Lors d’un récent colloque organisé par la revue Politique à Bruxelles, la question était posée : « Ecolo est-il (bien) de gauche ? ». La question s’accompagnait d’autres interrogations plus larges : « l’écologie politique (en Europe) est-elle « transpolitique » ? ». La question me fait sourire et m’irrite à la fois : cette sempiternelle ritournelle qui revient ; toujours cette exigence de devoir se définir simplement, sous un regard par ailleurs soupçonneux car la question est bien entendu posée par des militants « de gauche ». Mais de quelle gauche parle-t-on ? C’est sans doute la première question qu’il faut clarifier.

Droite/Gauche : mise en scène d’une politique commune ?

Au risque de simplifier, je dirais que l’on peut distinguer une gauche de gouvernement – comme l’est le PS – et une gauche alternative. Dans les années 90, il y a eu pas mal de propositions parmi les partis socialistes autour de la « troisième voie » ou du « nouveau centre » (Blair/Schröder). Fondamentalement il s’agit de conduire une politique économique et sociale d’adaptation à la nouvelle donne de l’économie mondiale. Sur le plan européen, cette politique se concrétise par la « Stratégie de Lisbonne », décidée en 2000, durant l’unique période en Europe où la gauche était au pouvoir simultanément dans les principaux gouvernements1. Cette stratégie oriente plus qu’on le dit parfois les réformes des marchés menées dans chaque pays européen. Frank Vandenbroucke en a été chez nous le promoteur le plus engagé sous le gouvernement «arc-en-ciel».

Jusqu’ici, les résultats obtenus sont contrastés selon les pays. Le « modèle nordique » se transforme avec une forte dose de privatisation et de mise en concurrence de services publics, tout en conservant des résultats remarquables si l’on en croit les indicateurs de développement humain. Par contre, la transition est plus difficile dans les grands pays industriels : ainsi, par exemple, le succès de l’adaptation de l’industrie allemande à la mondialisation est liée à une dégradation des conditions de travail, de salaire et de revenu pour une part importante des travailleurs2. Tout en ayant donné leur appui à la stratégie de Lisbonne et ayant gouverné ces réformes, les socialistes se retrouvent en difficulté face à la remontée des inégalités. Devant cette situation certains d’entre eux évoquent une situation de crise intellectuelle3. On y ajoutera qu’étonnement, en 2000, l’analyse et les propositions de Lisbonne n’avaient pas intégré la question écologique, ajoutée seulement un an après lors du Sommet de Göteborg. Aujourd’hui, les deux agendas politiques de l’Union – la société de la connaissance comme positionnement de l’économie européenne dans la mondialisation et la transformation écologique des économies – sont menés en parallèle alors qu’ils devraient être plus intégrés et que priorité devrait être donnée à l’écologie. Là-dessus, la gauche n’est pas claire et l’opposition déclarée en Belgique par le PS entre l’écologie bourgeoise et l’écologie sociale est une piètre manœuvre de diversion face à leur propre incapacité à développer une nouvelle politique de solidarité sociale.

D’où le malaise que l’on peut éprouver lorsqu’il s’agit de répondre si Ecolo est bien de « gauche » : quelle politique de gauche ? Le clivage droite/gauche ne se nourrit-il pas davantage aujourd’hui d’une mise en scène de la politique, confortée éventuellement par un système électoral qui polarise les forces, plutôt que d’une confrontation effective de projets qualitativement différents ?

Les Verts : à gauche, à droite ?

A Ecolo, on est à gauche. La question ne se pose pas ; elle est incongrue pour la majorité des militants. Pour autant faut-il le proclamer à tous les coins de rue ? En fait, je suis de ceux qui reçoivent la question de l’appartenance d’Ecolo à la gauche avec suspicion : non seulement parce que je doute de la pertinence du clivage droite/gauche pour analyser les politiques qui sont menées, mais aussi parce qu’elle contient une forte connotation tactique où, dans le contexte politique belge, elle peut viser surtout à nous neutraliser. L’épisode des « convergences de gauche » est là pour nous rappeler que l’intérêt d’Ecolo n’est pas de se subordonner à qui que ce soit.

Ceci étant, l’appartenance d’Ecolo à la gauche peut varier d’intensité selon les critères d’analyse qui sont privilégiés :

1.la (pré)histoire du mouvement vert ;

2.les générations de militants, donc l’évolution des partis verts ;

3.les priorités politiques ;

4.l’électorat des verts ;

5.les coalitions électorales ;

6.et l’évolution des pratiques qui se sont normalisées et banalisées.

Nous illustrons ici notre propos par de brèves références à l’histoire et l’expérience des coalitions.

1.Origine : pour Ecolo et les Verts européens en général, on peut soutenir que la pensée et les premières luttes des écologistes se sont largement construites en dehors d’une bipolarité droite/gauche, même si une majorité de militants qui ont créé les partis verts (y compris moi-même) s’identifie aux valeurs de la gauche radicale, anti-impérialiste, égalitariste, libertaire. La brève histoire des mouvements écologistes transcende le clivage droite/gauche qui ne peut rendre compte à lui seul des caractéristiques des luttes sociales, culturelles et politiques de ces trente dernières années. Ainsi la lutte anti-nucléaire, on le sait en France et en Belgique, n’est pas une lutte de la gauche socialiste ou communiste ; elle est pour autant un des moments fondateurs du mouvement et de la pensée écologistes européens. La lutte pour l’autonomie (la volonté de reprendre ensemble le pouvoir de vivre), la critique des totalitarismes politiques, la critique de la société des objets et de la surconsommation, l’interrogation sur le « progrès », sont autant d’autres mouvements qui ne relèvent pas d’un axe droite/gauche et qui sont au cœur de l’identité de militants écologistes. Par rapport à Marx, l’analyse qui est faite du rapport du capital à la nature et à sa transformation n’est pas réductible au rapport du capital au travail. Disons qu’avec des penseurs comme Illich, Castoriadis, Morin, Moscovici, Gorz et bien d’autres, l’écologie politique s’approprie et renouvelle la critique du capitalisme. Elle a anticipé la crise de la modernité occidentale et a permis aux partis verts créés au tout début des années 80 de rassembler des militants et un électorat soucieux « de faire de la politique autrement » et porteurs d’une nouvelle éthique de responsabilité. Tout cela s’est fait en dehors des mouvements de la gauche traditionnelle quand ce n’était pas contre eux.

2.Générations : les partis verts ont évolué en trente ans ; certains sont restés très alternatifs, d’autres se sont davantage institutionnalisés et sont devenus plus réformistes et pragmatiques. Certains partis verts sont restés plus longtemps que d’autres « single issue » : l’environnement ou le droit des minorités par exemple ; d’autres, comme Ecolo, ont assez rapidement développé un programme plus général et ceux qui ont participé à des gouvernements ont été forcés de s’exprimer sur l’ensemble des questions politiques. Sur les questions socio-économiques, Ecolo défend un programme de modernisation écologique et de solidarité, poussant notamment les socialistes à davantage de cohérence entre leurs discours et leurs actes, notamment sur les questions fiscales.

3.Priorités : aujourd’hui, avec l’aide de quelques rapports internationaux de toutes origines (du GIEC, en passant par la CIA et l’OCDE, jusqu’à la Banque mondiale) et des médias, les écologistes voient leurs priorités politiques reconnues comme décisives par beaucoup d’acteurs dont le monde patronal. L’urgence écologique est telle que forces de droite et de gauche au gouvernement y sont confrontées : ainsi, en France, du pacte écologique de Nicolas Hulot au « Grenelle de l’environnement » (que Jospin et Voynet n’ont pas été à même d’initier entre 1997 et 2002) les diagnostics sont posés et les propositions formulées et en attente de concrétisation. Cette transition peut-elle se faire plus facilement avec des socialistes ou avec des libéraux ? Là encore la réponse, qui devrait être évidente vu le besoin de régulation publique – enjeu de gauche s’il en est – requis par de tels enjeux, ne l’est pas nécessairement au vu des expériences passées de coalition.

4.Electorat : on pourrait soutenir qu’un dépassement partiel du clivage droite/gauche par les écologistes fait partie de son attractivité et a suscité l’intérêt de citoyens qui votaient pour les trois autres familles politiques. Se définir comme étant un parti « ancré dans les valeurs de gauche » (J-M. Javaux) tout en portant des enjeux qui transcendent ce clivage n’est-il pas une manière avantageuse d’agréger des électorats qui dépassent ceux qui sont déjà socialisés à gauche, au profit de combats particulièrement progressistes (que l’on songe aux sans-papiers ou à la fiscalité par exemple) ?

5.Coalition : nos premières coalitions gouvernementales fin des années 90 dans les différents pays européens se sont faites avec la gauche socialiste (Allemagne, France, Italie, Finlande). L’exception belge a été de réunir libéraux et socialistes avec des Verts. Le bilan que nous en avons tiré est pour le moins nuancé. Les coalitions ont été difficiles sur les politiques environnementale et de l’énergie, et nous n’avons pas été en mesure d’influencer suffisamment l’agenda économique et social de ces gouvernements de « gauche ». Le cas le plus exemplaire est sans doute celui de l’Allemagne où les Verts ont été contraints d’approuver l’Agenda 2010 de Gerhard Schröder et les réformes Hartz du marché du travail. Aujourd’hui, les Verts sont dans des coalitions nationales de centre-droit (Tchéquie, Irlande, Finlande) qui sont trop récentes pour en évaluer l’impact. Et la question des coalitions est désormais ouverte en Allemagne (avec la constitution d’alliances locales avec la CDU) même si une majorité des militants verts continue à privilégier une alliance nationale avec le SPD mais qui n’est actuellement plus suffisante pour dégager une majorité.

L’avenir des Verts

La relative bonne santé électorale d’Ecolo en 2007 ne doit pas masquer le fait que la situation est moins réjouissante au plan européen. Après 30 ans d’existence, à l’exception d’un noyau stable de pays, Allemagne, Autriche, Finlande, Luxembourg et Belgique francophone, les Verts existent peu électoralement sur un plan national dans l’ensemble de l’Union (ce n’est cependant pas le même cas de figure au niveaux locaux, à l’image de la France et de l’Italie). Au Parlement européen, nous représentons 5% des élus. C’est évidemment pour nous une situation paradoxale alors que les thèmes de qualité de vie sont prioritaires dans tous les sondages d’opinion.

Quel rôle pour les Verts, dès lors ? Celui d’une avant-garde qui a rempli une fonction d’alerte et de luttes dès les années 70 ? Est-il achevé ? Ou, au contraire, sommes-nous en situation de devenir les acteurs politiques indispensables pour une transition écologique de nos sociétés, trop longtemps repoussée et toujours incertaine4 ?

Comment convaincre davantage ? En retrouvant une plus grande radicalité de propositions et davantage d’une impertinence créative. Cela passe sans doute par une nouvelle génération de militants dont on souhaite qu’ils n’oublient pas les leçons de notre courte histoire.

1Vers une société européenne de la connaissance. La Stratégie de Lisbonne 2000-2010. Presses de l’ULB, 2004

2Pour un bilan récent, voir l’étude publiée par l’Institut syndical européen : Benchmarking Europe 2008.

3Ernst Hillebrand, Entre concepts d’hier et défis d’aujourd’hui : l’incontournable réorientation de la gauche européenne. Friedrich Ebert Stiftung, Paris, Analyses et documents, octobre 2007. Pascal Lamy, Leçons de social-démocratie, Le Monde 2, 27 août 2005

4Voir sur ce sujet « Une vérité qui dérange (certains) : on a encore besoin de l’écologie politique ! », Paul-Marie Boulanger, revue Etopia n°3, 2007.

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