Nous sommes douze étudiants en économie questionnant un système économique en crise. À travers notre formation, ce sont des outils de décodage des crises que nous recherchons. Certains outils nous offrent une plus grande résonnance que d’autres. L’ouvrage Prospérité sans croissance de Tim Jackson (ci-dessous TJ) est l’un d’eux. Ce livre nous a particulièrement intéressés car il rend compte du fossé qui existe entre la nature des questions que nous nous posons sur l’économie dans laquelle nous vivons (une société sans inégalités est-elle possible ? Pourquoi recherche-t-on la croissance à tout prix ?) et les questions généralement analysées dans le cadre de notre formation (quelles sont les propriétés mathématiques de tel ou tel modèle de croissance ? Comment « activer » les chômeurs ou améliorer la compétitivité sur la scène internationale ?).
Le présent texte propose une réflexion critique élaborée sur base de la lecture de Prospérité sans croissance avec notre regard d’étudiants en économie. Loin de se vouloir exhaustive, notre analyse est présentée en trois sections. Elle porte tout d’abord sur les points du livre de TJ qui nous semblent constituer un apport fondamental à notre formation, tels que son exposé cohérent des limites atteintes par notre modèle de société et sa reconsidération en profondeur du rôle de l’État. En deuxième lieu, nous nous interrogeons sur le peu d’intérêt que les économistes néoclassiques semblent accorder aux travaux de TJ[[Néoclassique étant entendu ici de manière générique comme réunissant les différents courants de la pensée dominante en sciences économiques.
]]. Nous objectons que sa manière d’appréhender le savoir fait preuve d’une ouverture dont la science économique gagnerait à s’inspirer, notamment dans la façon dont elle conçoit la formation de ses futurs experts. Enfin, nous terminons par l’exploration de certaines questions soulevées par TJ qui méritent à notre sens une réflexion plus approfondie.
Ce que Tim Jackson nous enseigne
Parmi les principaux apports de Prospérité sans croissance à notre formation, nous souhaitons en souligner deux.
Un système qui a atteint ses limites
Dès les prémices de son livre, TJ ouvre une question qui s’impose désormais avec évidence : comment est-il possible pour notre économie de croître à l’infini tandis que les ressources de notre planète sont limitées ? Alors que nos écosystèmes sont en train de s’effondrer sous les coups d’une politique axée uniquement sur la croissance, la question des limites écologiques est incontournable, et pourtant la plupart de nos responsables politiques oublient de la poser. Ou plutôt, ils la posent mal. Pour ne prendre qu’un exemple, c’est en se fixant comme priorité une croissance durable que la stratégie Europe 2020 prétend résoudre la question des limites écologiques. Une telle stratégie contribue à alimenter l’idée qu’une réduction radicale de l’impact environnemental de notre activité économique est technologiquement possible, à taux de croissance du PIB inchangé. C’est ce que TJ appelle le mythe du découplage. L’auteur dénonce l’impossibilité de réduire de 130 fois l’intensité en carbone de notre activité économique d’ici les quarante prochaines années et lance un appel à l’élaboration d’un autre type de réponse.
TJ développe le procès de la croissance économique sur une deuxième ligne : celle des inégalités et des atteintes à la cohésion sociale et territoriale. Pour rester dans le même exemple, tandis que la stratégie Europe 2020 mise sur la croissance pour atteindre un haut taux d’emploi et « l’inclusion » du plus grand nombre, TJ dénonce au contraire la cécité de « l’objectif croissance » face aux questions de répartition et souligne l’absence de lien entre croissance économique d’une part et bien-être de tous d’autre part.
N’en déplaise à nos institutions européennes, l’analyse de TJ nous convainc que, en plus d’être écologiquement non soutenable, notre système actuel et son impératif de croissance comportent également des nuisances sociales. D’où la nécessité d’un nouveau modèle de société et de nouveaux objectifs d’action collective. Ceux-ci devraient pouvoir s’appuyer sur une théorie macroéconomique écologiquement solide et émanciper la population d’une dynamique sociale inégalitaire dommageable.
TJ nous aide en somme à décoder les failles d’un système qui prétend résoudre les questions sociales et environnementales par les mécanismes de marché. En effet, dans la perspective du « laisser faire » qui prévaut globalement, l’intervention de l’État est considérée comme une distorsion. C’est pourtant bien à cet acteur qu’on a quasi unanimement fait appel en 2008 pour sauver des banques de la crise financière. À partir de cet exemple, TJ nous invite à repenser le rôle de l’État, bien au-delà de celui de gardien de la stabilité économique. Il nous convie à une réflexion plus globale sur le rôle de l’action collective dans le processus de transformation du modèle de société.
Repenser l’action collective et le rôle de l’État
Les évocations par TJ d’une « économie Cendrillon » et d’un « hédonisme alternatif » se réfèrent au développement d’initiatives comme l’agriculture de proximité, les centres de santé ou les coopératives, qui sont « fondées sur le collectif » (p.135) et dont les contours ressemblent à ce que nous appelons, en Belgique, l’économie sociale. Dans une perspective de croissance, ces initiatives pêchent par leur faible productivité du fait de leur forte intensité en main-d’œuvre. Mais dans une perspective de société sans croissance, ces mêmes initiatives sont justement garantes d’une économie qui tend à se dématérialiser, tout en créant du lien. Alors que ces expériences auraient besoin de se fédérer pour être porteuses d’un changement social, elles sont aujourd’hui confrontées à des institutions et à des dispositions qui se révèlent peu favorables au développement de liens collectifs.
Si TJ nous pousse à repenser le rôle de l’État, c’est en raison de la position « schizophrène » que tient actuellement cet acteur. D’une part il prétend œuvrer en faveur de la justice sociale et d’une économie durable, mais d’autre part, il encourage la logique consumériste et fétichise la croissance économique qui mettent à mal les premières. Afin de rompre avec cette ambiguïté, l’auteur préconise un élargissement du rôle de l’État. De manière assez classique, TJ estime qu’au-delà de « sa responsabilité de base en matière de stabilité économique » (p.161), l’État devra accorder une attention accrue aux variables écologiques clés, entre autres par le biais de l’investissement. Mais ce n’est pas tout. Selon TJ, l’État est aussi un acteur central dans la réorientation de la logique sociale tournée actuellement vers le consumérisme. Cela passe notamment par des directives d’urbanisme favorisant les espaces publics et sociaux, des politiques salariales permettant de mieux concilier vie professionnelle et vie privée, et la mise en place de normes encourageant la durabilité des produits. Ainsi, l’élargissement du rôle de l’État vise la création d’un cadre favorable au développement d’alternatives au système dominant, telles que les initiatives d’économie sociale évoquées ci-dessus, et la construction progressive d’un système économique alternatif, qui soit à la fois écologiquement viable et socialement désirable.
L’incapacité des modèles macroéconomiques actuels à traiter de ces questions indique la nécessité, au niveau scientifique, de développer des modèles économiques novateurs. Des modèles qui soient capables de prendre correctement en compte les facteurs sociaux et environnementaux, aussi bien que la dimension collective inhérente à toute société, qui ne peut se réduire à l’agrégation des utilités individuelles des consommateurs. TJ fournit une première ébauche de ce type de modélisation, qui doit certes être corrigée et perfectionnée, mais constitue déjà un exemple de travaux vers lesquels les économistes pourraient se tourner, pour répondre aux défis soulevés par Prospérité sans croissance[[Harribey, « Prospérité sans croissance et croissance sans prospérité », 2011, dans ce numéro.
]].
L’approche systémique de TJ soulève des questions. L’une d’entre elles, qui fait l’objet de la section suivante, concerne le statut de la démarche scientifique. En effet, ce type d’approche nous invite à repenser la manière dont nous construisons le savoir.
Une autre manière d’appréhender le savoir scientifique
Une analyse qui tente d’englober la complexité de la société ne peut se cantonner au discours économique. C’est l’atout de Prospérité sans croissance qui est caractérisé par un dialogue entre plusieurs savoirs et cherche à analyser des enjeux économiques actuels en mobilisant plusieurs disciplines. Pourtant, les travaux de TJ trouvent peu d’écho auprès des économistes « standards » qui esquivent la confrontation avec ses idées sous l’argument que l’auteur sort du cadre de « la science économique ».
Le propre du cadre néoclassique est d’être une méthode plus qu’un domaine. Le bien-fondé de cette méthode tient dans son degré de précision et sa cohérence mathématique implacable. Prospérité sans croissance n’entre pas dans ce cadre. Faut-il pour autant y voir une « faiblesse méthodologique » qui le disqualifie ? Un tel jugement serait réducteur. Il n’aborderait qu’une partie de la question, en se focalisant uniquement sur la validité interne de la théorie. Car, si une science doit démontrer sa rigueur interne, ses conclusions doivent être également pertinentes lorsqu’il s’agit de l’appliquer à des situations complexes. Autrement dit, elle doit aussi être valide d’un point de vue externe, ce dont la science économique contemporaine se préoccupe sans doute insuffisamment. Développant ce point de vue, Jean Gadrey souligne qu’à être en lien avec d’autres sciences, l’économie y perdrait en hégémonie, mais y gagnerait en pertinence.[[ Gadrey, La productivité des services en question, Paris, Ed. Desclée De Brouwer, 1996, pp.35-57.
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TJ, quant à lui, confronte différentes réalités et différentes approches et tente de les mettre en cohérence. Ce dialogue entre disciplines apparaît souvent comme un frein lorsqu’il s’agit de construire une théorie robuste d’un point de vue interne, mais est un atout considérable si l’intention est de répondre aux défis sociaux et environnementaux actuels. Ces défis, par les changements qu’ils requièrent au niveau sociétal, sont avant tout des défis politiques. Or un défi politique englobe par définition la complexité de la société, traversée par des enjeux sociaux, économiques et environnementaux. D’où l’importance que toute pensée scientifique qui cherche à leur apporter une réponse se nourrisse de ces enjeux, ce qui prouve le besoin d’une science valide d’un point de vue externe et montre, selon nous, l’apport de TJ à ce sujet au niveau des théories de la croissance.
L’argument de validité renvoie la critique à ceux-là mêmes qui la formulent en nous invitant à reconsidérer la conception d’une science et de ce qui la rend pertinente : l’interdisciplinarité et son dialogue avec le politique en sont deux éléments majeurs.
Cet apport sur la façon d’aborder le savoir économique nous pousse à questionner l’économie enseignée aujourd’hui à l’université. La structure de nos programmes ne mériterait-elle pas d’être revue ? Plus que de se côtoyer, les disciplines au sein de la formation en économie devraient être en dialogue permanent pour permettre aux étudiants d’acquérir une meilleure vision d’ensemble.
Au-delà d’une refonte structurelle de notre programme, on peut réfléchir au rôle joué par une formation en économie à un niveau plus personnel : où nous mène notre parcours académique ? Que fait de nous notre formation ? Nous pousse-t-elle à rendre culte au système ou à l’interroger ?
Réjouissons-nous déjà de l’existence de cours visant à développer une pensée réflexive, rigoureuse, hors du cadre. On ne pourra, par contre, que déplorer le fait que ceux-ci restent peu nombreux et font rarement partie du programme obligatoire.
Illich avait déjà apporté un élément de réponse, certes radical, mais qui mérite notre attention : « À travers l’éducation, la société de consommation se rend elle-même son propre culte, où elle produit des élèves dociles, prêts à obéir aux institutions, à consommer des programmes tout faits préparés par des autorités supposées compétentes. À tout cela, il faut substituer une véritable éducation qui prépare à la vie dans la vie, qui donne le goût d’inventer et d’expérimenter. »[[ Illich, Une société sans école, Paris, Ed. Seuil, 1977, 4ème de couverture.
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Un débat à poursuivre
Dans ce contexte de remise en question de notre formation, en rapprochant l’analyse économique de notre expérience et de nos interrogations, la lecture d’un ouvrage tel que celui de TJ représente un véritable tremplin vers de nouvelles questions. Nous en épinglons trois.
Premièrement, parmi les caractéristiques du système économique actuel, le problème structurel des inégalités, tant entre pays riches et pays pauvres qu’au sein de chaque nation, est de plus en plus préoccupant. En effet, en Europe la pauvreté ne se limite plus aux exclus du monde du travail, mais touche également une masse de plus en plus importante de salariés précarisés. TJ s’atèle bien à l’analyse de ce phénomène, d’une part sous l’angle du mal-être engendré par les sociétés inégalitaires, et d’autre part en décryptant la logique positionnelle qui justifie ces inégalités. Mais il n’approfondit pas suffisamment le lien qui pourrait exister entre la montée des inégalités et une plus grande liberté de mouvement des capitaux initiée par les politiques néolibérales de Reagan et Thatcher. De plus, ses recommandations en termes de redistribution plus juste des revenus, c’est-à-dire des flux monétaires, semblent trop faibles en regard des inégalités de patrimoine, c’est-à-dire de capital qui pourrait continuer à s’accumuler dans les mains d’un petit nombre. Ces deux éléments manquants nous laissent penser que les propositions de TJ en matière de redistribution ne mettent pas le doigt sur les enjeux les plus fondamentaux et risquent ainsi de se révéler très limitées.
Une deuxième question à approfondir nous semble être celle des liens entre croissance et capitalisme. En effet, TJ propose, entre autres, une transition structurelle vers des activités de service dont la finalité serait autre que le profit, des investissements publics massifs dans les actifs écologiques dont les fruits reviendraient à l’État, ainsi qu’une révision de la propriété des actifs et une politique de temps de travail solidaire. Cependant, toutes ces propositions ne prennent-elles pas le système capitaliste actuel à contre-pied ? On peut légitimement se demander si leur radicalité sera possible en son sein, si elles ne courent pas le risque d’être systématiquement affadies, comme la mode actuelle du greenwashing le suggère. Évitant (stratégiquement ?) de se prononcer sur ces questions, TJ se plait à paraphraser Spoke dans Star Trek : « C’est du capitalisme, Jim, mais pas comme nous le connaissons » (p.197). Dans son dernier chapitre, TJ distingue bien la question de la croissance de celle du capitalisme, mais ce point nous semble mériter développement. Est-on sûr que le deuxième puisse aujourd’hui se passer de la première ? Divers travaux – tels que ceux d’Arnsperger — constituent un pas dans cette direction.
Enfin, une troisième interrogation concerne la redéfinition par TJ des outils d’analyse et de régulation macroéconomique s’inscrivant dans un nouveau projet de société. Cette démarche pose la question de la légitimité dont les experts disposent pour prétendre définir et orienter une transition de cette envergure. Pour sa part, TJ démontre une réelle volonté de mettre en débat son projet de transition. Mais, selon nous, un pas de plus serait d’encourager la participation de la société civile non pas seulement au débat sur ce projet préalablement défini mais aussi à la construction de ce projet de transition. Quelle forme devrait prendre cette transition économique et quels sont les moyens d’y parvenir ? Un exemple est à cet égard donné par le collectif FAIR[[Forum pour d’autres indicateurs de richesse, qui a publié récemment « La richesse autrement », Alternatives Economiques, Hors-série, 2011 n°48. Voir aussi Cassiers et Thiry in Cassiers et alii, Redéfinir la prospérité. Jalons pour un débat public, Ed. de l’Aube, 2011, pp. 49-75.
]], qui, dans ses travaux sur les indicateurs alternatifs, tend systématiquement à inclure des réseaux de la société civile, militants associatifs et syndicats, des acteurs locaux et des chercheurs de plusieurs disciplines. Il s’agit donc ici de souligner l’importance du processus démocratique dans la crédibilité et la mise en place d’un tel projet sociétal. L’objectif étant d’éviter tant la technocratie que l’autocratie.
De la même manière, la prise de conscience du caractère normatif de notre formation en économie pose la question de sa mise en débat. Un débat qui confronte et mette en dialogue les différents points de vue – hétérodoxes ou orthodoxes – des acteurs concernés – étudiants et professeurs – autour de la question du sens et de la finalité des études que nous accomplissons.