Vendredi 11 novembre 2005, place de la gare de Stalle.
Nous sommes nombreux à célébrer l’inauguration d’un monument. Il s’agit d’une sculpture, une pierre, toute simple, parcourue de nombreuses fissures ; mais qui demeure droite, fièrement debout.

Elle est d’abord le symbole de la vie de celui qui l’a sculptée : Martin Gray, citoyen ucclois depuis peu. Nous n’oublierons pas le message qu’il nous a transmis ce jour-là, en évoquant son parcours tragique, depuis les camps nazis jusqu’à l’incendie provençal qui anéantit toute sa famille.

Sa sculpture symbolise la capacité de l’être humain de se reconstruire,

par delà les épreuves qui auraient pu le briser.

« La pierre a la force de la vie et la vie l’éternité de la pierre »


Dans chaque commune sont célébrées tous les ans les dates anniversaires des deux grands conflits mondiaux.

Ce sont des moments émouvants pour tous les anciens combattants (qui sont de moins en moins nombreux au fil des ans). Le rituel de ces cérémonies de commémoration est minutieusement programmé et se répète d’années en années. Tous les membres du Collège et certains conseillers se font un devoir d’y participer, conscients de leur rôle de représentants de toute une communauté.

Personnellement, je suis plus sensible à des évocations moins formalistes telle que fut celle de ce 11 novembre en présence de Martin Gray. Et je regrette que le rappel à la mémoire joue plus sur l’émotion que sur la connaissance de la profondeur historique (contexte, liens de causalités…) de l’événement commémoré.

La dénomination des espaces publics est aussi une manière courante d’honorer ceux qui nous ont quittés.

La tradition veut que chaque bourgmestre défunt ait sa place ou sa rue. En 2000, dans le contexte de l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite en Autriche, j’avais eu l’idée de baptiser une de nos rues du nom de Salvator Allende ou de Nelson Mendela, sans rencontrer grand écho. Par contre, la décision du conseil communal d’attribuer le nom d’un artiste ucclois à chacun des sentiers du parc de Wolvendael est une initiative des libéraux qui m’a séduite.

En politique nous manquons cependant trop souvent de mémoire. Par obligation de faire face à une actualité en constante évolution ; mais aussi en raison du renouvellement périodique des élus. Or, le manque de mémoire collective efface le sentiment de responsabilité politique.

Qui se souvient aujourd’hui du nom de ceux qui ont décidé, à l’époque, un sous financement de la Communauté française auquel il a fallu des années pour remédier ?

Qui sont les responsables de la conception des immeubles sociaux ucclois du Merlo

tant décriés aujourd’hui pour leur manque de convivialité ?

Sous quelle majorité uccloise a-t-il été sérieusement question de transformer
le site du Kauwberg en un terrain de golf à 18 trous ?

Quels élus ucclois d’aujourd’hui seraient capables de raconter la longue histoire du plateau Avijl ?


Le manque de mémoire nuit aussi à la cohérence de la gestion publique. A chaque échéance électorale, la transmission du pouvoir fait trop souvent « table rase ». Le nouvel édile repart à zéro.

C’est une pratique que je n’approuve pas. A la veille de mon départ, j’ai personnellement veillé à informer mon successeur Marc Cools des dossiers urbanistiques en cours et des problèmes non résolus.

L’administration communale est heureusement là pour sauvegarder les références au passé. Une mission très importance en urbanisme.

Elle y parvient, vaille que vaille ; malgré un manque persistant de personnel pour gérer les archives, malgré ceux qui partent sans avoir transmis leur précieux savoir… L’informatisation du service de l’urbanisme (qui a beaucoup progressé sous la majorité MR-Ecolo-PS) permet aujourd’hui une mise en mémoire plus sûre par la mise sur le réseau commun du travail de chacun.

Ce rôle est essentiel : pour la continuité d’une vision d’aménagement du territoire soucieuse de l’intérêt général et pour répondre à l’exigence démocratique d’un traitement équitable de tous les citoyens ; en bonne justice, ce qui n’a pas été autorisé à l’un ne devrait pas l’être à d’autres (à moins d’être motivé par des faits nouveaux).

La mémoire collective est le fruit du rassemblement des mémoires individuelles. Or celles-ci sont non seulement subjectives mais inévitablement sélectives.

Nous vivons dans une société qui a perdu depuis longtemps le sens de la tradition orale au profit du livre et du document informatisé. L’écriture protège l’intégrité des souvenirs et elle assure à tous une possibilité d’accès à la connaissance. Mais elle nous dispense d’exercer notre mémoire personnelle, qui devient de plus en plus fragile. D’autant plus qu’il semble aujourd’hui acquis que la mémoire humaine est capable du processus de reconstruction du passé ; ce qui provoque de faux souvenirs que l’on peut évoquer en toute bonne fois !

Si certains politiques manquent de mémoire c’est aussi le cas de nombreux citoyens.

Ce sont souvent les événements récents qui motivent les choix des électeurs, beaucoup plus qu’une vision rétrospective objective de l’évolution des réalités socio-économiques et de l’action des candidats et des partis à moyen et long terme.

Fort heureusement, ceux parmi les journalistes qui en trouvent le temps, publient d’utiles réflexions qui synthétisent les rétroactes de questions importantes qui reviennent d’actualité. Mais c’est aux historiens et aux sociologues, qu’il revient surtout de raviver la « mémoire collective », avec l’objectivité que permettent le recul du temps et l’accès à des sources très diversifiées.

On l’a souvent répété à propos du fascisme renaissant : privées de cette mémoire collective,

les sociétés risquent d’oublier leur passé et de refaire les mêmes erreurs.

A côté de la mémoire des hommes, il y a celle de la nature, notamment celle inscrite dans les glaces polaires. Dans les inlandsis de l’Antarctique et du Groenland, les chercheurs d’aujourd’hui ont trouvé des témoignages de l’évolution passée du climat. Un passé qui remonte à plusieurs centaines de milliers d’années.

L’examen en laboratoire des carottes de glace prélevées dans l’épaisseur des calottes glaciaires permet en effet (par l’analyse de la composition isotopique de l’oxygène des molécules de glace) de dater l’âge des différentes couches et aussi de savoir quelle était la température des nuages dans lesquels s’est formée la neige qui est à l’origine de cette glace. L’analyse des bulles d’air occluses dans la glace permet, d’autre part, de déterminer la composition de l’atmosphère terrestre à l’époque correspondante. Ces recherches ont conduit les glaciologues à la mise en évidence d’une corrélation manifeste entre l’évolution de la température de l’atmosphère terrestre et celle de sa teneur en gaz carbonique et en méthane : plus la teneur en ces gaz était grande dans le passé plus la température était élevée.

Les glaces du monde polaire constituent donc des archives paléoclimatiques très précieuses pour l’humanité. Car à partir de l’investigation du climat passé de notre terre, les études de glaciologie permettent aujourd’hui d’élaborer des modèles prédictifs de son avenir.

La preuve scientifique est aujourd’hui apportée d’un réchauffement du climat induit par la croissance de « l’effet de serre » de l’atmosphère liée à la révolution industrielle. Un réchauffement climatique qui s’est fait, au cours du 20ème siècle, à un rythme extrêmement rapide, sans précédent dans l’histoire de notre planète ! L’incertitude demeure sur la question de savoir quels seront le temps de réponse du système Terre à cet impact de l’homme et l’ampleur du réchauffement prévu.

Sans avoir l’ambition de faire œuvre d’historien, la mise en perspective que je tente de faire en écrivant les témoignages et réflexions de cet abécédaire s’inscrit,

très modestement, dans une exigence de mémoire collective.

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