Un texte de Raphaël van Breugel, historien UCL et co-auteur avec Olivier Hubert de L’anticapitalisme démocratique (à paraître décembre 2008, Ed. Bénévent)
La crise financière actuelle charrie quotidiennement son lot de nouvelles, souvent mauvaises, parfois catastrophiques. Tout le monde s’accorde aujourd’hui pour affirmer que la situation est très grave, que le krach est tout proche, que l’économie mondiale est au bord de la banqueroute…Il aura donc fallu attendre que la crise soit très visible, qu’elle contamine l’économie réelle, qu’elle touche l’ensemble des marchés financiers de la planète, pour que la plupart des analystes financiers et économistes admettent l’imminence d’une faillite possible de l’ensemble du système, et pour que les autorités se décident enfin à réagir. Ils n’auront donc rien compris, rien anticipé, rien prévu, à cette déflagration en préparation depuis plusieurs années.
En 2006, les nouvelles étaient plutôt bonnes, voire euphoriques. La plupart des analystes affirmaient que l’économie était en forme, que les fondamentaux étaient bons, que l’immobilier allait continuer son mouvement haussier, que les bourses mondiales se dirigeaient inéluctablement vers des sommets vertigineux. Ils étaient peu nombreux à percevoir les premiers signes de tension, à mettre en garde contre cette « exubérance irrationnelle ». Mais en période de croissance continue et, croit-on, ininterrompue, personne n’aime les Cassandre. L’heure n’est décidément pas à la réflexion. Il faut agir, acheter, participer coûte que coûte à ce mouvement qui enrichira tout le monde.
En 2007, alors que les premiers signes concrets des tensions à venir voient le jour aux Etats-Unis, les mêmes analystes ne s’en inquiètent guère. La croissance est toujours au rendez-vous, l’économie réelle (un qualificatif qui commence à être utilisé abondamment ; il existe donc une économie irréelle !) est en forme, et de toute manière les fondamentaux sont toutjours aussi bons. L’immobilier montre des signes évidents d’essoufflement mais nos analystes prévoient un atterrissage en douceur, nouvelle métaphore abondamment relayée dans la presse financière et économique, ce qui signifie en langage d’analystes financiers stagnation à la même altitude, et qui signifie en langage simple et populaire perte d’altitude et retour à la case départ. Du côté des bourses, les nouvelles sont contrastées ; elles font du yo-yo, nouvelle expression imagée pour signifier que les marchés sont très volatils et risquent de piquer du nez à chaque mauvaise nouvelle. En 2007, les Cassandre de 2006 se font davantage entendre mais leurs analyses sont jugées pessimistes et non conformes aux données fournies par « l’économie réelle ». Les Cassandre entretiennent l’inquiétude et les marchés n’aiment pas les gens inquiets.
Et puis, en 2008, la situation se dégrade encore aux Etats-Unis. La chute de l’immobilier est beaucoup plus soutenue que prévu. Les marchés paniquent, les bourses ont peur, les banques sont touchées. Certaines d’entre elles font faillite ou voient leur capitalisation boursière fondre comme l’Arctique en période de réchauffement climatique. « L’économie réelle » commence à être touchée dans son ensemble. Les analystes financiers, qui n’avaient rien vu venir, adoptent maintenant le langage des Cassandre. Le spectre de la Grande Dépression qui a suivi le krach boursier de 1929 refait surface. Ils relayent maintenant les analyses des Cassandre et amplifient l’inquiétude en dénonçant aujourd’hui des pratiques qu’ils avaient encensées hier. Il faut à tous prix sauver le système financier américain, sans quoi l’économie mondiale entrerait inéluctablement dans une longue période de récession…
Aujourd’hui, les analystes se félicitent de l’action des banques centrales, applaudissent l’intervention de l’Etat et approuvent la volonté de (re) réguler un système devenu fou, opaque et incompréhensible pour l’ensemble d’entre eux. Pourfendeurs de l’Etat, quand il envisage de taxer (un minimum) les bénéfices liés à l’activité boursière, ces analystes considèrent aujourd’hui l’Etat comme un bienfaiteur dont l’action est nécessaire et salvatrice. En somme, l’Etat est un voyou quand il prend l’argent des riches, et un ange quand il utilise l’argent de tous les contribuables pour sauver un système mis en branle par quelques-uns. Le plan de sauvetage du gouvernement américain inaugure une nouvelle forme de capitalisme, où les profits seront toujours privatisés et les pertes toujours mutualisées, un système dans lequel le capital est toujours gagnant, et la collectivité toujours perdante. Au lieu de se féliciter de ce plan de sauvetage, ne peut-on pas se demander si celui-ci est juste et approprié ? Ne va-t-il pas dédouanner les responsables de leurs actes ? Ne donne-t-on pas au marché un message d’impunité ? … Beaucoup d’analystes, une fois de plus, restent muets face à ces interrogations. Le plan américain est la seule solution de relance possible, croient-ils aujourd’hui. Demain, ils se rendront compte que ce plan n’aura contribué qu’à appauvrir l’Etat sans relancer l’économie. Et si pour une fois, l’Etat remboursait les dettes des gens, plutôt que celles des banques. A côté de la déroute du secteur bancaire, cette crise marque aussi la débâcle des analyses des spécialistes.