De nos jours plus que jamais, le mot nature est mis à toutes les sauces. Son usage et ses dérivés dans des expressions aussi diverses que la nature humaine, la nature des choses, les lois de la nature, la protection de la nature, les produits naturels, une vie naturelle, etc.[[Il y a un demi-siècle, le célèbre physicien Werner Heisenberg titrait encore La nature dans la physique contemporaine, un livre constamment réédité par Gallimard dans la collection de poche « Idées ».

]], mérite des spécifications car la confusion menace à coup sûr cette omniprésence qui risque d’apparaître incantatoire ! Il s’agit, principalement, de cerner le mieux possible ce que, en un sens restreint, « nature » implique.

Dans le contexte écologique, ce n’est pas sans raisons, bien entendu, que le mot est devenu un maître-mot, puisque nous sentons les menaces qui pèsent sur notre planète – autrement dit sur la terre. Ce premier déplacement, du mot « nature » au mot « terre », précise déjà le sens qu’il convient de donner au mot, un sens limité à notre « biosphère » – autre déplacement précis. La confusion sur ce point n’est pas à craindre : personne ne pense que le soleil soit menacé par le pillage ou la pollution humaine, encore moins les innombrables étoiles dans les centaines de milliards de galaxies de l’univers. Il n’en reste pas moins que se pose alors une double question : comment désigner la « nature » au-delà et même en deçà de la « terre » ? Et en quoi ce qui déborde cette dernière peut-il néanmoins contribuer à la comprendre ?

M’appuyant sur une longue enquête à travers l’histoire de la philosophie – principalement Aristote, Kant, Whitehead et Merleau-Ponty -, comme à travers certaines sciences contemporaines, en particulier la physique et la biologie[[Eric Clémens, Les brisures du réel. Essai sur les transformations de l’idée de « nature », éditions Ousia, Bruxelles, 2010, 208 pp.

]], je voudrais proposer quelques aménagements qui, loin de n’être que de vocabulaire, pourraient aider à clarifier les débats…

1. Le réel et ses stratifications

Ce qui frappe d’emblée dans l’enquête sur la dite « nature » à travers philosophies et sciences est l’effort plus ou moins rigoureux d’unification qui oscille entre deux pôles : le vitalisme et le mécanisme. Cependant, la croyance en un principe vital universel s’estompe progressivement dans l’histoire (sans pour autant disparaître totalement) au profit de la recherche des régularités dans les mobilités physiques. Mais le mécanisme lui-même ne doit pas être compris sur le modèle d’une horlogerie réglée, excluant le hasard et l’indétermination. Qu’en est-il dès lors, à l’issue de l’enquête, toute approximative qu’elle soit, vu l’ampleur du sujet ?

Il est significatif que, d’Aristote à Kant, de la kinèsis (pouvoir originaire de la mobilité par soi de la phusis ou nature dans la perspective aristotélicienne) à la Bewegung (mobilité aux forces attractives et répulsives qui régissent l’ensemble des phénomènes, c’est-à-dire la nature dans la perspective kantienne), le mouvement apparaît comme essentiel.

Et il est remarquable que Kant rejette la confusion qu’il appelle « hylozoïste » (littéralement de « matière vivante ») qui consiste à doter la matière en mouvement des propriétés de la vie sur terre. Quant aux sciences, surtout la physique, qu’elle analyse la force gravitationnelle ou les trois autres forces (électromagnétique, nucléaire forte et faible), de la microphysique à l’astrophysique, elle se sont presque entièrement mathématisées, évacuant tout principe final explicatif et même tout principe causal linéaire : pour l’analyse scientifique, il y a et il n’y a que des relations interactives. Ce que la biologie elle-même, sous l’impulsion du darwinisme, a confirmé de son côté avec la sélection naturelle et l’adaptation aux prises avec le hasard.

Autrement dit, si l ‘analyse des interactions (physiques) ou la combinaison des éléments (bio-chimiques) sont désormais seuls en question dans les sciences, non seulement les connotations vitalistes de la « nature » prise en un sens trop général doivent être entièrement écartées, mais l’idée même d’une « philosophie de la nature », avec ses présupposés principiels ou ses causalités simples, quels qu’ils soient, ne peut que ramener des confusions. Ne reste que la reprise descriptive des phénomènes du réel à travers les langages des sciences, une description qui, sans détermination a priori, montre une mobilité énergétique toujours « de passage » par des brisures – qui ne sont pas des cassures, mais des transformations – de l’énergétique-quantique au moléculaire-chimique au cellulaire-biotique, voire même à l’imaginaire-sémiotique (animal) et au langagier-symbolique (humain)… Encore ne faut-il présumer aucune téléologie, aucun programme finalisé, dans cette présentation provisoire de la stratification du réel par les discours des sciences – et même n’y voir aucune évolution hiérarchisée… Les strates en question n’ont abouti à l’existence humaine qu’en un seul cas, tandis que, dans son immensité, l’univers connu ne doit être décrit qu’en termes physico-chimiques. Pour mettre les points sur les i : rien ne vient attester d’un « dessein intelligent » qui orienterait l’évolution de l’univers, encore moins d’un « principe anthropique » qui la déterminerait en direction d’un « sommet » humain. Ce qui ne signifie pas qu’aucune question de langages pour la pensée, telle celle que pose la notion de « vide quantique », ne subsiste, fût-ce au titre d’énigme sans solution.

Le réel désigne donc un ensemble ouvert qui comprend aussi bien le plus insaisissable (ce qui n’est plus isolable en éléments fixes et que tente de mathématiser la théorie des « cordes » – vibrations énergétiques formatrices des quarks, gluons, et nucléons à l’origine des noyaux atomiques…) que le plus familier (les mondes humains historiques et leurs aménagements culturels de la terre) ou le plus fascinant (l’univers, à la fois limité et infini, feuilleté d’énergies par couches ou strates entrecroisées dont l’élasticité sous-tend, sinon masque, l’espace-temps courbe d’énergie-matière en expansion). Sans oublier, ce qui est pour nous le plus vital du réel, la terre, la terre des mondes historiques avec les corps des humains !

2. Du droit à la biosphère des corps humains

Bien entendu, ce fragment terrestre du réel – la nature au sens restreint – ne se sépare pas de l’ensemble ouvert, mais il nécessite une approche explicite et précise. Pour y parvenir, il s’agit d’abord d’écarter les expressions invocatoires : la terre n’est pas une matrice toute-puissante, déesse à la fois nourricière et mortelle des religions archaïques, pas plus qu’une matière première, objet des techno-sciences dont nous pouvons nous rendre « maître et possesseur » (Descartes), pas non plus une patrie originelle, source des pensées sacralisantes, à laquelle nous devrions une fidélité aveugle. Comment dès lors la désigner si l’on veut conjuguer la rigueur avec l’éthique, en particulier celle de la responsabilité à l’égard des générations futures ?

Utilisé en sciences, le mot « biosphère » fournit une piste à suivre : de « sphèros » à « bios ». D’une part, en tant que « sphère », la terre apparaît comme englobement, espace volumineux à la fois ouvert et relativement fermé. Ouverte, elle l’est par le haut puisqu’elle est traversée par des rayonnements et par le bas puisqu’elle est constituée de plaques et de magma, tous indispensables à sa survie : la terre est de fait reliée au réel de l’univers, à sa stratification et à son histoire. Mais relativement fermée, elle l’est aussi parce qu’elle englobe, qu’elle enserre la chaleur ou la lumière, l’air, l’eau et avec eux la vie : et qu’elle doit préserver cette relative autonomie. D’autre part, en tant que « bios », la terre apparaît comme singularisations, surgissement et évolution d’héritages génétiques, de subsistances agricoles, d’alternances saisonnières et journalières et même de visibilités paysagères et civilisationnelles. Quant à la vie elle-même, elle résulte d’un processus évolutif d’autoformations différenciées, autrement dit de singularités, d’apparitions de formes autonomes à profusion, qui se séparent et se changent, se brisent à la fois de la matière (le jeu des possibles moléculaires) et de l’environnement (la sélection perpétuée d’un milieu). La vie apparaît d’une double brisure transformatrice dans la matière (chimique) et dans l’environnement (physique). Tout cela se résume par l’expression qui désigne la terre en tant qu’englobement de singularités dont le volume, puis-je proposer : la voluminosité  vitalisante conditionne un futur partageable. Et cela entraîne notre responsabilité : préserver notre droit partagé à la terre. A la terre, remarquons le bien, pas « de » la terre. La biosphère, ouverte spatialement et temporellement, n’est pas un « sujet », même pas « un » corps vivant et présent, mais ce qui permet au vivant de se reproduire dans l’évolution de ses diversités. Il n’y a pas de droit « de » la terre par « elle-même », pas plus du reste que de propriété « de » la terre par « nous-mêmes », mais, face aux menaces humaines, un droit humain à garder l’accès aux singularités englobées du vivant, mieux à perpétuer ses apparitions évolutives singulières grâce à son enveloppement préservé….

Parmi ces phénomènes singuliers de la vie sur terre, nous nous gardons un souci particulier pour les corps humains – mieux même, une sollicitude ajoutée au souci de tous les phénomènes de la biosphère, de l’atmosphère aux végétaux et aux animaux. Mais là aussi, là encore, il s’agit d’approcher de ce que peuvent signifier les mots. Il convient d’abord de réactiver le rejet des conceptions a priori sur l’humain. Il s’agit d’une part des spiritualistes (l’âme pure) dont les conceptions sont le plus souvent abandonnées, mais sont résurgentes sous les formes du vitalisme qui invoque un principe vital supérieur censé expliquer les phénomènes corporels (jusqu’aux adorateurs de l’ « hypothèse Gaia » et de la terre comme « corps global »).

Et d’autre part des mécanistes (le corps machine) dont les conceptions sont largement répandues dans les milieux scientistes, y compris quand ils commettent des « théories » génétiques qui confondent les bases du cerveau et les langages de la pensée, les espèces biologiques et les sociétés humaines, jusqu’au plus immédiatement scandaleux, le déterminisme éducatif (la sélection des enfants soi-disant déviants de naissance, mais aussi toutes les formes d’« évaluation » soi-disant scientifique, au premier rang par les approximations du trop fameux QI[[Il semble toujours nécessaire de rappeler les critiques précises de Stefan Jay Gould dans La mal-mesure de l’homme. L’intelligence sous la toise des savants, Paris, éd. Ramsay, 1983 (Le livre de poche, Biblio-Essais, 1992) qui montrent la continuité du racisme et du sexisme aux réifications de l’intelligence.

]]). Car il est nécessaire ensuite de marquer la brisure – encore une fois : ce qui se transforme sans rompre avec ce qui l’a au moins partiellement rendu possible – du corps humain par rapport au corps vivant. Notre corps n’est pas un simple microcosme du macrocosme (lequel d’ailleurs : énergétique, galactique, moléculaire…?) : encore et toujours, méfiance face aux métaphores et aux analogies qui perdent les différenciations ! Notre corps, certes biologique, est un corps traversé et transformé de langages.

Nous sommes, nous existons en tant que corps humains par et dans nos langages. Au pluriel : par tout ce qui donne sens aux choses – à tous les sens du mot sens, entre sensible et signification. Sans entrer dans la genèse du phénomène « corps humain », remarquons au moins que cette relation formatrice aux langages – parlé et écrit comme technique, vestimentaire, culinaire, affectif, érotique, esthétique…-, loin de lui procurer une puissance sur les choses, le met d’abord en situation d’inachèvement et d’indétermination. Le corps humain se forme depuis son inexpérience due aux brisures qu’introduisent les langages – depuis les inter-dits sexuels et culturels structurant les relations familiales et sociales, – entre « son » corps, les autres corps et les choses. Tout l’enjeu d’un monde humain surgit de là : de la transformation du réel terrestre et vivant par l’écart des langages qui permet aux humains inexpérimentés d’expérimenter des mondes, chaque civilisation de la vie sur terre dans l’histoire. Cette inexpérience de l’être parlant doit-elle être soulignée face aux créations et aux destructions des existences individuelles, entre amour et névrose, et des histoires collectives, entre cultures et guerres ?

Mais pourquoi ces remarques ? Parce qu’elles soulèvent un aspect peut-être sous-estimé de l’écologie. Préserver la terre n’a de sens qu’à condition de préserver les brisures qui laissent les humains et leurs mondes ouverts. Notre droit à la terre, à la biosphère, ne prend sens qu’en tant que droit à l’humanité dans la biosphère : à l’expérience dans notre inexpérience constitutive de notre existence corporelle dans les langages. Cela exige de ne pas amener nos brisures à la rupture d’avec les stratifications du réel, mais en même temps de garder cet écart dans les brisures qui permet aussi bien le développement d’une vie dans un milieu à distance du physico-chimique et de l’environnement que l’avènement inlassable de l’humanité – de ses langages formateurs – à distance du biologique. Double exigence qui nous laisse en équilibre instable ? Mieux : en déséquilibre qui seul permet dans l’évolution chaotique – son jeu entre hasard et régulations – du réel ce que je – nous ? – ne renonce pas à appeler une progression politique. Aux risques de nos langages ouverts. D’où la tâche

essentielle de favoriser les créations poétiques[[Ici s’impose une autre méditation sur toutes les formes de créativités, ludiques, techniques, artistiques, scientifiques, etc., qui gardent le sens de leur inachèvement, de leur indétermination – de leur inexpérience !

]], si l’on veut dépasser les fermetures religieuses, métaphysiques ou idéologiques…

En ultime ressort, d’où la tâche primordiale, sans laquelle la préservation de la biosphère n’a aucun sens humain, de favoriser l’éducation à l’autonomie de tous les corps des femmes et des hommes, un par un, chacun, de son droit à la survie matérielle à son droit à l’apprentissage parlant, agissant et pensant inachevable…

*

Puis-je risquer de récapituler sans conclure  que :

  • le réel est un jeu (hasards et régulations) formateur dans le temps de brisures de la mobilité, que nous percevons et connaissons de façon stratifiée par les sciences et les expériences ;
  • la terre est une biosphère dont l’environnement physique et les éléments biochimiques permettent, par une double brisure avec eux, la formation de milieux de vivants singuliers ;
  • chaque corps humain est existentiellement formé et se formant par des langages qui, dans l’écart du réel, lui permettent de rendre sensible en les créant tant bien que mal les mondes partageables.
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