A la fin de mes études secondaires j’ai envisagé l’architecture. J’ai fini par choisir la géographie. Deux disciplines qui ont un point commun : l’espace. Et en mathématique, j’ai toujours préféré la géométrie. Dois-je en conclure que j’ai une sensibilité inconsciente particulière à la dimension spatiale des choses ?
« Espace »… Ce mot m’inspire tant d’idées qu’il va falloir choisir.
Son contenu sémantique est infini.
On pourrait y consacrer tout un livre… ce que de nombreux auteurs ont déjà fait !
Je me limiterai à quelques réflexions largement inspirées de mon expérience politique.
La perception de l’espace
Chacun d’entre nous a appris, enfant, à se situer dans l’espace qui l’entoure et à s’y orienter à partir de repères familiers. Chacun a pu acquérir le savoir vécu d’un espace dans lequel il a plongé ses racines. Cette perception comporte une grande part de subjectivité personnelle.
Mais la perception de l’espace est aussi largement conditionnée par notre appartenance culturelle.
La lecture d’un livre de l’ethnologue américain Hall (« La dimension cachée ») m’a passionnée. Il montre à quel point peuvent être différentes les perceptions de l’espace des individus en fonction de leur culture. Une perception que l’on pense être « naturelle » (et donc universelle) est en réalité façonnée, à notre insu, par le milieu dans lequel nous avons grandi. Cela se traduit par des besoins diversifiés des groupes sociaux en matière de relations interpersonnelles, de vie quotidienne et d’aménagement urbanistique (dont la prise de conscience est utile pour l’amélioration des relations entre les peuples).
Au sein de la civilisation occidentale des différences apparaissent, par exemple, entre les besoins et les comportements spatiaux des Allemands, des Anglais et des Américains.
Les Allemands sont très vulnérables à l’empiètement de ce qu’ils considèrent comme leur espace privé ; ils ont l’habitude de fermer les portes. L’Américain laisse les portes ouvertes, les portes fermées lui donnent même souvent le sentiment d’une conspiration dont il est exclu ; lorsqu’il ferme sa porte, le message est clair : je souhaite ne pas être dérangé en ce moment. L’Anglais, lui, n’a pas appris à se protéger des autres par un obstacle matériel ; lorsqu’il souhaite s’isoler, il se tait, tout simplement et attend d’autrui qu’il respecte son silence. Cette différence se marque dans les relations de voisinage : dans les banlieues américaines, elles sont généralement spontanées et fréquentes ; en Angleterre, proximité n’implique pas échange (le fait d’habiter à côté d’une famille ne vous autorise ni à lui rendre visite, ni à lui emprunter un objet).
Beaucoup plus grandes encore sont les différences avec les autres civilisations ! Les perceptions arabe ou japonaise de l’espace en offrent des témoignages frappants, dont voici quelques exemples concrets.
Les Japonais se tiennent à distance les uns des autres dans le dialogue interpersonnel ; ils ont des « bulles » mentales individuelles plus grandes que les nôtres. A l’inverse, le « moi » d’un Arabe est perçu profondément enfoui à l’intérieur de son corps physique ; ils pratiquent un dialogue plus proche que le nôtre, se touchant fréquemment et mêlant leur haleine sans la moindre gêne.
Le mode de repérage des Japonais dans l’espace urbain est très différent du nôtre ; ils donnent des noms aux carrefours, par aux rues. Les forces d’occupation américaines en 45 remédièrent rapidement à ce qu’elles considéraient comme une aberration majeure… Et les Japonais attendirent poliment la fin de l’occupation pour retirer les plaques de rues posées par les Américains !
Les codes qui permettent de déchiffrer l’espace intérieur de la maison traditionnelle japonaise sont radicalement différents des nôtres. Son organisation est polarisée sur deux axes perpendiculaires (du quotidien au sacré et du concret à un symbolisme croissant).La maison japonaise est un accolement de vides, bâtie à la mesure du corps humain : la surface des pièces est modulée sur celle du « tatami » ; l’espace interne est mouvant (pas d’affectations définies des pièces, cloisons légères et coulissantes). Les Arabes détestent aussi être cernés par des murs ; l’espace intérieur qu’ils recherchent doit être vaste, haut et dégagé ; mais ils supportent par contre très bien d’être entourés au sein d’une foule.
Le cas de la perception spatiale en architecture est intéressant à commenter. Quand on parle d’architecture, nous avons coutume de concentrer d’abord notre attention sur l’aspect extérieur des bâtiments, considérés comme un élément essentiel du paysage urbain. C’est le regard de l’historien de l’art, de l’urbaniste, et aussi celui des habitants riverains…
J’ai mis un certain temps à comprendre que ce qui fait la spécificité de l’architecture (par opposition à la peinture ou la sculpture) ce n’est pas cette vision qu’elle offre au regard extérieur : c’est son espace interne tel qu’il est perçu par celui qui le parcourt ; le vide en quelque sorte, où la vie va se dérouler.
« L’architecture est comme une grande sculpture évidée,
à l’intérieur de laquelle l’homme pénètre, marche, vit »
(Bruno Zevi)
Il n’est pas facile d’imaginer cet espace interne à partir d’une représentation plane (même si les plans peuvent être complétés grâce aux outils informatiques qui permettent aujourd’hui de nous faire pénétrer pas à pas dans les méandres d’un espace virtuel construit ; certains bureaux d’architecture nous en ont fait la démonstration en commission de concertation). C’est pourquoi les maquettes sont utiles, mais le changement d’échelle biaise la perception que l’on peut avoir de l’espace tel qu’il sera vécu (j’appréciais cependant beaucoup que certains architectes se donnent le mal de nous en présenter, en complément du dossier de demande de permis).
L’espace territoire
Défense territoriale et défense identitaire sont étroitement liées.
Y a-t-il une différence majeure entre la résistance à l’occupation de son pays par un pouvoir étranger, les querelles de frontières internationales, le contentieux communautaire belge et les conflits urbanistiques de voisinage ? Je ne le pense pas ! Le sentiment de territorialité est profondément ancré en l’homme et on le trouve toujours prêt à se battre au nom de la défense de « son » territoire.
Par contre, l’idée d’une appropriation privée de l’espace est loin d’être universelle ! Elle était étrangère à l’esprit des Indiens d’Amérique ; comme elle l’est encore aujourd’hui aux yeux des Aborigènes d’Australie pour qui la terre est le patrimoine collectif d’un peuple, chaque individu étant appelé à participer à la sauvegarde des sites sacrés chargés de mémoire.
L’organisation spatiale d’un territoire est le reflet de l’organisation sociale. L’espace peut devenir un cristallisateur d’inégalités sociales car il est la projection des rapports sociaux et le support de leur reproduction.
Les populations ouvrières ont été repoussées à la périphérie des villes dans le courant du 20ème siècle ; les nombreux « carrés » ucclois en sont des témoignages encore présents (même si ce sont aujourd’hui des bourgeois qui s’arrachent leurs petites maisons bordant de courtes impasses inaccessibles à l’automobile). On assiste consécutivement à une gentrification des centres urbains (que se réapproprient des populations bourgeoises jeunes et branchées).
Les cités sociales font trop souvent figure de ghettos. Celles de Uccle n’échappent pas à la règle même si elles sont relativement dispersées dans l’espace communal.
Les superficies moyennes des logements à Bruxelles sont le reflet du statut social. Il n’est pas rare de voir des appartements de plus de 200m_ à Uccle. Il n’en sera peut-être plus de même à l’avenir s’il faut apprendre à vivre dans des espaces plus réduits comme c’est déjà le cas à Paris.
Dans les villes l’espace se fait rare. Il prend de la valeur marchande et se vend au plus offrant.
Densifier le tissu urbain par des immeubles de haut gabarit est une façon de réduire la part relative du coût du terrain dans le prix du logement. Cette tendance revient d’actualité après l’ère des « lotissements » de banlieue. Elle peut aussi donner lieu à une spéculation foncière préjudiciable aux politiques sociales (le quartier bruxellois de la gare du midi en est un triste exemple actuel).
L’appropriation de l’espace par les habitants d’un lieu est essentielle ; mais elle ne peut être imposée d’en haut.
« L’appropriation de l’espace par les habitants constitue le facteur décisif
de la réussite finale de toute opération d’urbanisme.
S’approprier un espace consiste à nouer avec lui des relations riches de sens :
on aime s’y retrouver, on sent qu’il vous met en valeur aux yeux de vos proches ou de vos visiteurs,
il perd son anonymat pour devenir « votre » rue, « votre » square favori, « votre » maison.
L’appropriation ne peut se décréter ; elle résulte, plus ou moins vite et plus ou moins intensément,
de la fréquentation répétitive des lieux, de la possibilité de les améliorer un peu
de les marquer par des objets personnels ou par des habitudes de fréquentation ».
Cette citation de l’urbaniste français Jean-Paul Lacaze concerne à la fois l’espace public et l’espace privé. Elle me semble exprimer d’une façon particulièrement juste ce que nous ressentons à tous les âges et à toutes les échelles spatiales (depuis le petit « coin » qui nous est attribué dans un lieu de résidence collectif jusqu’à la dimension de ce que nous considérons comme notre quartier.
Brasilia, la nouvelle capitale monumentale du Brésil, dont le plan symbolique ressemble à un oiseau en vol, a échoué dans sa tentative d’appropriation par ses habitants parce qu’elle n’a pas été conçue à échelle humaine.
L’espace public
L’urbanisme contemporain accorde une importance croissante à la valorisation des espaces publics conçus comme des lieux ouverts à tous et qui se prêtent à la libre rencontre entre citoyens.
L’aménagement de l’espace public urbain a une portée symbolique.
Symbole des monuments marquant les entrées de ville, de ceux identifiant des lieux de mémoire collective, de la valorisation du patrimoine culturel. Symbole de l’importance accordée à l’automobile dans nos villes occidentales ! Et aussi symbole de l’attention accordée par le pouvoir aux différents quartiers d’une commune ; car réaménagé et arboré, l’espace public contribue à la revalorisation d’un cadre de vie.
Son aménagement relève pour une large part des pouvoirs communaux. Mais la Région est responsable des artères principales.
A Uccle cette compétence n’est pas celle de l’échevin de l’Urbanisme ; elle est assumée par l’échevin des Travaux (avec l’habitude d’une consultation régulière des architectes du service de l’urbanisme).
Cet aménagement doit être fonctionnel et offrir un paysage le plus cohérent possible.
Etre un lieu de circulation lisible, qui réponde aux besoins des différents usagers (notamment ceux des piétons, vélos et handicapés) et assure leur sécurité.
Disposer d’un mobilier urbain adapté aux besoins diversifiés des habitants.
Etre agrémenté d’une verdurisation judicieusement placée.
Etre équipé d’un éclairage sécurisant et valorisant.
Il bénéficie grandement de l’apport esthétique d’œuvres d’art.
Je suis personnellement très sensible à l’implantation de créations artistiques en plein air (ce qui les rend beaucoup plus accessibles que dans les musées) ; et donc très scandalisée par le vandalisme dont un grand nombre des œuvres d’Agora Folly ont été victimes à Bruxelles.
Mais le souci paysager ne doit pas faire oublier une des fonctions premières de l’espace public : être un lieu de vie, de socialisation et de convivialité partagée. Tous devraient donc avoir le droit de s’y trouver et d’en jouir.
Il est essentiel de créer des lieux qui attirent la vie ! Des lieux propices aux rencontres et à l’appropriation de la cité par ses habitants. Nous manquons à Uccle de sites qui donnent envie de s’asseoir, de dialoguer, d’escalader, d’expérimenter la ville de manière tactile !
Mal aménagé, l’espace public peut être source d’insécurité objective ou subjective.
La vigilance s’impose face à l’encombrement par les panneaux de signalisation qui entravent le passage des piétons et des personnes à mobilité réduite. Les tags sauvages et les chancres génèrent un sentiment d’insécurité.
L’éclairage est un élément très important à cet égard ; un plan lumière de qualité est en cours de réalisation à Uccle. La vidéosurveillance par caméras, prisée par certains politiques, donne des résultats mitigés.
Une requalification de l’espace public s’impose particulièrement dans les quartiers urbains défavorisés.
Elle témoigne d’une volonté politique de justice sociale. Elle induit une dynamique de rénovation des biens immobiliers privés. Elle contribue à créer un climat plus sûr et plus respectueux des biens collectifs dans le cadre d’une image mentale devenue plus positive. Une telle politique va à l’encontre de la tendance spontanée à privilégier les aménagements de prestige et l’entretien des « beaux quartiers ».
En même temps que les pouvoirs publics témoignent d’un effort soutenu de réaménagement des espaces publics, on voit se développer dans les villes européennes une privatisation partielle (sous des formes diverses et notamment dans les nouvelles unités résidentielles) de portions d’espace public bien délimitées.
A Uccle, on voit se multiplier des « clos », mais très rares sont ceux dont l’accès est interdit par une grille. Cette tendance suscite le débat à juste titre parce qu’elle génère des processus de discrimination sociale, souvent dans une optique sécuritaire.
Une autre question se pose : faut-il ou non que la Commune acquière les voiries réalisées dans le cadre des grands projets de lotissement immobiliers ? En principe la réponse devrait être oui : il n’est pas sain de multiplier l’existence d’espaces privés réservés à quelques privilégiés. Mais la charge de l’entretien de ces nouvelles voiries est lourde pour le pouvoir public ; ce qui explique que, dans la délivrance du permis, certains espaces soient considérés comme relevant de la responsabilité du privé (avec l’avantage d’un travail facilité pour les services publics postaux et de propreté).
« J’aimerais qu’il existe des lieux stables, immobiles, intangibles…
des lieux qui seraient des références, des points de départ, des sources.
Mon pays natal, le berceau de ma famille, la maison où je serais né,
l’arbre que j’aurais vu grandir, le grenier de mon enfance empli de souvenirs intacts…
De tels lieux n’existent pas, et c’est parce ce qu’ils n’existent pas que l’espace devient question … L’espace est un doute : il me faut sans cesse le marquer, le désigner ;
il n’est jamais à moi, il ne m’est jamais donné, il faut que j’en fasse la conquête. »
(Georges Pérec dans « Espèces d’espaces »)