On m’a parfois posé la question lors de débats sur mon livre « Adieu à la croissance » : ce livre défend-il les mêmes idées que celui de Tim Jackson, « Prospérité sans croissance » (Etopia/De Boeck, 2010) ? Voici en substance ma réponse.
Il existe de fortes proximités, et je recommande partout le livre de Jackson, qui a eu une grande influence, y compris pour convaincre des non convaincus de quitter la voie de la croissance. Son livre contient notamment des arguments forts en faveur d’un « adieu à la croissance », sans regret.
Mais je m’en écarte plus ou moins sur certains thèmes. D’abord celui du rôle de la démocratie, pratiquement ignoré dans le livre de Tim Jackson, qui est à mes yeux un livre d’expert économiste, en dépit de la culture philosophique de l’auteur. Écologiste convaincu certes, mais pas du tout orienté vers la démocratie économique : le mot « démocratie » ne figure pas dans l’index, pourtant très complet, de son livre. Cela limite un peu la crédibilité politique d’un projet qui néglige le rôle, moteur selon moi, de la société civile et de ses organisations, du local à l’international, dans un contexte où la démocratie représentative et surtout les sommets des États cèdent très souvent aux pressions de la ploutocratie.
Son livre est également un peu trop économiste à mon goût lorsqu’il insiste sur l’importance d’une autre macroéconomie, certes renouvelée pour intégrer les contraintes environnementales, mais où « les variables macroéconomiques fondamentales demeureront pertinentes » (p. 145). Je n’en crois rien. Les concepts macroéconomiques de croissance et de productivité, entre autres, ou celui de « fonction de production », vont selon moi connaître des « rendements intellectuels décroissants ». Ils ont fait leur temps. Ils restent attachés au « régime fordiste » (voir sur mon blog le billet du 5 mars 2009 « Cessons de penser croissance et productivité »). Une autre planification, plus participative, peut et doit les relativiser puis les abandonner, au bénéfice d’autres indicateurs de richesse, de « progrès » ou de « performances ». Y compris pour des prospectives de l’emploi utile.
Un peu trop économiste aussi est l’allusion, brève (p. 178-179), à de nouveaux indicateurs « macro » tels que les « PIB verts » (l’indice de bien-être économique durable, dont Tim Jackson a été l’un des promoteurs dans les années 1990) ou l’épargne nette ajustée de la Banque mondiale. Autant d’outils qui restent prisonniers des méthodes des comptes nationaux en monnaie et dont mes amis de FAIR (Forum pour d’autres indicateurs de richesse) et moi-même avons souvent dénoncé[[ Voir le hors série d’Alternatives économiques « La richesse autrement », février 2011.
]] les incohérences au regard même de l’impératif d’une « soutenabilité forte » dont Tim Jackson se revendique.
Trop économiste aussi, et pas assez social, est l’accent mis sur une « réforme fiscale pour la durabilité » (p. 174) fondée sur des taxes environnementales, sans que soit jamais évoquée LA grande question, conditionnant l’acceptabilité populaire ou le rejet massif : est-ce que ces taxes vont ou non être nettement plus pesantes pour les plus modestes, en proportion de leurs ressources, et comment introduire, dans ce domaine aussi, une progressivité aussi forte que possible ? Curieusement, certains économistes écologiques pourtant sensibles à la nécessité de réduire les inégalités, ce qui est le cas de Tim Jackson, font comme si cette exigence devait être traitée à côté des exigences écologiques, et non pas à l’intérieur, en termes de justice sociale dans les contributions et rétributions associées aux politiques environnementales. Quant à son idée de compenser l’alourdissement de la fiscalité sur l’environnement par un allègement de celle qui « pèse » sur le travail, peut-être aura-t-elle un jour de vraies justifications, mais pour la période à venir, et compte tenu des besoins sociaux insatisfaits de protection sociale de qualité, j’y vois un risque majeur et une concession inopportune et injustifiée à l’idéologie du travail trop cher, alors que presque partout la part des salaires directs et indirects dans la valeur ajoutée a plongé au cours des dernières décennies.
Cela m’amène à un autre développement qui me semble conceptuellement « conservateur » chez Tim Jackson. Il s’agit de sa vision de l’investissement. Tim Jackson met en avant (chapitre 11 notamment) une priorité absolue à « l’investissement écologique », en s’intéressant relativement peu aux investissements humains et sociaux indispensables. Il en reste largement à une vision « hard » de l’investissement : technologies, infrastructures, logement… L’investissement, au sens de la comptabilité nationale, c’est en effet l’augmentation du stock de capital économique des entreprises et des organisations par l’acquisition de biens de production durables (ou de logiciels, ajoutés plus récemment). C’est donc essentiellement de l’investissement matériel, et cela n’a pas grand-chose à voir avec l’investissement comme ensemble des dépenses qui visent à améliorer le bien vivre futur. Ces dernières incluent nombre d’« investissements doux » dans le développement humain et social, bien au-delà des investissements durs en capital fixe. Une nouvelle fois, on peut douter qu’une société soutenable puisse être pensée avec les catégories économiques anciennes. Reconsidérer la richesse implique de réexaminer toutes les catégories « macro », y compris celle d’investissement.
Enfin, Tim Jackson, qui est également professeur de psychologie sociale, verse beaucoup dans la psychologie, notamment à propos des comportements consuméristes (thèmes de la crainte de la nouveauté, de l’angoisse, de l’égoïsme et de l’altruisme), ce qui est digne d’intérêt, mais il s’intéresse peu à la sociologie (Veblen et Bourdieu sont rapidement cités), qui a pourtant beaucoup à nous apprendre sur l’action collective ou sur les structures sociales de la consommation.
Aucune de ces différences ou limites ne réduit l’apport considérable de ce livre à une stratégie crédible de grande transformation écologique et sociale. Mais il faut en débattre.