1. Le sursis
Malgré le cirque anesthésiant d’un sport-spectacle devenu religion laïque planétaire, il est devenu difficile d’échapper à la lancinante rhétorique d’un quotidien morose. Mais derrière les récurrentes saillies d’un catastrophisme pas toujours éclairé, il faut bien admettre que les sujets d’inquiétude sont nombreux.
Le désastre environnemental est chaque jour plus évident. C’est bien sûr le dérèglement climatique et la menace sans précédent d’une terre plus océanique que jamais. C’est aussi la destruction de la biodiversité et le bouleversement irréversible des équilibres biologiques. C’est enfin l’épuisement programmé de ressources naturelles limitées soumises à la pression croissante d’un modèle de développement qui ignore ses limites.
Aux certitudes de la crise écologique, il faut ajouter l’incertitude stratégique. Dissémination et prolifération, arsenaux clandestins et folies nationales, le feu nucléaire éclaire de sa lumière froide un monde en sursis.
Enfin l’économie de notre village planétaire s’est affranchie des ultimes contraintes de la responsabilité commune et du souci de l’Homme. Et comme un fleuve en crue quitte son lit pour en dévaster les alentours, la rationalité glaçante du profit infini n’en finit pas de plonger nos sociétés dans le désarroi et la souffrance sociales.
Famines et pénuries, pandémies virales, corruption ordinaire et délinquance globale, menaces terroristes et violences urbaines, la liste est trop longue : catastrophes survenues et catastrophes imminentes, cette conjonction des crises rend nos temps modernes plus dangereux que jamais.
2. Le sursaut
Quoi qu’en diront les technocrates et les sceptiques professionnels, aucun de ces phénomènes ne peut être considéré isolément. Ils sont tous fortement interconnectés, interdépendants et forment une seule « polycrise » menaçant ce monde d’une « polycatastrophe » selon la formule d’Edgar Morin. Il est temps de prendre la mesure systémique du problème, pour lui apporter enfin des solutions intégrées – premiers jalons pour redéfinir les principes qui devront inspirer à l’avenir la conduite globale des affaires humaines.
Parce que ces grandes crises sont planétaires, elles ne peuvent trouver de réponse qu’à l’échelle globale. L’interdépendance des habitants de cette planète n’est plus un postulat mais la réalité concrète d’une société-monde en construction. Point d’effet papillon ici, mais la conscience grave et forte que c’est la maison commune qui menace de s’effondrer – et qu’il ne peut y avoir de salut que collectif.
Le salut – parce que c’est bien de survie qu’il s’agit – passe par un saut qualitatif dans la gestion des affaires du monde. Un saut quantique, même, vers la mise en place d’une forme de gouvernance mondiale.
Ce sursaut doit prendre acte d’un contexte géopolitique particulier: la fin des deux systèmes hégémoniques impérial et occidental.
Un monde post-impérial, c’est cette leçon de la mondialisation par excellence : aucun État n’est plus en mesure de faire respecter un ordre mondial et d’imposer les indispensables régulations globales. Pour la première fois dans l’histoire des relations internationales, il n’existe pas de véritable puissance hégémonique – pas même les Etats-Unis, dont les ultimes tentations de démocratie impériale à l’athénienne se sont perdues dans les sables entre Bagdad et Kaboul, retentissant échec de la dernière grande expédition coloniale moderne qui sonne comme un écho à la dislocation de l’empire soviétique il y a tout juste 20 ans.
En outre, contrairement à une idée en vogue depuis une grosse décennie, la notion de multipolarité ne signifie nullement la fin, mais plutôt l’équilibre des tentations hégémoniques – sorte de Sainte Alliance aux dimensions mondiales, théorisée d’ailleurs en 2004 par Kissinger, le plus metternichien des penseurs de la scène internationale.
Un monde post-occidental, ce n’est pas seulement la fin de l’hégémonie d’une ou plusieurs grandes puissances à vocation impériale : c’est surtout la fin de la domination culturelle et politique de l’Occident. L’émergence progressive et indiscutable depuis dix ans d’États et de groupements d’États, asiatiques, arabes, latino-américains, et même africains sur la scène internationale doit inciter les puissances occidentales à prendre les devants pour leur faire toute la place qu’ils méritent. Cette idée n’est pas tout à fait neuve et au début des années 1990, un fort différentialisme culturel a nourri les discours sur les valeurs asiatiques, la démocratie « à la russe » ou la déclaration arabo-musulmane des droits de l’homme. Mais aujourd’hui, c’est moins l’universalité des valeurs occidentales qui est en jeu, car c’est justement sur ces valeurs que s’appuient les nouveaux acteurs de la scène mondiale. C’est plutôt sur l’universalité de leur mise en pratique que se cristallise le débat. Il est temps de débarrasser le fonctionnement des puissances occidentales du soupçon indélébile de « doubles standards ».
3. Dépasser la nationalisation des intérêts communs de l’humanité
Il faut donc concevoir des modèles d’organisations alternatives à l’hégémonie et à l’équilibre des puissances. Des modèles qui prennent en compte le nombre des petits Etats qui composent l’essentiel des souverainetés proclamées à la surface de cette planète, ces gouttes d’eau dans un océan qui va bientôt en submerger la plupart. Il faut concevoir des modèles qui prennent en compte les multitudes, les faibles, les sans-grades, petits Etats et grandes populations. Car les intérêts communs de l’humanité sont aujourd’hui nationalisés, cloisonnés, divisés en gouvernements, démocratiques ou non, mais incapables de voir plus loin que leurs frontières.
Systématiquement, les intérêts nationaux, autant dire les « égoïsmes locaux » prévalent sur le global, transformant la scène internationale en forum de marchandages souvent sordides. Que ce soit en matière de lutte contre le réchauffement climatique, sur les questions énergétiques, la sécurité collective, le commerce mondial, et ailleurs encore, l’incapacité à s’élever au niveau des enjeux démontre la myopie congénitale des intérêts nationaux. Car dans ce genre de jeu à somme nulle, chaque concession est toujours vécue comme une défaite. La gouvernance mondiale, c’est justement la capacité à s’élever au-delà de ces débats stériles entre intérêts limités, pour prendre des décisions politiques planétaires.
Or il n’existe à l’heure actuelle aucune trace d’une telle gouvernance. Ce vide béant et dangereux trouve par excellence son illustration dans le fonctionnement du G20. Convoqué à la hâte dans le tourbillon de la crise financière et le relatif retrait de l’hyperpuissance américaine à l’automne 2008, le G20 prétendait s’ériger en sorte de directoire planétaire, apte à produire des solutions pour un monde qui en manquait cruellement. Mais après quelque 18 mois de pratique, on peut voir qu’il s’apparente plus à un forum entre grandes et moyennes puissances qu’à un réel embryon de moteur politique global. Le seul nombre de représentants issus de l’Union européenne – de 6 à 7, voire 8, selon le statut final de l’Espagne et du Président permanent du Conseil – démontre clairement un fonctionnement intergouvernemental.
Si comme le rappelait la sagesse de Michel Audiard « un aveugle qui marche va toujours plus loin qu’un intellectuel assis », la métaphore a ses limites : car l’addition des myopies ne permet pas de voir plus loin. Quand on ne s’entend pas sur l’intérêt général, c’est toujours le plus petit commun dénominateur qui l’emporte. C’est la définition même de la méthode intergouvernementale. Qui est d’ailleurs un des maux, entre autres, dont souffre aujourd’hui la construction européenne, dont le mouvement historique se heurte à l’incapacité des États membres de s’élever au-delà de leurs petites priorités nationales. Il est normal que les chefs d’Etat et de gouvernement se sentent responsables devant leurs électeurs et craignent la sanction électorale. C’est le jeu des démocraties représentatives. Mais c’est justement pour cette raison qu’il faut une instance capable d’incarner cet intérêt général, au-delà des intérêts nationaux. À la tête de la Commission européenne, Delors bien sûr, mais aussi Rey ou Hallstein, par exemples, ont su convaincre les États, surtout les grands, de se rendre à des arbitrages qui pouvaient parfois les léser mais qui faisaient avancer tout le monde. On appelait ça “l’esprit communautaire”.
Si l’Union européenne, c’est-à-dire l’entité régionale la plus avancée sur le chemin de l’intégration politique et du dépassement des intérêts nationaux s’avère incapable d’y décider d’une représentation commune, que peut-on espérer du G20 ?
Les résultats, bien maigres au regard des besoins, et des ambitions affichées à Londres, Pittsburgh, Toronto et ailleurs, suggèrent de répondre : « pas grand-chose ».
4. Derrière les mirages, construire
En fin de compte, il y a peut être plus grave que l’absence de solutions : c’est l’illusion des solutions. Illustrée là encore par les limites du G20, même si ce n’est pas spécifique à cette seule institution, cette illusion prend deux formes : l’approche technocratique qui ne veut voir dans les crises mondiales que des problèmes isolés et refuse d’en mesurer l’interconnexion. Et l’impuissance à laquelle se condamne un tel directoire incapable de dépasser les arbitrages entre intérêts nationaux.
Par ailleurs, contrairement à ce que clame partout le président français, qui se prépare à en prendre en 2011 la présidence, le G20 ne préfigure pas « la gouvernance planétaire du 21e siècle ». En tout cas pas à l’heure actuelle. Car ce que laissent entrevoir les travaux de préparation de cette « gouvernance mondiale » à la Sarkozy, reste strictement limité à une nouvelle donne financière et s’apparente donc à une simple redistribution des cartes avec de nouvelles règles du jeu.
Entre détournement et impotence, le danger est finalement de vider de son sens la notion même de gouvernance mondiale.
La psyché humaine fait une part remarquable à la pensée du déni. Qu’elle soit collective ou individuelle, toute représentation du monde souffre immanquablement de l’unicité du point de vue, mais la subjectivité ne peut pas expliquer à elle seule l’aveuglement. La plupart du temps, seule la catastrophe peut balayer les résistances au changement et laisser enfin libre court à l’esprit de réforme. Mais s’il avait jadis toujours été possible de rebâtir après la destruction, rien ne garantit cette fois qu’il reste seulement des bâtisseurs – ni même des ruines…
Il faudrait pour une fois que l’humanité apprenne la leçon avant la catastrophe. Il a fallu la guerre de 30 ans (1618-1648) et la disparition du tiers de la population allemande pour que naisse le système des États-nations – c’est-à- dire le système westphalien et l’équilibre des puissances. Puis, 60 millions de morts et l’horreur absolue de l’Holocauste pour qu’on commence à sérieusement envisager des principes de régulation internationale. Est-il vraiment nécessaire d’attendre les dizaines de millions de morts, les centaines de millions de réfugiés climatiques et la misère de quelques milliards de gens pour commencer à parler de gouvernance mondiale ?
Cette urgence mérite plus que quelques débats compassés conçus pour mettre en valeur le volontarisme brouillon de quelques dirigeants en mal de projet politique. La gouvernance mondiale est une notion complexe qui doit faire l’objet d’une réflexion commune à l’échelle planétaire. Urgente car existentielle, la gouvernance mondiale est une nécessité vitale. Et son immense chantier peut se concevoir sous trois grandes catégories :
Le droit universel : c’est-à-dire la réflexion sur les indispensables régulations internationales qui doivent régir le village global et ses nombreuses activités matérielles et immatérielles. Et bien entendu, l’application de ce droit. Car il ne suffira pas de poser des limites, il faut savoir les faire respecter : l’impuissance des Nations Unies, paralysées pendant 50 ans par le conflit entre empires totalitaires et démocraties impériales l’illustre avec vigueur.
Les solidarités lointaines : c’est-à-dire la conscience de notre interdépendance et des solidarités qu’elle impose. En un mot : la déclaration universelle des droits de l’autre homme reste à écrire.
La souveraineté de l’humanité : c’est-à-dire passer de l’international au global. L’indispensable réflexion sur la légitimité et la représentativité des acteurs non étatiques doit venir compenser les limites intrinsèques au fonctionnement intergouvernemental de la scène internationale. C’est œuvrer au changement du champ de référence pour que l’appartenance à une communauté politique ne se fasse plus uniquement sous le champ national. La gouvernance mondiale, c’est l’antithèse même de l’international, de l’intergouvernemental – formées à l’école des nations, nos cultures politiques modernes démocraties nationales doivent ici réaliser un véritable saut épistémologique. Il s’agit d’écrire une nouvelle page de l’histoire de la démocratie. Il s’agit de donner un contenu à l’expression, sympathique mais jusqu’ici un peu vide, de « citoyen du monde ».