Editions CARHOP, Bruxelles 2008.

Note de lecture rédigée par Irène Kaufer, chercheuse-associée à Etopia.


La grève des femmes de la FN en 1966, pour l’application du principe « A travail égal
salaire égal », reste un moment crucial dans l’histoire sociale de la Belgique, et celle des
luttes de femmes en particulier. Mais qui sait qu’en 1920 déjà, dans la même région
liégeoise, quelque 150 polisseuses sur métaux arrêtaient le travail durant plus d’un mois,
pour défendre la même revendication, pour obtenir finalement des augmentations allant
jusqu’à 20% ? C’est l’un de ces nombreux faits oubliés que l’on peut retrouver dans le livre
de Marie-Thérèse Coenen, « Syndicalisme au féminin, Volume 1, 1830-1940 ».

En 1990, le CARHOP publiait déjà un ouvrage sur le syndicalisme au féminin (1). Mais il se
plaçait surtout du point de vue institutionnel, accordant une grande place aux discours
officiels des syndicats, et beaucoup moins à la parole des femmes elles-mêmes. Or entre le
discours à la tribune et la réalité de terrain, il y a plus que des nuances… Les études de
genre se sont également développées, offrant de nouveaux outils d’analyse sur la place – et
l’invisibilité – des femmes dans l’histoire.

SOUS UN VERRE GROSSISSANT

M-T Coenen a voulu visibiliser les réalités et les luttes des femmes, en mettant « un verre
grossissant sur toutes les traces rappelant leur présence et leurs actions ».
Bourré de détails,
d’anecdotes, d’illustrations et de documents officiels, c’est un dossier de travail précieux
pour celles et ceux qui s’intéressent aux luttes sociales des femmes et plus généralement, à
l’histoire du syndicalisme.

Mais pour pouvoir les mettre sous son verre grossissant, encore fallait-il trouver les
femmes. Or, si elles ont toujours travaillé, comme le rappelle l’auteure d’emblée, leur
nombre a été sous-estimé, à cause de chiffres asexués, alors même qu’elles étaient présentes
partout : commerçantes, vendeuses, domestiques, servantes de ferme, ouvrières du textile,
et même dans les mines, trieuses de surface ou hiercheuses dans les fosses, tirant des
wagonnets de charbon… Partout, en tout cas, où la loi ne le leur interdisait pas, souvent au
prétexte de les « protéger » mais en les écartant, de fait, des postes qualifiés.

Les femmes étaient présentes et elles se battaient, que ce soit pour le droit de vote, pour
l’égalité salariale ou pour de meilleures conditions de travail. Mais pour les découvrir, il a
fallu fouiller dans les archives, avec la volonté acharnée de les découvrir : grâce au prénom
d’une victime de répression ou la profession de grévistes, en tenant compte de la forte
féminisation de certains métiers. Parfois, c’est une photo qui révèle l’implication de femmes
dans une lutte, alors même que les commentaires n’en parlent pas.

LA QUESTION DES FEMMES MARIEES

Les premières formes de syndicalisation entérinent le principe de l’exclusion des femmes
des postes qualifiés. Dans certains métiers, ce sont les travailleurs eux-mêmes qui
s’opposent – y compris par la grève – à l’entrée des femmes à la profession, comme chez les
typographes. Les femmes ne sont pas totalement exclues des métiers de l’imprimerie, mais
comme ailleurs, elles n’ont accès qu’aux postes au bas de l’échelle des qualifications et des
salaires.

Cela commence très tôt. Dès le plus jeune âge, les postes sont le plus souvent séparés,
garçons et filles connaissant des destins très différents : aux premiers l’apprentissage avec
montée dans la hiérarchie et l’échelle des salaires ; aux secondes les tâches d’exécutantes
sans espoir de promotion.

Plus fondamentalement, au sein même des organisations syndicales, c’est leur droit même
à travailler qui est mis en question. Dans le milieu ouvrier, il est normal que les filles,
comme les garçons, s’embauchent pour aider la famille. A l’âge adulte, les célibataires
gardent un statut particulier. Les veuves, elles aussi, récupèrent une certaine légitimité à
l’emploi. Ce sont surtout les femmes mariées, et plus particulièrement les mères d’enfants
en bas âge, qui se doivent de rester au foyer, pour accomplir leur « destin naturel ». Et cela,
même si les termes varient, aussi bien du côté socialiste que chrétien.
Pour le syndicat chrétien, jusque dans les années 1930, et même au-delà, la femme mariée
ne devrait pas travailler. Sa vocation « naturelle », c’est d’être mère et gardienne du foyer.

« C’est sur les genoux des mamans que se forment les grands hommes et les saints », proclamait
un Bulletin de la CSC en 1938. Ces genoux-là devraient être dispensés de travail… en tout
cas professionnel, puisque, jusqu’à l’irruption du féminisme dans les années 70, faire le
ménage n’était pas travailler (2).
Mais voilà : la réalité, déjà à l’époque, c’est que toutes les femmes ne sont pas mariées, et
« sont obligées de pourvoir personnellement à leur subsistance ». Plus gênant encore, dans
certaines familles, le salaire du mari ne suffit pas à assurer la subsistance de tous. Même
mariées, certaines femmes sont donc « obligées de travailler »…
Par conséquent, « réduire le travail des femmes », qui reste quand même l’objectif, doit se faire
avec une extrême prudence, tout en insistant sur « la supériorité de la mission de la femme
mariée au foyer par rapport à une tâche d’ordre professionnel ».
Le syndicat socialiste ne dit pas vraiment autre chose. Ainsi, en 1934-35, plusieurs centrales
socialistes émettent un avis d’où il ressort que le travail des femmes, s’il ne peut être
éradiqué, doit en tout cas être limité à certains postes : que ce soit dans les transports, les
mines, le livre … ou même les services publics. Il ne s’agit pas d’une « hostilité de principe
contre le travail salarié de la femme »,
mais « les oppositions manifestées se justifient pour des
raisons de sécurité, d’humanité et de défense sociale ».
Les « bonnes raisons » contre l’égalité
n’ont jamais manqué, comme aujourd’hui encore…

Cependant, lorsque par leur situation propre ou les besoins du marché du travail, les
femmes ont quand même une activité professionnelle, il s’agit de leur assurer des
conditions décentes et un salaire qui ne rentre pas en concurrence avec celui des hommes.

Donc un salaire égal. C’est ainsi que, paradoxalement, les mêmes organisations qui
contestaient aux femmes le droit de travailler soutenaient la revendication d’égalité des
salaires – à condition toutefois que les femmes se mobilisent pour la réclamer ; alors que les
patrons, eux, appréciaient le travail des femmes, pour leurs « qualités naturelles » (ou
passant pour telles…) mais aussi, parce qu’elles tiraient les rémunérations vers le bas.

DES ORGANISATIONS SPÉCIFIQUES ?

Le livre retrace les premiers pas puis la solidification du syndicalisme, sans jamais perdre
de vue la place qu’y tiennent les femmes et les questions qu’elles posent, comme l’existence
ou non d’organisations féminines spécifiques. La réticence est grande mais le constat est là
: les ouvrières sont plus faciles à toucher dans des sections féminines, animées par des
militantes – qui y tiennent d’ailleurs souvent les mêmes discours que les hommes, que ce
soit par conviction ou par nécessité, pour rester audible….
Entre les deux guerres, quelques figures féministes vont faire évoluer les mentalités,
comme Jeanne-Emile Vandervelde ou Isabelle Blume. Mais, longtemps encore, il restera « normal » de négocier des conventions collectives où le salaire d’une femme expérimentée
ne dépassera jamais celui d’un gamin de 18 ans.

« En retraçant cette histoire nous avons découvert que les travailleuses étaient partie prenante du
mouvement ouvrier et de son action d’émancipation et de solidarité même si, jusqu’à la veille de la
Deuxième Guerre mondiale, ce dernier a eu du mal à le reconnaître et les admettre en son sein »,

conclut provisoirement l’auteure. Après 1945, une autre ère commence. On attend donc
avec intérêt le récit et l’analyse qu’en fera M-T Coenen dans le second volume : « Outils
pédagogiques pour l’histoire du mouvement ouvrier : Syndicalisme au féminin »,
CARHOP 1990.

Selon le titre d’un Cahier du Grif : « Faire le ménage, c’est aussi travailler »

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