Le drame de l’amiante :

L’amiante a été extraite de mines et les matériaux à base d’amiante ont été fabriqués au détriment de la santé de milliers de travailleurs et de leur famille. Suite à l’inhalation des fibres d’amiante, asbestose, cancer du poumon et mésothéliome de la plèvre apparaissent après des dizaines d’années.

Etait-on conscient du danger ? Probablement pas, au début. Mais lorsque le doute s’est installé (dans les années 60 seulement alors que le risque semble avoir été identifié en Angleterre dès le début du siècle !), les industriels de l’amiante ont commencé par nier l’existence du risque. Puis ils se sont dits capables de maîtriser le danger. Jusqu’à ce qu’une législation finisse par interdire l’emploi de l’amiante dans la construction (en 1998 seulement en Belgique et en 1999 par l’Union européenne)!).

Drames individuels et familiaux. Coût social exorbitant en termes de santé publique et aussi de désamiantage des bâtiments (pensons au Berlaymont !). Plaintes en justice déposées par des victimes contre les firmes productrices sans aboutir à leur mise en cause juridique : ni responsabilité pénale ni responsabilité civile. C’est la collectivité qui paye les dégâts.

On a trouvé de l’amiante dans pratiquement tous les bâtiments publics ucclois. Il ne faut pas paniquer pour autant : un programme de désamiantage est en cours dans tous ceux où une expertise l’a estimé nécessaire. Un incident dans la piscine (endommageant une partie du plafond) s’est pourtant soldé par la nécessité de travaux urgents ; ils ont pris des mois et coûté plusieurs millions d’euros.

Bien avant que la démonstration « scientifique » ne soit faite de la dangerosité de ce très bon matériau d’isolation, l’alarme avait été donnée ; mais on n’avait pas encore inventé le « principe de précaution » !

Les campagnes contre le tabagisme :

Il a fallu du temps pour que la nocivité du tabac sur la santé soit unanimement reconnue. Face à un risque à présent clairement identifié, chacun s’accorde pour reconnaître que des mesures de protection s’imposent.

Malgré les tactiques utilisées par les cigarettiers pour miner les campagnes anti-tabac, les pouvoirs publics nationaux mènent aujourd’hui une politique de prévention contre un danger qui a été démontré. Y compris celui du tabagisme passif ; d’où la récente interdiction de fumer dans les restaurants, assez largement acceptée par les citoyens.

Il ne s’agit plus ici de précaution mais de prévention.

L’inquiétude relative à l’impact sur la santé du rayonnement des ondes GSM :

Un chapitre entier est consacré à cette forme de pollution qui est d’autant plus insidieuse qu’elle est invisible.

« Tant que le doute persiste sur l’impact non thermique de ce type de rayonnement électro-magnétique sur la santé, il vaut mieux s’abstenir de soumettre des habitants (et plus particulièrement les enfants et les personnes âgées) à une exposition rapprochée prolongée. Dans une situation de risque probable mais non démontré, on estime prudent de prendre des précautions.».

C’est avec cette référence au « principe de précaution » que j’ai exprimé en conseil communal (dans les années 90, alors que j’étais dans l’opposition) la demande d’imposer des conditions plus sévères à la délivrance de permis pour les antennes GSM. En vain ; la majorité PRL-FDF de l’époque était unanime à considérer qu’il ne fallait pas entraver le développement d’une technologie nouvelle socialement très utile.

Grâce à l’apport de nombreuses contributions scientifiques, les mentalités ont beaucoup évolué depuis le début de la diffusion de cette technologie séduisante ; et l’inquiétude s’est élargie à l’impact sur la santé de l’ensemble des radiations non-ionisantes.

L’incertitude quant au danger potentiel des nanoparticules :

Les technologies de l’infiniment petit (un nanomètre est un milliardième de mètre) sont en plein boom dans des secteurs très diversifiés. Elles suscitent elles aussi des inquiétudes en matière de santé publique.

Dans une situation d’incertitude la prudence s’impose.

Cette attitude de précaution a été formulée officiellement pour la première fois lors du sommet mondial de la Terre à Rio, en 1992, dans le contexte d’une volonté de trouver un accord sur la préservation de l’environnement :

Pour protéger l’environnement, des mesures de précaution doivent être largement appliquées par les Etats selon leurs capacités. En cas de risque de dommages graves ou irréversibles, l’absence de certitude scientifique absolue ne doit pas servir de prétexte pour remettre à plus tard l’adoption de mesures effectives visant à prévenir la dégradation de l’environnement.

Déclaration de Rio 13 juin 1992

Ceci est la version française du texte ; dans la version anglaise on parle pas de mesures effectives mais bien de mesures « cost effective » ce qui n’est pas anodin : le coût de ces mesures est pris en compte et il ne doit pas être excessif !

Une préoccupation économique que l’on retrouve traduite dans le droit français par l’adoption de la loi Barnier :

Le principe de précaution, selon lequel l’absence de certitudes, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder l’adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles à l’environnement, à un coût économiquement acceptable.

Loi française du 2 février 1995

En plus de l’insistance sur le « coût acceptable » cette formulation témoigne de deux autres reculs par rapport à la version française de Rio : les dommages doivent être « graves et irréversibles » à la fois ; l’incertitude se réfère au seul discours scientifique « du moment » donc le dominant (ce qui donne peu de poids à la parole de la minorité qui doute).

Par contre, elle introduit l’expression « principe de précaution » potentiellement plus forte en droit qu’une simple approche.

Une formulation plus récente, tout en étant plus conforme au texte français de Rio, élargit le champ concerné à celui de la santé :

L’absence de certitude dans l’état actuel des connaissances ne doit pas retarder la prise de mesures de protection dès qu’il existe une présomption suffisante de l’existence d’un risque de dommages graves ou irréversibles pour l’environnement ou la santé publique.

De même que la définition proposée par Nicolas Hulot dans son livre « Pour un pacte écologique » :

Principe invoqué lorsqu’un phénomène, un procédé ou un produit représente un danger possible pour la santé ou la protection de l’environnement et dont les données scientifiques existantes ne permettent pas d’évaluer plus précisément le risque encouru.

Nicolas Hulot 2006

Cette dernière définition est par ailleurs beaucoup moins restrictive que les deux premières : il suffit que le danger soit « possible » et les données scientifiques « imprécises » !

Au-delà du jeu formel, quel est l’intérêt de cette comparaison de textes ?

Il s’en dégage une convergence fondamentale : le principe de précaution débouche, lorsqu’on est en présence d’un risque incertain, sur la décision prudente de ne pas se prévaloir de cette incertitude pour s’abstenir de prendre des mesures préventives. Il ne s’agit donc pas, comme on le croit souvent, d’une règle d’inaction ou d’un principe d’abstention (« dans le doute, abstiens-toi »). Il faut donc agir, sans attendre.

Pour reprendre le cas des antennes GSM, le principe de précaution n’oppose pas un “non inconditionnel” au “oui inconditionnel” et unanime des tenants du mythe du Progrès. Il y oppose au contraire une mise en garde qui est un appel à la réflexion et à l’action. Autrement dit : des conditions.

Ainsi la référence au principe de précaution complexifie le débat et l’action publique face à des problématiques liées à des techniques nouvelles. Elle témoigne aussi de la grande diversité des définitions d’un principe très novateur, récemment apparu dans les préoccupations tant européennes que mondiales. Une diversité qui s’explique par l’importance des enjeux socio-économiques qu’il concerne. En terme de coûts et de responsabilité.

Car s’il découle d’un tel principe l’obligation, pour les pouvoirs publics, de conditionner, d’interdire ou de différer la mise en œuvre d’une technologie dont l’innocuité est douteuse, il ne faut pas s’étonner que chaque mot soit pesé dans la formulation d’un texte auquel chacun pourrait se référer en droit. Et plus particulièrement les victimes potentielles !

La mise en oeuvre du principe de précaution pose problème.

D’abord parce que l’ambiguïté des termes prudemment utilisés dans les premières définitions (qui sont celles auxquelles il est le plus habituel de se référer) induit d’inévitables questions.

Quels types de « dommages » faut-il prendre en considération ? Qu’est-ce qu’un dommage « grave » ? Un tel dommage ne peut-il résulter de l’accumulation dans le temps d’une série de dommages légers ? A partir de quand doit-on considérer qu’il y a doute ? Qu’est-ce qu’un coût économique « acceptable » ? Quelles mesures est-il légitime de prendre ? Comment décider si elles sont « proportionnées » ? …

Face à ces multiples questions, on mesure à quel point cette mise en œuvre est, comme le dit très justement le physicien belge auteur d’une thèse récente sur le sujet (Jim Dratwa), une « expérimentation collective ».

Collective parce qu’elle concerne l’intérêt général. Collective également parce qu’elle prend en compte des mobilisations citoyennes qui expriment une inquiétude assez généralisée et implique donc d’en débattre avec la société civile. Collective, enfin, parce qu’elle agit sur la construction du monde de demain, de ce que nous avons (et aurons) en commun.

Ensuite parce que ce principe est révolutionnaire du point de vue du mode de pensée : il anticipe sur l’avenir et il implique un nouveau rapport à la science et à l’expertise ; et qu’en tant que tel il est encore difficilement applicable en termes de droit contraignant.

La mise sur le marché de nouveaux médicaments est un cas intéressant et encourageant : leur innocuité pour la santé doit avoir été testée avant que la vente ne soit autorisée. Il y a un renversement des charges de la preuve : ce n’est plus à l’accusation de démontrer le danger, c’est à la défense de prouver qu’il n’existe pas.

De nombreux juristes et environnementalistes souhaitent que cette nouvelle attitude à l’égard du risque se traduise de manière plus générale en principe de droit, qu’elle devienne une norme juridique à laquelle il deviendrait habituel de se référer. De manière à pouvoir légiférer dans une situation d’incertitude.

Une tendance à laquelle s’opposent évidemment les lobbies industriels qui se sentent concernés ! D’autant plus que le champ d’application du principe de précaution pourrait être élargi au-delà des questions d’environnement et de santé ;

par exemple, au domaine du commerce international dans le cadre de la libéralisation des échanges.

Faute d’une intégration du « principe de précaution » dans les législations nationales qui permette son application concrète, il me paraît important de multiplier l’emploi de l’expression dans la motivation des actes publics. Cela peut faire jurisprudence dans le cadre d’un processus bénéfique de contagion culturelle.

Certains juges belges l’ont déjà fait dans leurs arrêts relatifs à des antennes GSM. Pour ma part, j’y ai fait référence dans l’avis de la commission de concertation demandant l’imposition d’une étude d’incidences à la demande de permis de lotir Engeland (la précaution s’imposait en matière d’impact du projet sur l’hydrologie d’un « site natura 2000 »). L’expression n’a cependant pas été reprise dans l’arrêté du Gouvernement bruxellois ordonnant cette étude ! Une lacune probablement liée à la curieuse “querelle des mots” autour du principe de précaution (qui contraste avec l’emploi rapidement généralisé de l’expression développement durable).

Tout revient à la question d’une appréciation mesurée du risque.

L’objectif du principe de précaution est d’éviter deux types d’erreurs aux graves conséquences : celle d’un risque erronément nié ; et celle d’une question mal posée parce que tous les risques possibles n’ont pas été envisagés.

Le grand problème de la plupart des maladies environnementales (comme ce fut le cas pour l’amiante), est que l’appréciation du risque est rendue d’autant plus difficile que le temps de latence est long entre l’exposition et l’apparition des symptômes.

Dans le cas de GSM, il faut savoir que les compagnies d’assurance n’acceptent pas de couvrir les opérateurs de téléphonie mobile en responsabilité civile ! Il me semble aussi essentiel de distinguer le risque que l’individu décide personnellement d’assumer et celui qui est imposé, au bénéfice d’acteurs économiques privés, à toute une collectivité.

S’il faut bien admettre que le « risque zéro » n’existe pas (et qu’il n’est pas envisageable de freiner a priori la mise en oeuvre des nouvelles technologies potentiellement utiles parce que l’on rejette l’hypothèse d’une absence de risque), le problème se pose, en matière d’incertitude, de l’existence de choses inconnues que nous n’avons pas conscience d’ignorer à côté de nos ignorances conscientes !

Dans un contexte d’incertitude,

face à des risques collectifs de dommages graves ou/et irréversibles,

le principe de précaution incite à une action préventive des pouvoirs publics

avant que soit levée cette incertitude.

Il légitime d’agir sans attendre

en raison des conséquences possibles d’une action différée.

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