Ces deux remarquables espaces verts préservés au cœur du tissu urbain bruxellois, fleurons du patrimoine ucclois, ont bien plus en commun que la lettre K de leur nom ancien d’origine flamande (« kauwberg », un toponyme dérivé de « froid mont » ou de « source froide »
et « kinsendael », la vallée d’un nom de famille que l’histoire n’a pas retenu).
Il m’a paru intéressant de les comparer
avant de développer la problématique importante de l’avenir du Kauwberg.
Des points communs aux deux espaces verts
Le statut protégé de ces deux vastes espaces semi-naturels, marqués par les traces d’une présence humaine jadis beaucoup plus forte qu’aujourd’hui, est le fruit d’un long combat contre la spéculation immobilière dans lequel les citoyens ucclois ont eu un rôle déterminant.
Les deux sites sont aujourd’hui classés, avec le statut de « zone verte » au PRAS (Plan régional d’affectation du sol), et intégrés dans le réseau européen Natura 2000. Leur valeur écologique actuelle résulte d’une longue période pendant laquelle ils sont restés relativement à l’abri de l’activité humaine ; ce qui a permis une recolonisation spontanée de la végétation.
Ils remplissent également une précieuse fonction sociale urbaine, tant comme espaces de détente et de rencontres que comme lieux pédagogiques privilégiés.
Mais leurs ressemblances s’arrêtent là.
Les deux sites diffèrent en effet grandement,
du point de vue du milieu naturel, de leur passé historique et de leur gestion.
Le Kinsendael, un ancien parc privé, aujourd’hui réserve naturelle régionale
L’évolution dans le temps de cet espace vert situé dans le fond humide d’un petit affluent de la vallée de la Senne mérite d’être rappelée.
Il s’agit de l’ancien parc, agrémenté d’un étang, d’une somptueuse résidence de campagne (construite par l’architecte Cluysenaar pour l’homme politique influent qu’était Charles Woeste sous les règnes de Léopold II et d’Albert Ier). Laissée à l’abandon depuis la guerre 40-45, cette propriété de 7,5 ha fut acquise par la Compagnie Immobilière de Belgique avec l’intention d’y réaliser un ambitieux projet de bureaux et de logements, bien situé à proximité du tracé futur du « périphérique sud ». La mobilisation riveraine fut très vive, à la fois contre le projet autoroutier public et contre le projet immobilier privé ; aucun des deux ne s’est concrétisé.
Plusieurs décennies d’abandon du terrain ont permis que se reconstitue progressivement, à côté des arbres de grande taille de l’ancien parc, un boisement spontané (aulnaie et saulaie) similaire à la végétation d’origine du fond de la vallée de la Senne. La présence d’une eau abondante avec des degrés d’humidité différents selon les endroits, a favorisé le développement d’une très riche biodiversité.
Cette évolution biologique intéressante explique la décision de la Région de Bruxelles-Capitale de racheter le site, en 1988, pour lui donner le statut de « réserve naturelle » (c’est-à-dire un territoire dont la flore et la faune sont protégées et qui fait l’objet d’une gestion appropriée pour les maintenir dans leur état).
Une gestion vigilante est assurée depuis par l’IBGE (Institut Bruxellois de Gestion de l’Environnement), compatible avec le maintien d’un libre accès du site aux promeneurs. Elle ne peut atteindre son objectif qu’à la condition que soient préservés d’une pollution d’origine humaine, en amont, les deux ruisseaux qui alimentent son écosystème humide. Cela explique l’attention toute particulière qui a été accordée à ce risque dans le cadre de l’étude d’incidence que j’ai réussi (non sans difficultés !) à faire imposer au promoteur pour sa demande de permis de lotir d’une partie du plateau Engeland : avec une telle minéralisation du sol, le risque était grand d’un rejet d’eaux de ruissellement vers le Kinsendael ; des recommandations exigeantes ont été imposées en matière de gestion des eaux.
Le Kauwberg, une ancienne zone agricole longtemps menacée d’une urbanisation privée
Le passé du Kauwberg est lui aussi important à connaître. Il vient récemment d’être illustré par la superbe brochure éditée à l’occasion du 20ème anniversaire de l’association SOS-Kauwberg (célébré au centre culturel d’Uccle en novembre 2007).
Le site du Kauwberg s’étale, lui, sur le versant sud de la vallée de St Job (jusqu’à une altitude de plus de 100m). Le sous-sol est sablonneux donc plutôt sec (à l’exception de la zone marécageuse qui correspond au fond de la vallée du Geleysbeek).
Il était jadis entièrement boisé. Un morceau faisait partie de la forêt de Soignes ; le reste appartenait à plusieurs propriétaires privés. Trois chemins permettaient de le traverser. Le déboisement au cours du 19ème siècle fit place à un espace entièrement défriché voué à l’agriculture.
Deux activités industrielles se développèrent localement au 20ème siècle : l’exploitation du limon superficiel comme terre à brique dans le haut ; puis celle du sable dans deux grandes carrières. Depuis l’abandon des activités agricoles et industrielles, une végétation naturelle a recolonisé progressivement l’espace, sauf dans le haut où furent entretenues des prairies.
Après la guerre, les propriétaires de ce grand espace de 54ha avaient changé ; ils étaient désireux de valoriser leur bien foncier par une promotion immobilière.
Le site du Kauwberg a été inclus dans la planification urbanistique naissante. A commencer par un plan particulier d’aménagement du quartier (le PPA 17, aujourd’hui abrogé) prévoyant une vocation résidentielle dans le cadre des projets d’infrastructures autoroutières de l’époque. Puis par le statut de « zone de réserve » au Plan de secteur régional approuvé en 1979.
Les grands propriétaires fonciers firent pression sur le pouvoir communal dans l’objectif de sortir de cette situation d’attente par l’élaboration d’un plan particulier d’aménagement autorisant la construction de logements. Ce qui amena le Collège de l’époque à proposer au Conseil communal de décembre 1986 la mise à l’étude d’un PPA qui prévoyait la réalisation d’un golf entouré de 200 logements.
La contestation citoyenne contre la menace immobilière fut très vive. Elle s’exprima, au nom de l’intérêt général, par la voix de deux associations « SOS Kauwberg » et la « Ligue des amis du Kauwberg ». dont les actions tenaces (et malheureusement rivales) ont abouti à la mise en zone verte de l’ensemble du site par le PRAS (Plan Régional d’Affectation du Sol) en 2001.
Belle victoire de la société civile, épaulée dans son combat par deux partis politiques (Ecolo et le FDF). Victoire certes, mais qui n’a rien changé au fait, essentiel pour l’avenir du site, qu’il appartient toujours à des propriétaires qui sont très majoritairement privés. Deux d’entre eux (la succession du brasseur Wielemans et la société Immo Fond’Roy) détiennent plus de la moitié de la surface, au cœur de la zone verte.
La PRAS interdit désormais toute construction dans les zones vertes. Mais il n’impose pas à leurs propriétaires de les entretenir. Contrairement au Kinsendael, aucune gestion d’ensemble du Kauwberg n’est donc assurée à ce jour.
La biodiversité du Kauwberg menacée
Dans son état actuel le site présente une grande diversité d’écosystèmes : zones boisées, bosquets, milieux ouverts (pâtures, prairies de fauche, lande à genêts), zone humide, et potagers. C’est ce qui en fait toute la richesse écologique. C’est d’ailleurs une des raisons qui a motivé la décision de classement par le Gouvernement de la Région bruxelloise. L’arrêté de classement explicite les trois intérêts du site : paysager, scientifique et historique.
Or il est illusoire de croire que cette richesse est éternelle !
Nous sommes nombreux à pouvoir témoigner de la vivacité de la repousse des arbres à l’échelle d’une vie dans celle des deux carrières qui n’a pas été comblée. Un témoignage frappant, parmi d’autres, d’une réalité souvent oubliée : sans l’action de l’homme, l’ensemble de nos territoires tempérés humides serait couvert d’une forêt.
En l’absence d’une intervention humaine, la repousse spontanée de la végétation tend à reconstituer un état biologique stable, en équilibre avec les conditions locales du climat et du sol : à savoir, dans le cas du Kauwberg, une hêtraie à charmes uniforme, peu diversifiée des points de vue de la flore et de la faune.
L’arrêté de classement a reconnu cette réalité en 2004 :
« en tant qu’espace vert semi-naturel, le site du Kauwberg nécessite une intervention humaine soutenue (fauche, pâturage extensif, contrôle du boisement spontané) seule capable de garantir la conservation non seulement de ses ressources en vie sauvage,
mais aussi de l’intérêt qu’il revêt comme paysage rural de type bocager »
Quelle politique pour l’avenir du Kauwberg ?
Les positions des deux associations de défense du Kauwberg divergent.
- La LAK croit en la possibilité d’une conservation du site assurée par ses propriétaires ; elle procède par ailleurs elle-même à l’achat de parcelles dans la mesure de ses moyens. Elle estime normal que la circulation sur le site soit soumise à l’autorisation des propriétaires (à l’exception de celle sur les deux sentiers vicinaux). Elle déplore « l’occupation sauvage par un public qui n’a aucun respect ni pour la nature, ni pour le bien d’autrui ».
- SOS Kauwberg se réfère à l’esprit de la législation sur l’aménagement du territoire qui consacre la possibilité de limiter l’usage d’un bien à une destination précise au nom de l’intérêt général. L’association souligne à juste titre le fait que les plus gros des propriétaires sont beaucoup plus soucieux de défendre en justice ce qu’ils estiment être leurs droits que d’envisager des mesures de conservation du site. Pour sauver ce site à grande valeur patrimoniale d’une dégradation inéluctable si la situation actuelle persiste, elle estime indispensable l’application d’un plan de gestion sous l’autorité des pouvoirs publics. Un tel plan existe, commandité par SOS Kauwberg en 1994 et subsidié par l’IBGE ; il ne demande qu’à être actualisé.
Personnellement je suis de l’avis de ceux qui réclament, en vain depuis des années, l’étude et la mise en œuvre d’une gestion écologique concertée du Kauwberg.
Je me souviens avoir écrit au Bourgmestre Claude Desmedt en 2004, avec l’espoir que la Commune d’Uccle s’associe publiquement au combat de SOS Kauwberg pour l’avenir du site. Sa réponse témoigna d’un respect pour mon point de vue ; mais aussi de la priorité qu’il accordait à d’autres causes et d’une conception différente du rôle des espaces verts urbains (qu’il souhaite voir aménagés « pour le jeu et la détente »).
L’arrêté de classement ne propose pas un plan de gestion ; mais une obligation de gestion est à présent imposée par la Communauté européenne pour tous les espaces verts faisant partie du réseau Natura 2000.
L’adoption d’une gestion concertée ne préjuge pas de l’octroi ou non d’une éventuelle indemnité (par la Région) aux propriétaires lésés (sans oublier que le PRAS a accordé à certains d’entre eux des plus-values foncières en d’autres lieux !). Après la recherche d’un consensus avec les propriétaires, diverses modalités juridiques pourraient être envisagées pour régler la question d’un refus de gestion de la part de certains d’entre eux.
En guise de conclusion
Kauwverg et Kinsendael, deux symboles très chers au cœur des Ucclois.
Deux espaces semi-naturels préservés en milieu urbain grâce à un combat citoyen.
Précieux par leurs fonctions écologique et socio-culturelle.
Lieux de mémoire et lieux d’avenir.