Tim Jackson nous invite à sortir de la « cage de fer » du consumérisme et nous appelle urgemment à un changement rapide de nos modes de consommation. Depuis les travaux du sociologue français Jean Baudrillard1 dans les années 70, on connaît l’impact de la consommation sur la structure de nos relations sociales. On façonne notre identité vis-à-vis d’autrui à travers le pouvoir symbolique des objets qu’on possède. Que se soit par « distinction » (pour faire référence à Pierre Bourdieu2, autre pilier de la sociologie moderne) ou identification sociale, l’opulence matérielle opère des classifications entre les individus et est depuis longtemps devenue un critère d’épanouissement. Cette course au matérialisme consumériste a émergé avec force dans les années 60-70 et figure déjà dans les réflexions du club de Rome3. A l’époque, on entendait sur les ondes le « consomme, consomme » de Charlebois et 25 ans plus tard le « nous sommes cons nous consommons ce qu’on nous sommes de consommer » du chanteur bruxellois Marka. Bref, le constat n’est pas nouveau. Mais jamais – et Tim Jackson en fait la brillante démonstration – la stabilité de l’économie moderne n’a été aussi dépendante de la croissance infinie et du secteur financier alors que les ressources de la planète sont rares et limitées par l’échelle de la population mondiale.

La raréfaction de nos ressources et l’impact de nos modes de consommation sur nos milieux de vie contribuent à questionner les logiques sociales et économiques du consumérisme dans lesquelles nous nous sommes enfermés. Même si, à côté de nos sociétés marquées par l’abondance, nous ne pouvons oublier qu’aujourd’hui encore la majorité de l’humanité se bat pour accéder, non pas au surplus, mais au minimum vital indispensable.

Sus au consumérisme

En prônant une prospérité sans croissance, Tim Jackson remet, à juste titre, ces deux notions en perspective en s’attaquant au mythe commun de toutes les sociétés matérialistes dépendantes de l’acte de consommation qui, selon les croyances macro-économiques du moment, serait le seul facteur de croissance et donc d’emploi. L’auteur s’attaque donc bien à la logique sociale du consumérisme en démontrant que la prospérité n’est pas uniquement synonyme de richesses matérielles et que «les conditions de la prospérité vont bien au-delà de la subsistance matérielle ».  

Nos sociétés d’abondances génèrent incontestablement des citoyens écologiquement peu responsables, incités à consommer toujours davantage et manipulés, pour ce faire, au nom de fausses valeurs émancipatrices. Le citoyen, dans cette relation, est d’abord un consommateur, un client dont la quête au bonheur s’assimile à une vaine course matérialiste. En cela, les biens matériels constituent un véritable langage communicationnel. Si Jackson étaye largement cette thèse – que je partage totalement – pour démontrer les codes consuméristes qui régissent nos comportements sociaux, je souhaite prolonger sa réflexion en l’appliquant aux relations qui structurent l’action publique, soit de l’Etat vers les citoyens, soit entre les entités publiques. En effet, nos états-providence sont aussi des espaces de consommation (ayant la mission première de réduire les inégalités) dont les mécanismes mettent systématiquement le citoyen en situation de dépendance. Exactement comme le citoyen est d’abord consommateur des marchés économiques, il est client des officines publiques, poussé à l’individualisation de ses choix et de ses comportements. Les discours unilatéraux sur les droits individuels n’aident pas à sortir de la « cage de fer » du consumérisme.

Pour se dégager de la logique sociale du consumérisme, il convient de générer une citoyenneté plus active, plus responsable de ses choix et de ses comportements. Cela implique un changement structurel dont la responsabilité relève du politique. En effet, le rôle de l’Etat est primordial pour lutter contre les inégalités et pour responsabiliser le citoyen. Les leviers d’actions, à disposition des Gouvernements sont multiples (réglementation de la publicité, régulation du crédit à la consommation, fiscalité environnementale, modification des normes de produits, etc.).

Selon moi, le rôle de l’Etat va bien au-delà. Dès lors qu’on demande au citoyen d’être responsable, de consommer mieux en réfléchissant à son mode de vie et à son impact sur l’environnement, il convient que les Pouvoirs publics soient un modèle de référence en terme d’efficacité et de performance de gestion par la mise en place d’indicateurs et de critères permanents d’évaluation. Ils se doivent de réfléchir à l’excellence de leur organisation en encourageant la création de nouveaux services, productifs de bien-être, et en adaptant le champ de leurs réglementations en vue de responsabiliser le citoyen dans ses rapports avec l’administration.

Réorienter l’action publique

Jackson constate combien « le champ politique façonne et co-crée le monde social » et défend à juste titre l’idée que « l’Etat intervienne pour changer la logique sociale ».Comment les Pouvoirs publics peuvent-ils être l’acteur premier d’un changement structurel alors qu’ils sont souvent perçus négativement, dans leur fonctionnement, par le citoyen ? Nos administrations – à tort ou à raison – sont trop souvent considérées comme éloignées des préoccupations quotidiennes, fermées au dialogue et revêtues d’une image qui allie un subtil mélange de kafkaïsation et de gaspillage. Bien évidemment, cette considération de l’Etat n’est pas homogène puisqu’en même temps on reconnaît ses mérites (il y a eu, par exemple, très peu de contestations sur le rôle interventionniste salutaire des gouvernements lorsque l’économie était au bord de la faillite) et l’extrême efficacité de certains services qu’il assume (ex : services de secours, de soins, d’aide sociale…). En vérité, l’administration, dans son ensemble, est multiple dans ses facettes et dans la perception que le citoyen peut en avoir.

Je distingue pour ma part au moins 3 grandes classes dans l’organisation des services publics :

•Une classe bureaucratique, souvent dirigeante, axée sur la codification, la réglementation, le contrôle ;

•Une classe de fonctionnaires au service direct à la population ;

•Une classe apparentée à la fonction publique (mais sans le statut), dit secteur du non-marchand.

La première catégorie bénéficie probablement des meilleures conditions de travail et de statut. Elle contribue sans doute, par son poids et sa présence, à l’image négative dont question. Dans l’organisation des services, cette catégorie m’apparaît comme pléthorique. Elle est le fruit d’une vision étatique hyper réglementée qui a souvent pour résultat d’infantiliser le citoyen. En écho au vocabulaire de Tim Jackson, je dirais que cette classe – dans laquelle j’intègre les élus – organise la relation entre l’Etat et le citoyen selon la logique d’un consumérisme bureaucratique.

Les exemples foisonnent pour illustrer l’excès de réglementations et d’interventions. Ces comportements, dont la logique est propre à la bureaucratie tentaculaire, contrecarrent toute velléité d’épanouissement des institutions subalternes ou des citoyens qui en dépendent. Dans nos écoles, Ubu est souvent le roi. Si l’on analyse le modèle d’enseignement finlandais – dont les résultats pédagogiques sont excellents – force est de constater que le poids de l’administration centrale est indirectement proportionnel au nôtre. Il se réduit au strict minimum puisque l’administration centrale a la seule charge de fixer les normes, déterminer les objectifs pédagogiques et, en cas de nécessité, contrôler. Dans ce modèle, les moyens budgétaires dégagés suite à l’amaigrissement forcé de l’administration centrale sont investis dans le pédagogique, les écoles, l’accompagnement individualisé des élèves. Ainsi l’efficacité publique se met d’abord au service des besoins de terrain, des attentes individuelles des citoyens.

En Communauté française, le professeur Deschamps4 a clairement mis en évidence le déséquilibre budgétaire entre d’une part la classe bureaucratique dirigeante de notre enseignement et les moyens accordés directement à l’école, donc à la pédagogie. Les mauvais résultats de la Communauté française aux enquêtes PISA5 témoignent des échecs de cette organisation ultra centralisée.

Il suffit de lire les milliers de pages de recommandations que doivent, chaque année, ingurgiter nos directeurs d’école au détriment de leur travail pédagogique pour se convaincre de l’excès de circulaires. Autre exemple ? On demande aux communes, comme pouvoir organisateur, de signer et renvoyer des formulaires vides à l’administration de la Communauté française pour confirmer qu’il n’y a aucun professeur en congé de maladie ! Et je peux multiplier les exemples. Vous avez dit Kafka ?

La vapeur doit être inversée car l’organisation bureaucratique de notre Etat ne correspond plus aux schémas de responsabilité et d’autonomie dans lesquels nous nous devons d’inscrire nos diverses institutions comme nos citoyens. Le Gouvernement fédéral semble être conscient de l’étouffement de nos successives réglementations puisqu’à l’avenir toute nouvelle disposition est soumise au test « Kafka ». Au-delà de ce test, il convient de réformer en profondeur nos habitudes bureaucratiques et de soumettre en permanence celles-ci à des indicateurs de performance et des outils d’évaluation.

Ne caricaturons pas le propos. Comme pour l’école, je ne demande pas moins d’Etat mais une meilleure répartition des tâches. Là où, en général, un manque de moyens s’exprime. Je réclame donc un déplacement des priorités et des budgets pour rendre plus autonomes et plus efficaces les services publics de terrain. Diminuer cette dérive bureaucratique permettra aussi de refinancer le secteur non marchand dont les missions sont essentielles pour garantir le bien-être, l’épanouissement individuel. Ce secteur est le parent pauvre de la sphère para-publique alors qu’il couvre des politiques essentielles (accueil, alphabétisation, handicap…).

Pour être un acteur efficace du changement structurel attendu, l’Etat devra impérativement revoir ses modes de fonctionnement, accroître l’autonomie de ses services décentralisés, responsabiliser et autonomiser les acteurs de terrain et rééchelonner ses priorités en les centrant autour de la valorisation et la création de services au citoyen.

Responsabiliser le citoyen

Si les pouvoirs publics doivent réorienter (et non faire maigrir) leurs effectifs vers une plus grande efficacité sociale et contribuer ainsi à l’épanouissement individuel, ils doivent aussi impérativement changer leur regard sur les citoyens. On ne peut pas en même temps demander à ceux-ci d’être responsables de leurs choix individuels de consommation (comme le souhaite Tim Jackson) et les maintenir dans une relation infantilisante avec leurs administrations publiques. De nombreux exemples illustrent cette réalité. Il suffit d’analyser la complexité des législations urbanistiques pour illustrer ce propos. Ces réglementations partent du présupposé que le citoyen-demandeur n’est pas respectueux des règlements pour justifier la codification excessive de toutes les situations possibles. Cela débouche nécessairement sur des législations absconses, lourdes à manipuler, dévoreuses de temps et coûteuses dans leurs applications.

La simplification, pour le citoyen, de nos législations est indispensable si l’on veut permettre leur compréhension, leur appréhension et leur respect. Elle implique un changement fondamental de mentalité qui reconnaît le citoyen comme actif, responsable et respectueux, a priori, des normes.

Réorienter les choix organisationnels de notre fonction publique en affectant prioritairement les ressources financières vers l’autonomie des services publics et para-publics rendus aux citoyens contribuera à donner de l’Etat une image positive de changement. Cela accentuera, à tout niveau, la nécessaire responsabilisation des acteurs qu’implique le passage d’une société de consommation vers une économie durable et épanouie.

Revoir les législations pour les rendre compréhensibles et accessibles est une étape démocratique essentielle pour extraire le citoyen de l’infantilisation dans lequel il est trop souvent placé.

Ces changements, propres à la compétence de nos gouvernants, renforceront toutes les stratégies qui visent à s’écarter des logiques actuelles sociales et économiques du consumérisme.

C’est aussi ce que peut nous enseigner la lecture de l’ouvrage de Tim Jackson dont un chapitre entier est consacré à la gouvernance pour la prospérité.

1Baudrillard, J., La société de consommation, réimprimé en 1996, Folio.

2Bourdieu, P., La distinction – critique sociale du jugement, 1979, Ed. de Minuit.

3Le Club de Rome rassemble des intellectuels de plus de 50 pays et, dès sa première réunion en 1968, a placé la question des limites environnementales au cœur de ses réflexions. En 1972, il publie un rapport intitulé Halte à la croissance ?

4Professeur au département de sciences économiques des FUNDP à Namur.

5http://www.oecd.org/dataoecd/9/31/38200402.pdf

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