1. Introduction

Les négociations institutionnelles en cours se déroulent sous le sceau du secret, que celui-ci soit réel ou supposé, sans pour autant que la presse ou les partis en présence n’estiment que le manque d’information parvenant au citoyen pose un problème de légitimité. Pourquoi ?

L’argument le plus souvent évoqué a trait au gain de rationalité que garantirait une discussion sous huis-clos : débat large, ancien, et amplement discuté par ailleurs. C’est ici un autre argument que je voudrais mettre en évidence : l’idée selon laquelle la publicité du processus de négociation n’est pas nécessaire puisque les parties négociatrices entretiennent un rapport de proximité et d’identité avec l’opinion publique qui leur permet d’agir en son nom. Ce que j’appellerai « l’idéal de similarité » désigne l’idée selon laquelle la transparence et la représentativité de l’activité politique demande – et suppose – qu’existe un rapport de ressemblance entre le représentant et le représenté. Ce rapport de proximité procède de la légitimité des votes. Mais il découle plus fondamentalement encore du lien que le parti entretient avec sa base sociale, et plus fondamentalement avec la société (ou une part de celle-ci). Le bureau politique du parti confirme les négociateurs dans ses choix. Ce bureau politique reflète la base militante du parti, qui elle-même sert de courroie de transmission entre la représentation politique – ici, les négociateurs – et la société.

L’argument de la similarité est central dans la vie politique belge. C’est cet argument qui permet de comprendre le rapport de force parfois surprenant sur lequel repose le succès de certains représentants politiques – au premier rang desquels Michel Daerden, dont le principal mérite affiché est de projeter au grand jour l’image du Wallon moyen. C’est cet argument qui est à la fois une des causes et un des conséquences du maintien en Belgique francophone d’une démocratie dite « de parti », là où le reste de l’Europe occidentale a progressivement évolué vers une démocratie dite d’« opinion ». C’est, dans la foulée, ce qui explique pourquoi les partis belges francophones restent à ce point attachés à un débat de positionnement politique plutôt qu’à un débat d’idées. C’est ce qui explique la raison pour laquelle les partis belges francophones s’attachent à ce point à la représentativité physique de leur personnel politique – les « gueules de pauvre » devant représenter les pauvres, les « gueules de riches » devant représenter les riches, et les « gueules d’étranger » devant assurer la population d’origine immigrée de la profonde préoccupation du parti pour les problèmes les concernant. C’est enfin ce qui permet aux partis politiques d’affirmer, en dépit de toutes les apparences et au nom de cette similarité prétendue avec la population, le caractère inclusif et participatif de l’espace politique belge.

Dans ce cadre, et puisque cette publication s’inscrit dans le cadre les travaux d’Etopia, Ecolo occupe une place à part dans le paysage politique, puisqu’il s’agit précisément d’un parti qui se présente comme un mouvement d’idées plutôt que comme le réceptacle quasi-physique d’une niche particulière de la population. C’est ce qui pousse Ecolo à se présenter – à tort – comme un parti « hors-classes », comme si son absence d’attachement sociologique à une classe particulière signifiait qui les défend ou prétend les défendre toutes. C’est ce qui le pousse à concevoir son absence de « base populaire » au moins autant comme un défaut de légitimité que comme une faiblesse stratégique : il subsiste, par rapport au Parti socialiste par exemple, le vieux complexe de celui qui ne représente pas vraiment le peuple.

L’analyse de l’idéal de similarité s’ancre elle-même dans un terreau au long cours, qu’il s’agisse des débats philosophiques autour de la « politique de la présence » ou de l’apport décisif des travaux de Lijphart sur les structures politiques et sociales des sociétés dites consociatives. Les lignes qui suivent se contenteront de tracer le rapport existant entre l’idéal de similarité et l’idéal de transparence politique. Elles demanderont en amont de préciser notre définition de l’idéal de similarité. Elles aboutiront en aval à questionner la légitimité de cette association.

2. L’idéal de similarité

Pourquoi les partisans d’une démocratie plus directe ou participative envisagent-ils avec méfiance la représentation politique? Pour les Antifédéralistes par exemple, le problème de la représentation tient moins au risque de voir le pouvoir capté par les représentants qu’à l’impossibilité pour la représentation d’assurer une similarité entre gouvernés et gouvernants. Que signifie cet idéal de similarité? Pour Brutus, « le terme même de représentant implique que la personne ou le corps choisis dans ce but doivent ressembler à ceux qui les choisissent (…) On doit avoir fait que ceux qui sont mis à la place du peuple en possèdent les sentiments et les émotions, qu’ils soient mus par leurs intérêts ou, en d’autres termes, qu’ils aient la plus grande ressemblance avec ceux auxquels ils se substituent »[[BRUTUS, III, in H. STORING (dir.), The Complete Anti-Federalist,vol II, 9, 42, in B. MANIN, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, p. 145.

]]. La similarité ne désigne donc pas seulement une identité d’intérêts. Elle exprime une exigence d’empathie. Il s’agit, pour le citoyen ou pour le représentant, de prendre corps avec des situations d’oubli, de relégation, de valorisation, de domination vécues par d’autres citoyens. La similarité emporte donc une forme de présence. Comme l’écrit Pierre Rosanvallon, « le pouvoir devient comme immanent, immergé dans la société, épousant ses mouvements (…). A l’utopie régénératrice de la démocratie directe, (la présence) substitue un régime effectif d’immédiateté »[[P. ROSANVALLON, La légitimité démocratique, Impartialité, réflexivité, proximité, Paris, Seuil, 2008, p. 299.

]].

L’idéal de similarité est-il compatible avec le parlementarisme représentatif, qui repose sur la distinction entre le corps politique et le corps social ? La défense de la similarité ne devrait-elle pas davantage favoriser le développement de procédures de jurys, de votation directe ou de tirage au sort au cours de l’histoire moderne ? Comme le note Yves Sintomer, les mécanismes de la représentation politique ont en fait profondément intégré l’intuition similariste[[Y. SINTOMER, Le pouvoir au peuple., Jurys citoyens, tirage au sort et démocratie participative, Paris, La Découverte, 2007, p. 97-98.

]]. En effet, les procédures de tirage au sort éprouvent au XIXe siècle toutes les difficultés à reproduire un échantillon statistique représentatif de ce qu’est le peuple. Par ailleurs, le constat que la représentation est monopolisée par les couches sociales les plus favorisées, plutôt que de jeter la suspicion sur le principe représentatif, conduit au contraire le mouvement ouvrier à réinvestir la représentation parlementaire afin d’y assurer la présence fidèle des différents groupes sociaux composant la population. Cette tendance se manifeste dans un premier temps par des candidatures ouvrières, puis dans un second temps par l’émergence de partis « ouvriers » représentant les intérêts de la classe ouvrière mais composés également de membres provenant d’autres horizons sociaux.

Dans ce cadre, l’émergence des partis à partir du 19e siècle transforme profondément le rapport du citoyen au pouvoir. Le citoyen ne vote plus pour une personne mais pour une association rassemblée autour d’une même ligne programmatique. Dès lors, le parti politique se conçoit d’une part comme une organisation articulant de manière réflexive le travail que ses instances internes et ses centres d’études accomplissent sur la ligne programmatique aux relais qu’il entretient avec les syndicats et mouvements sociaux. D’autre part, le parti défend des intérêts identifiés à des classes économiques et des groupes sociologiques précis. Ceux-ci sont supposés apporter leur vote de façon stable: les enfants votent comme leurs parents, et les habitants de telle commune votent comme ses habitants ont toujours voté. Comme l’écrit Bernard Manin, « la stabilité des comportements électoraux résulte dans un sens large de ce que l’orientation du vote est déterminée par l’orientation sociale et économique des individus ou celle de leurs parents »[[B. MANIN, Principes du gouvernement représentatif, op.cit., p.267.

]]. Les représentants sont jugés légitimes à agir pour le peuple parce ce qu’ils reflètent ce que sont ou ce que pensent les représentés. La représentativité ne se mesure pas seulement à l’aune d’une fidélité à des intérêts de classe ou d’une ressemblance sociologique avec les représentés, mais aussi par la capacité à entrer en proximité avec l’existence du citoyen: le parti de masse traditionnel n’est pas seulement un parti de camarades mais un parti de frères.

Toutefois, cette relation de continuité entre le gouvernant et le gouverné est elle-même fracturée, au sein même de la représentation parlementaire, par la multiplicité des intérêts reflétés. Comme le note déjà Hans Kelsen, « le parlement devient (…) le lieu où se reflète et s’enregistre un rapport de forces entre différents intérêts sociaux »[[H. KELSEN, La démocratie, sa nature, sa valeur, Paris, Economica, 1988 (1929), p.71.

]]. L’intérêt général est composé d’intérêts particuliers, qu’il s’agit d’intégrer dans l’espace politique. Le partage des voix exprime dans l’ordre politique la division de la société en classes, comme en témoigne l’émergence et la subsistance de grands partis sociaux-démocrates en Europe occidentale. Les partis démocrates-chrétiens expriment quant à eux un enracinement politique de type culturel ou religieux. Comme le rappelle Manin, « Dans une telle situation, la représentation devient avant tout le reflet inhérent de la structure sociale. (…) C’est le sentiment d’appartenance à une communauté qui explique le vote en faveur d’un parti, beaucoup plus que l’adhésion aux propositions précises contenues dans son programme »[[B. MANIN, Principes du gouvernement représentatif, op.cit., p.269.

]]. Les électeurs ne votent donc pas forcément pour un parti sur la base du contenu détaillé de son programme: l’élection représente une « manifestation de confiance »[[Ibidem., p.270.

]], d’identification, d’appartenance à une communauté.

Comme le souligne Robert Michels, la démocratie de parti ne marque pas la fin de la politique des notables. Les représentants politiques continuent de former une élite, une bureaucratie coupée de la base des militants d’une part, et du reste de la société de l’autre. Le dirigeant du parti est à la fois un homme d’appareil vis-à-vis du militant et un militant vis-à-vis du citoyen[[R. MICHIELS, Les partis politiques. Essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, trad. S. Jankélévitch, Paris, Flammarion, 1911, p.194-200, in ibid., p.264.

]]. La mécanique du vote ne permet plus de concevoir une coïncidence organique entre le peuple et la représentation politique.

Cependant, elle offre l’espoir d’une coïncidence entre l’expression des divisions de ce peuple et ces mêmes représentants. Le vote devient en effet le lieu de manifestation des antagonismes sociaux. Comme l’exprime Rosanvallon, « the number of 200 000 electors was often paralleled to that of 200 000 officials, as if the ministry where implicitly accused of having bought each vote with the offer of a job »[[P. ROSANVALLON, Democracy. Past and Future, Columbia University Press, 2006, p.103.

]]. La représentation doit agir comme un miroir représentant au détail près les différentes composantes et préférences de la collectivité. Si le suffrage censitaire est par exemple perçu comme corrompu, c’est parce qu’il n’est pas « représentatif » ; et plus particulièrement, parce qu’il ne tient pas également en compte les différents intérêts de la société. Ce n’est donc plus le principe représentatif qui est mis en cause, mais ses distorsions éventuelles vis-à-vis de la société réelle.

3. Similarité et représentation proportionnelle :

la transparence des identités, la délibération sous huis-clos

Qu’il s’agisse de la Troisième République en France, des démocraties de consensus scandinaves ou des régimes consociatifs à la néerlandaise ou à la belge, c’est au scrutin proportionnel qu’il revient de photographier l’état des intérêts de la société. Dans ce cadre, c’est le parti qui est chargé de transcrire dans l’espace politique les intérêts de sa clientèle électorale. Le député n’est pas un homme libre. Il devient le simple mandaté de son parti, le porte-parole de sa plate-forme électorale. La marge d’indépendance du gouvernant est donc réduite et se traduit par la discipline des votes au sein du parlement, la prééminence des la direction de parti sur les députés, voire par la substitution du gouvernement par cette direction de parti lorsqu’il s’agit de négocier les compromis les plus délicats. Kelsen théorisera ainsi les principes de la démocratie de parti, imaginant par ailleurs différentes mesures visant à assurer un contrôle efficace des partis sur les députés: révocabilité des mandats par le parti, perte du mandat en cas de changement de parti, etc[[H. KELSEN, La démocratie, sa nature, sa valeur, op.cit.

]].

La représentation mécanique des intérêts est toutefois balancée par un compromis fondateur. La scénarisation du rapport de force risquant d’aboutir à une tyrannie de la majorité, ou à des affrontements sociaux brutaux, la constitution du gouvernement passe par un régime d’alliances, que le scrutin proportionnel favorise par ailleurs. Chaque parti doit donc composer avec le programme de son partenaire et il apparaît dès lors impossible pour un parti d’imposer la totalité de son programme. La réalisation de celui-ci, et partant, sa concordance avec l’expression des intérêts de l’électeur, devient affaire de degré. Les partis ne peuvent pas réaliser l’intégralité de leur programme. Seules certaines parties de celui-ci pourront faire l’objet d’un accord politique.

L’activité politique suit dès lors un double mouvement de rapprochement et d’éloignement du citoyen. D’une part, la démocratie de partis ne laisse théoriquement aucune autonomie au gouvernant pour interpréter les intérêts du gouverné. De l’autre, le mécanisme de la représentation force les partis à réaliser des compromis vis-à-vis de leurs programmes d’origine, qu’il s’agisse d’établir un pacte à long terme régissant les rapports entre majorité et minorité ou d’organiser la vie publique en fonction d’une représentation proportionnelle des intérêts. Afin de coller à la composition des intérêts du corps social, le gouvernement se forme autour d’un processus de négociation au bout duquel les partis au pouvoir conviennent de réaliser certains aspects du programme de chacun d’entre eux – et donc d’abandonner sa réalisation générale. Ce processus de négociation laisse le parti décider à l’intérieur du programme les mesures qu’il va prioritairement tenter de mettre en œuvre. Le député est tenu par la ligne de son parti. Mais le parti dispose d’une marge d’autonomie vis-à-vis de l’espace social, marge d’autant plus étendue qu’elle dépend des circonstances concrètes de la négociation préalable à la formation du gouvernement.

Comment conserver une continuité entre représentants et représentés? Il s’agit d’assurer, d’une manière ou d’une autre, la liaison de la volonté des électeurs à celle des représentants. Comment cela serait-il possible? Comme le souligne Bernard Manin, différents garde-fous institutionnels peuvent être mis en place pour limiter l’indépendance du représentant par rapport au représenté. Le mandat impératif consiste ainsi à donner des instructions aux représentants lors de leur élection, dont l’inapplication peut mener à la révocation du mandat. Le droit d’instruction et la révocabilité du mandat consistent à donner des consignes ou sanctionner l’activité du représentant au cours de son mandat[[B. MANIN, Principes du gouvernement représentatif, op.cit., pp. 209-214.

]]. Néanmoins, ces dispositifs institutionnels connaissent un certain nombre de difficultés. Le mandat impératif suppose de manière aléatoire que le contenu des problèmes politiques et de leurs solutions puisse être identifié au moment de l’élection ; en outre, il s’avère difficilement praticable dans un régime proportionnel fonctionnant sur une logique de négociation entre partis. Les mécanismes de révocabilité, quant à eux, reposent sur un contrôle en temps réel de l’action des représentants. Comme Bernard Manin le relève, ces propositions sont praticables et peuvent s’intégrer dans une logique proportionnelle. Néanmoins, Yves Sintomer souligne justement que « les groupes représentés ne sont pas objectifs ou naturels, leurs frontières ne sont pas fixes, (…) les intérêts de leurs membres ne sont pas homogènes (…) et la représentation est toujours un travail »[[Y. SINTOMER, Le pouvoir au peuple, op.cit., p. 146.

]]. Elles suscitent dès lors deux objections liées à la difficulté d’identifier précisément le rapport entretenu entre le représentant et le corps électoral. Premièrement, qui sait ce que veut l’électeur? Le représentant est-il élu sur la base d’une direction générale, ou pour appliquer une politique particulière? Dans le cas d’un régime proportionnel, comment déterminer ex post les priorités politiques qui peuvent faire l’objet de concessions lors d’une négociation intragouvernementale et celles qui doivent recevoir la priorité? Deuxièmement, de quel électeur s’agit-il? Le représentant est-il tenu par l’ensemble des électeurs, les électeurs de sa circonscription ou ceux qui ont voté pour lui? Le représentant est élu sur un programme mais est responsable devant l’ensemble du corps électoral. Si la base électorale de la révocabilité est l’ensemble des votants, le représentant peut se faire révoquer par électeurs qui n’ont pas de sympathie pour ses idées et s’accordent un veto de fait sur l’action des représentants qui ne partagent pas leurs opinions: il devient difficile d’organiser une représentation politique si cette pratique devait se généraliser. Si la base électorale de la révocabilité recouvre les citoyens ayant antérieurement voté pour le représentant, il s’agit alors de déterminer le contenu de cette base. Or, le vote est secret. Et l’examen de l’opinion publique révèle la plupart du temps une action partielle, éclatée et à intensité variable de l’espace social.

Ces deux difficultés se comprennent à la lumière de la logique qui sous-tend la révocabilité, le mandat impératif ou le droit d’instruction. Le contrôle instauré par ces mécanismes ne répond pas seulement à une logique de défiance par rapport au politique, mais à la volonté d’imposer institutionnellement une conception immédiate de la transparence et de la représentation politique.

L’idéal de similarité reprend ici paradoxalement la conception rousseauiste de la transparence – le paradoxe consistant ici à s’appuyer sur deux éléments récusés par Rousseau : la représentation parlementaire, et le fractionnement des intérêts sociaux. Pour Rousseau, un Etat idéal est « un Etat où tous les partis se reconnaissent entre eux »[[J. STAROBINSKI, in J-J. ROUSSEAU, Discours sur l’inégalité, op.cit., p. 42.

]]. La volonté collective doit être consciente d’elle-même, et le législatif doit être conscient de la volonté collective. La transparence doit créer une compréhension qui soit non seulement commune à tous les membres de la société, mais immédiate; dans ce cadre, l’unité de la volonté générale est l’expression de la communication transparente : c’est autour de la transparence que se joue la possibilité d’une unité sociale ; c’est à partir de cette unité sociale qu’est rendue possible la recherche du bien commun à travers l’idée de volonté générale ; enfin, c’est également à travers la transparence que Rousseau articule la nécessité d’une unité sociale avec la liberté humaine[[Voy. J. STAROBINSKI, La transparence et l’obstacle, Paris, Gallimard, 1971

]]. Dans le cadre de l’idéal de similarité, la transparence marque alors plus précisément le processus par lequel la représentation connaît par ressemblance les intérêts de l’espace social, et par lequel l’espace social s’assure que la représentation défendra ses intérêts. Le peuple – ou plutôt les différents groupes sociaux composant le peuple – doit reconnaître sa propre volonté dans l’exercice du pouvoir, et cette volonté est connue dans le mouvement même de son émergence, à travers l’action du parti, sans quoi le pouvoir politique agirait toujours avec un temps de retard par rapport à la volonté populaire.

Dans le contexte de la démocratie de parti, il est dès lors moins nécessaire de connaître le déroulement précis de la négociation entre les partis/parties que de disposer de la certitude que le parti auquel on accorde ses préférences défendra à la fois exactement et sincèrement les intérêts de sa base électorale. Si les techniques d’instruction ou de révocabilité assurent le contrôle du représenté sur le représentant, elles ne peuvent garantir que le représentant soit contrôlé par son représenté. Un élément capital de la démocratie d’intérêts devient donc la certitude que les représentants connaissent non seulement les intérêts de leur clientèle électorale, mais aussi qu’ils s’y identifient.

Une partie de la Belgique francophone s’est étonnée de la popularité que l’ex-ministre wallon du budget, Michel Daerden, s’est acquis en intervenant éméché à plusieurs reprises sur les plateaux télévisés lors des élections communales de 2006. L’observateur étranger sera peut-être également surpris de constater l’impact électoral limité des scandales de gestion qui ont éclaboussé le parti socialiste francophone à la fin des années nonante et au milieu de cette décennie. En réalité, rien d’étonnant si on interprète le comportement de l’électorat socialiste au regard de l’idéal de similarité. Le parti socialiste francophone conserve une forte tradition ouvriériste, et sa stratégie électorale repose sur une fidélité partisane stable reflétant des situations de classe. Ce que l’électeur recherche en votant pour le parti, c’est moins la fiabilité de ses représentants individuels que la certitude que l’appareil du parti partage son vécu et ses expériences, et qu’elle prolonge l’identité socio-économique à laquelle il s’identifie – que cette identité de classe corresponde d’ailleurs ou non à sa situation économique réelle, un fils d’ouvrier devenu notable continuant à voter pour le parti de sa jeunesse et de ses parents. Sous cette optique, ce qui est attendu du représentant est sa ressemblance à l’électeur. Suite aux scandales de gestion du parti socialiste à Charleroi en 2005, le président du PS Elio Di Rupo fustigeait ainsi ce qu’il appelait les « parvenus » du parti. Mais il s’agit bien de « parvenu », plutôt que de « corrompu ». Ce qui est visé dans le comportement des responsables est moins l’illégalité même de leurs actes que leur comportement de nouveau riche, de bourgeois arrivé; c’est parce que les responsables ne sont déjà plus de vrais socialistes que leur corruption peut être expliquée et dénoncée.

Comme Schmitt l’écrirait sûrement, la démocratie de parti sacrifie l’idée d’un intérêt général délibéré au profit de la mise en avant, bloc contre bloc, des programmes culturels, sociaux, économiques particuliers. Dans ce cadre, le rôle de la transparence ne consiste toutefois plus essentiellement à médiatiser la discussion publique, mais à superposer au contrat social une forme de pacte sentimental entre les représentants et les représentés. Anne Phillips parlerait sans doute de « politique de la présence »[[A. PHILLIPS, The Politics of Presence, op.cit.

]]. Les outils de la transparence peuvent rester assez classiques: publicité des lois et des débats, liberté d’expression et d’information politique, etc. Son essence se caractérise par contre en ce qu’elle assure la communication spontanée entre les intérêts des représentés et le programme des représentants. Elle doit certes rendre visibles les résultats de la négociation, mais elle doit surtout éclairer et mettre en scène ces intérêts afin d’assurer leur satisfaction optimale. Les représentés savent que les représentants sont des leurs. Les représentants savent quel est l’intérêt et quelles sont les priorités des représentants. La formation du programme électoral fait certes l’objet d’un processus de délibération interne. Mais celui-ci vise moins à problématiser la nature du lien entre peuple et parti ou la nature de l’intérêt à représenter, que la manière de présenter et d’appliquer cet intérêt vis-à-vis du reste du champ politique. L’espace public n’est plus uni autour du bien commun à tous les sujets mais autour de la co-émergence d’intérêts et de ressentis, et de groupes d’acteurs y étant attachés. Si le peuple est introuvable, il est difficile de nier qu’autour d’intérêts particuliers se forment des communautés attachées à ces intérêts; et que les valeurs et besoins autour desquelles se forment des communautés se traduisent en intérêts exprimables politiquement. À cet égard, la transparence des pensées, des affects, du vécu apparaît comme un fait non seulement concevable, mais vérifiable pratiquement: le parti est composé de militants précisément chargés de faire remonter la parole du groupe représenté, et de légitimer la prétention du parti au pouvoir à travers la co-présence du représenté et du représentant.

4. L’idéal de similarité comme transparence mutique

Clarifions notre position vis-à-vis du lecteur : il ne s’agit pas de nier l’importance du contact entre citoyens et représentants ou d’assimiler toute volonté de représentativité à un fantasme d’unité politique. Nous pensons au contraire que le développement de diverses formes de participation citoyenne – jury citoyen, sondages délibératifs – contribuent précieusement à faciliter l’accès à l’action politique, et permettent de résorber partiellement biais de genre, de race et de classe présents dans la représentation traditionnelle[[Y. SINTOMER, Le pouvoir au peuple., op.cit., pp. 147-148.

]].

Néanmoins, l’idéal de similarité n’a rien à voir avec ces formes de participation. La similarité repose au contraire sur une conception mutique de la transparence. Vis-à-vis de l’extérieur, à savoir l’arène politique, le langage constitue uniquement un mode « d’intercompréhension indirecte entre ceux qui ont en vue la seule réalisation de leurs buts propres », à savoir un instrument stratégique à travers lequel différents partis s’influencent mutuellement, et communiquent leurs objectifs et opinions – ce qui est par exemple frappant lors des débats télévisés opposant les partis francophones, où les intervenants se contentent la plupart du temps de rappeler le slogan-type auquel est censée s’identifier leur base électorale. Et vis-à-vis de l’identité du parti lui-même, le langage représente seulement une « activité consensuelle (…) qui ne fait qu’actualiser un accord normatif préexistant »[[J. HABERMAS, Théorie de l’agir communicationnel, op.cit., p. 111.

]]. Le langage agit uniquement comme un medium qui transmet des valeurs culturelles et des schémas sociologiques, et forme le substrat d’un consensus indéfiniment renouvelé dans l’épreuve de la proximité politique. Seuls peuvent dialoguer entre eux des acteurs partageant un monde social commun: il revient dès lors à la relation de similarité entre représentants et représentés d’assurer la communication naturelle des intérêts. La discussion politique n’a d’utilité que si elle confirme d’une manière ou d’une autre la ressemblance du représentant au représenté, qu’il s’agisse pour le représentant de prouver par le geste bibitif son ancrage populaire, ou d’accorder ses slogans à la très schmittienne acclamation de son auditoire.

L’usage du langage ne porte dans ce contexte aucune fonction réelle d’intercompréhension. Il écarte l’idée que les acteurs représentés peuvent former des prétentions à la validité autonomes au monde social dans lequel ils sont inscrits, et au parti « chargé » de représenter les intérêts de ce monde social. Par ailleurs, il laisse plus largement de côté la possibilité que l’action communicationnelle puisse établir une dynamique d’interprétation et d’amendements des positions soumises à la discussion[[Ibidem, p. 115.

]].

Ce faisant, l’idéal de similarité n’exclut pas seulement la constitution d’un espace public recouvrant l’ensemble de la communauté politique. Il laisse aux représentants, au nom précis du sentiment d’évidence et de transparence de leur rapport aux représentants, la possibilité de construire eux-mêmes les critères de classement caractérisant les propriétés distinctives du groupe qu’ils sont censés représenter. Le parti peut ainsi imposer d’en haut, au nom de sa similarité supposée au représenté, les critères de ce qu’est un « membre authentique » de la classe, des intérêts, ou des groupes ethniques dont il se font les hérauts: il contribue ainsi à influencer, mais sans jamais que ces critères ne soient soumis à discussion, les conditions d’identité sociales des groupes concernés[[Voy. P. BOURDIEU, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Fayard, 2001, p. 191 et pp. 281-292.

]]. Par ailleurs, l’idéal de similarité risque a contrario de couper le parti et ses représentants du groupe ou de l’association d’intérêts qu’ils entendent défendre puisque la manière dont le parti interprète et défend les intérêts de la base n’est jamais interrogée – ce qui ne pose pas de problème immédiat lors de l’émergence d’un mouvement social, mais davantage une fois que celui-ci se stratifie. Comme le montre Lijphart, le lien d’identification et de loyauté qu’entretient le parti avec sa base électorale lui permet paradoxalement, du moins dans les régimes consociatifs qu’il étudie, de négocier de manière indépendante la formation d’une équipe ou d’une politique gouvernementale[[A. LIJPHART, Democracy in Plural Societies: A Comparative Exploration. New Haven: Yale University Press, 1977. Pour Lijphart, les démocraties déplorant des fractures culturelles et des tendances à l’immobilité et à l’instabilité très marquées peuvent être définies comme consociatives si elles ont été transformées volontairement en des systèmes plus stables par les leaders des sous-groupes les plus importants existant en leur sein. Les démocraties consociatives se caractérisent par un système électoral de type proportionnel, l’existence d’un régime de coalition, la mise en place pour la minorité politique de mécanismes de vetos pour certaines matières, et l’existence groupes culturels fortement segmentés au sein de la société.

]]. Les intérêts et positions à défendre par le représentant sont censés être spécifiés dans le programme politique du parti. Néanmoins, celui-ci fait lui-même l’objet d’un processus d’arbitrage et de négociation: l’intérêt à défendre désigne alors ce qui « est bon pour le mandant » et est donc jugé en fonction des circonstances de la cause par le représentant choisi à ces fins. Dans ce cadre, la mise en avant de l’idéal de similarité revient à donner au représentant un pouvoir d’interprétation discrétionnaire du pacte programmatique censé le lier à sa base électorale. La négociation politique risque dès lors de mener à une captation partisane des intérêts représentés ainsi qu’à un processus politique illisible: il devient en effet impossible de savoir qui a défendu quelle position, pour quelle raison, en contrepartie de quelle concession. Le parti peut toujours arguer que sa seule présence avait permis aux intérêts des travailleurs d’être fermement représentés, que l’accord obtenu est le moins mauvais possible compte tenu des intérêts à concilier, sans que cette affirmation soit jamais vraiment vérifiable.

Il n’est pas besoin de porter son regard bien loin pour reconnaître dans les négociations institutionnelles de l’été 2010 les traits-types de cette soi-disant transparence. Des négociations secrètes, ou du moins discrètes. Mais la constante référence, de part et d’autre, à ce que les « gens » veulent vraiment, et à l’assurance que les représentants/négociateurs ne sont pas coupés de l’opinion publique puisqu’ils « écoutent ce qui se dit en bureau politique », ou « ils rencontrent des gens dans la rue ». Il va dès lors de soi, une fois le lien avec la population établi, que seule une escouade de quelques négociateurs est pleinement à même d’extraire de la plainte diffuse de la foule les quelques principes-clés qui permettront de rédiger une loi de financement servant l’intérêt général…Le prétexte de la similarité réifie dès lors l’action publique au profit d’une conception mutique de la transparence entre le parti et les membres de l’espace social. Il n’offre aucune espèce d’espace à la discussion politique. Il empêche de nouer un rapport de compréhension entre les acteurs de l’espace politique et les membres de l’espace social. La conception réductrice qu’il propose de la transparence politique néglige enfin le rôle réel que la publicité politique doit jouer dans l’établissement d’un rapport plus étroit entre l’action politique et les préférences issues de l’espace social.

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