en serait étranger se voit soit assignée une identité pilarisée par défaut, soit impitoyablement exclu du périmètre de la concertation et de la décision.

Tout ce qui s’en écarte de près ou de loin ne peut jamais durer que le temps d’une contestation ou y être intégré tôt ou tard, comme ce fut d’ailleurs le cas du Mouvement Populaire Wallon dont nombre des cadres finirent par être accueillis par ceux-là mêmes qui les avaient traités de « rexistes », deux décennies plus tôt.

L’histoire sociale et politique de la Belgique du XIXème et du XXème siècle a permis à ces grands acteurs de produire des compromis autour du clivage capital/travail qui s’est progressivement enchevêtré avec les clivages philosophique et communautaire. Ces compromis ont donné le jour à des institutions aussi capitales que la Sécurité sociale, singulièrement grâce à l’introduction du suffrage universel en 1919 et en 1948, conquis par les luttes de la classe ouvrière belge. La principale réforme démocratique de l’histoire de Belgique a donc clairement été le résultat d’un rapport de forces, mais aussi d’une discipline à l’égard de l’appareil du Parti Ouvrier Belge qui eut souvent tendance à traiter la classe ouvrière en « masse de manœuvre » [[Marcel LIEBMAN, Les socialistes belges, 1885-1914, la révolte et l’organisation, Histoire du mouvement ouvrier en Belgique, Vie Ouvrière, 1979, p. 272. « Au moment où l’engagement politique actif – l’ouvrier en grève, en grève pour le Suffrage universel, c’est l’ouvrier conquérant, dans sa prise de conscience et dans la plénitude de son devenir socialiste – les investit d’un pouvoir de changement, l’état-major les traite en masse de manœuvre. Ils sont, la même journée, ballotés entre des consignes contradictoires : invités le matin à intensifier leur assaut, ils sont conviés, le soir, sans consultation ni explication, à rentrer dans leurs foyers. Surprise, désarroi et démobilisation. Telles sont les conséquences de ce rapport faussé – si peu démocratique et si peu socialiste – entre le sommet du parti et sa base et entre l’ensemble de l’organisation et la classe ouvrière en lutte ».

]].

Les acquis d’un tel système sont énormes. Et les derniers accords politiques en préservent l’essentiel, même si le prix payé est infiniment trop élevé pour notre environnement comme pour les plus défavorisés. Les partis de la majorité fédérale ont mis 541 jours pour assurer le service minimal : former un gouvernement et doter l’Etat fédéral d’un budget. Ce n’est pas rien, tout le monde en convient. Mais jamais aucun accord politique n’a fait aussi peu illusion. D’autres négociations tout aussi laborieuses viendront, qu’elles portent sur le budget, la Sécurité sociale ou sur l’avenir de l’Etat belge. Quant au passif écologique, il ne demandera pas l’autorisation des partis pour se faire payer infiniment plus cher que n’importe quelle baisse de cotation par une agence de notation. Mais il est vrai que, sans doute, il se laisse moins facilement appréhender dans les catégories d’analyse des professionnels du rapport de force – qui ont trop longtemps cru – et d’ailleurs à tort – que des questions aussi universelles touchant indistinctement les différentes classes n’étaient pas dignes de leur attention.

Il est fascinant de constater comment en Belgique, et singulièrement du côté francophone, nous nous organisons pour ne pas reconnaître que notre système de résolution des conflits est clairement arrivé au bout de ses possibilités – la dénégation pure et simple rejoignant d’ailleurs le catastrophisme si peu éclairé de coups médiatiques tels que « Bye Bye Belgium » :du point de vue du résultat, il n’y a guère de différence entre refuser de se poser les bonnes questions ou parvenir à mal en poser de mauvaises. Pourtant, un travail colossal de réinvention collective nous attend et il ne saurait se limiter aux négociations plus ou moins secrètes entre appareils, là où officient les professionnels du fameux « rapport de forces ». L’absence de perspectives étouffe la société belge : l’absence de débat élargi sur l’horizon qu’elle entend se donner la paralyse. Se gausser de ceux qui essaient de l’affronter permet de faire l’économie de maints examens de conscience quant aux responsabilités qui y ont mené.

L’hypothèse que l’on peut faire avec Pierre Rosanvallon [[Pierre ROSENVALLON, La société des égaux, Seuil, 2011.

]], c’est qu’en Belgique, comme ailleurs en Europe, la gauche socialiste ou marxiste a depuis trop longtemps oublié que l’égalité matérielle et l’égalité politique étaient étroitement liées et qu’au lieu de se lamenter sur son impuissance à endiguer la montée des inégalités, elle devait se pencher sur les conditions à la fois sociales et politiques qui la rendaient collectivement acceptable.

Cette acceptation n’est pas seulement le résultat de la dérégulation néolibérale de ces dernières décennies, mais elle découle aussi d’une évolution du lien social dont le manque de participation à la vie démocratique est à la fois une cause et un symptôme. Dès lors, si en Belgique, nous voulons renforcer les bases sociales et politiques de l’égalité, il nous faut donc nous poser aussi la question de savoir comment y « refaire société ». Et, notamment, comment combattre un recul de la citoyenneté qui a été largement favorisé par l’emprise des partis sur la vie publique.

À cet égard, l’accusation tellement vite dégainée de « populisme » qui a pu accabler identiquement Marine Le Pen, Jean-Luc Mélenchon et le G 1000 a quelque chose de particulièrement contre-productif dans son potentiel de déni de la crise de la représentativité. Pire, elle a parfois le don d’assigner unilatéralement cette crise aux représentés eux-mêmes. Or, face à l’incapacité actuelle du politique et des acteurs sociaux institués à engranger des avancées non seulement sur des questions de la plus haute importance (les échecs des Conférences Climat camouflés en semi-victoire), mais aussi sur des dossiers à la fois secondaires et symboliques (les bonus des traders), il paraît de plus en plus difficile de donner tort à ceux qui parviennent à la conclusion que le populisme, c’est la faute des élites et pas du peuple.

« Refaire société », cela implique aussi de se poser collectivement la question du cadre national dans lequel nous souhaitons développer nos solidarités. Cela nous impose de commencer par constater que le socle social sur lequel repose la solidarité entre tous les travailleurs belges, est clairement menacé par l’irrésistible montée du nationalisme flamand, avec pour résultat que le clivage gauche droite finit par se superposer avec le clivage communautaire.

Reconnaître que les francophones sont co-responsables de cette évolution serait déjà un pas énorme. C’est la raison pour laquelle la qualité de la gouvernance des institutions francophones doit être continuellement améliorée. Mais croire que cela n’est qu’un enjeu de « bonne gestion » serait une lourde erreur. Il n’y aura pas de plan Marshall de la gouvernance sans plan Marshall de la citoyenneté. Et il n’y aura pas de Plan Marshall de la citoyenneté tant que les institutions traditionnelles d’encadrement et de socialisation de la société belge – les piliers – et autres professionnels de la représentation ne prendront pas acte, dans leur mode de fonctionnement, de la nécessité d’une part d’adopter des modes organisationnels à la fois plus ouverts, plus transparents et plus démocratiques, et, d’autre part, des limites de leur propre représentativité. Dès lors, en Wallonie comme à Bruxelles, nous avons besoin que fleurissent 1000 « G1000 ».

Share This