Philippe Van Parijs est philosophe et professeur ordinaire à la Faculté des sciences économiques, sociales et politiques de l’Université catholique de Louvain, où il anime la Chaire Hoover d’éthique économique et sociale. En 1986, il a co-fondé le Basic Income European Network (BIEN). Il coordonne, avec Kris Deschouwer, le groupe Pavia.
L’écologie politique, entend-on souvent, ne se réduit pas à la protection de l’environnement. Mais en quoi consiste le surplus ? S’agit-il d’autre chose que de quelques idées vaguement mystiques ou d’un fatras disparate de propositions ponctuelles2 ?
Au delà de l’environnementalisme :
« écologie radicale » et « écologie profonde »
Que les pollueurs – ou leurs assureurs – soient les payeurs, et les pollués – ou leurs héritiers – les payés, et le problème écologique sera résolu. Bien sûr, même si l’on dispose de toutes les informations et de tous les instruments requis pour pouvoir suivre cette maxime à la perfection, même si l’identification des causes et l’évaluation des dommages ne sont entachées d’aucune incertitude, il restera de la pollution. Mais ce sera le niveau de pollution optimal, celui que, s’exprimant à travers les décisions de ses membres, la collectivité estime valoir la peine de s’imposer eu égard à la consommation dont il est la contrepartie – et non plus le niveau absurdement élevé qu’elle subit inévitablement aussi longtemps que les agents économiques ne paient pas le vrai prix de ce qu’ils consomment. Bien sûr aussi, l’incertitude, les coûts qu’entraînent la collecte des informations et l’exécution des décisions sont souvent tels que la maxime est inapplicable. Il faut alors recourir à des pis-aller, comme l’imposition de normes ou de taxes permettant d’induire très approximativement les comportements de consommation et de production qu’une parfaite application de la maxime – une pleine « internalisation des externalités » – aurait eu pour conséquence. Et normes et taxes, bien entendu, devront être inlassablement réajustées de manière à tenir compte tant d’effets nouvellement produits que d’effets nouvellement connus. Le résultat est alors très imparfait, mais le monde réel n’a pas la pureté d’un modèle mathématique. Et puisque c’est dans le monde réel qu’ils vivent, les écologistes auront tout lieu de s’estimer satisfaits lorsque ce résultat – inévitablement précaire – aura été atteint.
C’est du moins là ce que disent beaucoup de ceux qui appréhendent le mouvement écologiste de l’extérieur. Si l’on se met à l’écoute des principaux maîtres à penser du mouvement écologiste, ce qu’on entend est très différent. Ils ne nient certes pas la grande importance d’« internaliser les externalités environnementales », c’est-à- dire de faire payer les nuisances par ceux qui les causent (du trou dans la couche d’ozone aux détritus sur mon trottoir), et ainsi de décourager ou d’abolir entièrement des manières de consommer ou de produire qui ne valent pas les dommages qu’elles entraînent. Mais, disent-ils, à supposer même que l’on puisse atteindre pleinement cet objectif, on n’aurait pas encore touché à ce qui fait l’essentiel du mouvement écologiste, son originalité foncière, son importance historique.
Ainsi, Ivan Illich et ceux qu’il inspire opposent souvent au mouvement écologiste établi, qui poursuit en gros l’objectif décrit plus haut, ce qu’Illich appelle parfois l’écologie radicale3. Le problème fondamental de la société industrielle, pour lui, est le problème de la rareté. Bien loin d’y remédier, la société industrielle a créé la rareté en défaisant les règles qui bridaient nos ambitions et régulaient l’usage des communaux. Le management environnemental que propose l’écologie établie ne fait que transformer une part toujours croissante de l’environnement en ressource, étendant ainsi toujours davantage le règne de la rareté. Pour s’attaquer à la racine du problème, il nous faut élaborer une stratégie profondément différente – l’écologie radicale -, dont les contours restent certes flous, mais pas au point de pouvoir la confondre avec la simple internalisation des externalités.
De même, Arne Naess et le vaste mouvement qui se revendique de lui opposent à l’écologie superficielle, qui se confond avec la poursuite de pareille internalisation, ce qu’ils aiment appeler l’écologie profonde4. L’écologie superficielle participe du préjugé anthropocentrique qui sous-tend toute la pensée éthique occidentale: l’homme est la fin de l’Univers, et l’écologie n’a d’autre but que de contribuer à une gestion optimale des ressources de la Terre au service des intérêts à court et à long terme de la seule espèce humaine. L’écologie profonde, en revanche, substitue à ce préjugé anthropocentrique une vision « écocentrique », ou encore un «égalitarisme biosphérique», qui ne réserve pas le monopole de la pertinence éthique aux intérêts de notre espèce. La Nature a une valeur morale intrinsèque, indépendamment de la valeur utilitaire ou esthétique qu’elle revêt pour nous. L’écologie profonde exige que nous en tirions toutes les conséquences. Ici encore, les implications concrètes sont loin d’être évidentes. Le contraste avec un simple management environnemental n’en est pas moins évident.
Troisième option: le triangle de Kolm
Pour des raisons que j’ai partiellement développées ailleurs5 – et sur lesquelles je reviendrai brièvement plus loin -, ni l’écologie radicale d’Illich ni l’écologie profonde de Naess ne sont susceptibles d’offrir une philosophie politique écologiste irréductible à un simple environnementalisme, c’est-à-dire une véritable justification de revendications écologistes allant au delà de la simple internalisation d’externalités. Je me propose ici d’esquisser une troisième option et d’explorer les difficultés qu’elle soulève. L’idée centrale de cette troisième option s’apparente à des idées popularisées par Kenneth Boulding, par André Gorz, par Serge Kolm, mais je ne prétends pas ici en défendre la conformité à la pensée de ces auteurs. Je la formulerai dans la version qui me semble la plus plausible et m’efforcerai de prendre au sérieux les objections les plus fortes qu’on peut lui faire.
Selon cette troisième vision, l’écologie politique est la doctrine qui s’articule sur la critique de la société industrielle et prétend, sur cette base, offrir un projet global de société, comparable et opposable aux deux grandes idéologies de l’ère industrielle: le libéralisme et le socialisme. Ce projet s’inscrit dans le «sens de l’histoire», dans la trame des possibilités et nécessités objectives définies par l’évolution des sociétés industrielles. Plus précisément, l’écologie politique, dans cette perspective, est la tentative de saisir la réalité apparemment déplorable des limites rencontrées par la croissance, comme une chance d’orienter la société dans la direction qui lui semble la bonne, d’infléchir sa course dans le sens de son projet.
Une conjecture simple quant à la nature de celui-ci peut être formulée à l’aide de ce que j’appellerai le triangle de Kolm6. Il s’agit d’un triangle équilatéral dans lequel peuvent être localisées toutes les sociétés existantes et possibles. La distance de chaque point aux côtés 1, 2 et 3, rapportée à la hauteur du triangle, y représente la proportion des activités productives d’une société – ou, plus généralement, la proportion du temps de ses membres – qui prend place respectivement dans la sphère marchande – le «secteur privé» -, dans la sphère étatique – le « secteur public » – et dans la sphère autonome – définie par la négation des deux autres. Le travail d’un comptable d’IBM et celui d’un cireur de chaussures philippin se situent dans la sphère marchande. Celui d’un policier communal ou d’un concierge de l’ONU relève de la sphère étatique. Celui que j’effectue lorsque je tonds ma pelouse ou donne mon sang appartient à la sphère autonome7. Les cas purs – sociétés intégralement marchande, totalement étatisée et parfaitement autonome – correspondent bien sûr aux trois angles du triangle.
Le triangle de Kolm
Cette représentation met en lumière que ce qui est habituellement présenté comme le débat politique essentiel – plus d’Etat ou plus de marché? – ne concerne que la position de la société le long d’une dimension: l’axe horizontal du diagramme. Dès que l’on prend conscience de la dimension verticale, on se rend compte que les visions libérale et socialiste n’impliquent pas seulement la promotion de l’importance relative du marché ou de l’Etat au détriment, respectivement, de l’Etat et du marché, mais aussi au détriment de la sphère autonome. Et on se rend compte du même coup qu’il y a place pour une troisième vision, symétrique des deux premières, qui implique la promotion de l’importance relative des activités autonomes, au détriment des activités marchandes comme des activités étatiques. Cette troisième vision pourrait être, précisément, l’écologie politique. Pas plus que les deux premières, cette troisième vision ne considère comme possible et désirable d’acculer la société dans un des angles du triangle. Comme les libéraux et les socialistes, les écologistes peuvent reconnaître que l’optimalité exige une combinaison de composantes marchande, étatique et autonome. Mais cela n’empêche nullement leur position de se distinguer aussi nettement des positions libérale et socialiste que celles-ci se distinguent l’une de l’autre8.
Pareil projet entretient-il un rapport étroit avec les limites de la croissance, sur la réalité desquelles il prétend s’appuyer ? Cela semble manifeste. Car le produit national brut (exprimé en termes réels), ce dont on identifie habituellement l’augmentation à la « croissance », n’est rien d’autre que le produit de la sphère hétéronome, l’ensemble des biens et services produits pour le marché ou dans le cadre de l’Etat9. Si la croissance ainsi conçue rencontre des limites, alors que la productivité du travail – le nombre d’heures requis pour produire un PNB donné – continue d’augmenter, il est clair que le temps passé dans les sphères marchande et étatique devra décroître et que l’importance relative de la sphère autonome devra augmenter. Dans cette vision des choses, les contraintes objectives que nos sociétés rencontrent nous forcent à faire plus de place à un type d’activité qu’il est indépendamment désirable de développer, en raison par exemple des relations humaines fraternelles, des « solidarités chaudes » qu’il permet de préserver, d’un enracinement dans le terroir qu’il restaure, face à la mobilité géographique induite par la société industrielle. Les limites de la croissance offrent une chance qu’il s’agit de saisir, en imaginant des mesures et en organisant un mouvement qui rendent politiquement faisable ce qui est à la fois objectivement nécessaire et subjectivement désirable.
Une notion ambiguë : les limites de la croissance
Ce tableau ne manque pas d’élégance. Il articule étroitement l’écologie politique sur des revendications de type « environnementaliste », tout en en faisant un projet de société doté d’un contenu spécifique. Et il donne un sens au slogan selon lequel l’écologie politique n’est « ni à gauche, ni à droite », sans pour autant réduire celle-ci à un faisceau de revendications sectorielles ni à un insipide « juste milieu ». Il est, à vrai dire, si attrayant que je m’y suis longtemps laissé prendre10, mais n’en repose pas moins sur une confusion fatale, qu’il est important de dissiper. Cette confusion se révèle dès lors que l’on exige une réponse claire et précise à la question de savoir en quoi consistent les limites de la croissance.
A technologie et stock de capital donnés, des ressources naturelles limitées ne peuvent manquer de conduire à une baisse de la productivité et, par suite, de la production, à mesure que les producteurs se voient forcés de substituer aux matières premières qu’ils utilisaient jusque là d’autres matières premières de qualité moindre ou d’accès plus difficile11. Pour que ceci se produise, il ne faut du reste pas qu’il y ait croissance. Il suffit que le niveau d’utilisation d’une ressource non renouvelable soit positif, ou que celui d’une ressource renouvelable excède le rythme de son renouvellement. Mais le fait que ce niveau croisse de manière exponentielle – c’est-à-dire à un taux constant – implique bien sûr que cette détérioration de la productivité s’effectuera beaucoup plus tôt et plus rapidement12. Certains contesteront, progrès technique à l’appui, qu’on n’en arrive jamais là. Mais peu importe ici. Car ce n’est certainement pas de pareille décroissance forcée, induite par une baisse de la productivité, qu’il peut avoir été question dans le tableau brossé plus haut. C’est en effet dans l’interstice entre une production totale stagnante (voire décroissante) et une productivité croissante que le projet de l’écologie politique s’insérait.
Les limites de la croissance auxquelles le tableau faisait référence ne peuvent-elles pas être interprétées autrement: comme les limites que nous nous imposons à nous-mêmes, précisément pour éviter d’être un jour confrontés à la décroissance forcée dont il vient d’être question – ou d’y acculer nos enfants ou nos petits-enfants ? Bien entendu, si nous avions pour exigence de laisser à la génération qui nous suit un stock de ressources naturelles strictement équivalent à celui que nous a légué la génération qui nous précède, nous devrions nous interdire toute utilisation nette de ressources naturelles (c’est-à-dire déduction faite d’un éventuel recyclage) qui excède le rythme de leur création. Autant dire que nous devrions alors réduire drastiquement non seulement le taux de croissance de notre production, mais son niveau absolu. L’équité à l’égard des générations futures n’en demande cependant pas tant. Il semble en effet raisonnable d’admettre que ce qu’il importe de ne pas détériorer, c’est le potentiel productif total, et non celui qui dérive spécifiquement du stock des ressources naturelles. Réduire celui-ci est dès lors légitime dès le moment où cela va de pair avec un progrès technique et/ou une accumulation de capital qui permettent à la productivité du travail de se maintenir au moins constante13.
Une autolimitation guidée par ce critère garantirait-elle la réduction du taux de croissance invoquée plus haut dans la caractérisation du projet de l’écologie politique ? Malheureusement pas, car de deux choses l’une. Soit le taux d’accroissement du potentiel productif total est positif, l’épuisement des ressources naturelles étant plus que compensé par des innovations et des investissements. Alors le critère n’implique en rien qu’on limite la croissance. Soit ce n’est pas le cas: nos modes de consommation et de production entraînent une telle utilisation des ressources naturelles que l’épuisement de celles-ci n’est pas compensé par le progrès technique et l’accumulation du capital. Nous sommes alors dans une situation de décroissance forcée, qui n’offre par elle-même, comme indiqué plus haut, aucune marge de manoeuvre pour le projet écologiste. Une stratégie de limitation volontaire de la croissance ne pourrait-elle précisément pas, dans un tel contexte, fournir cette marge de manoeuvre ? Nullement. Car plutôt que de réduire davantage la croissance de la production, voire son niveau absolu, il est manifestement plus adéquat de réorienter une part de la production des biens de consommation vers les biens d’investissement, de telle sorte que l’accumulation de capital soit suffisante pour maintenir le potentiel productif malgré l’épuisement des matières premières; et surtout de promouvoir la préservation des ressources naturelles en en augmentant le coût par une politique de taxation différenciée. Après un réajustement, la croissance pourrait alors se poursuivre selon une trajectoire moins onéreuse en ressources naturelles, et donc plus susceptible de permettre un maintien, voire une augmentation graduelle, du potentiel productif global, étant donné les niveaux de progrès technique et d’accumulation. L’effet sur la croissance, dans ce cas, serait certes négatif, mais il serait nécessairement associé à une baisse correspondante de la productivité du travail, n’engendrant donc aucun interstice dans lequel le projet écologiste d’expansion de la sphère autonome puisse s’insérer.
Croissance freinée, conflits aiguisés ?
S’en suit-il que ce projet soit illégitime ou impossible ? Certes non. Mais la prise en compte de ce qui vient d’être dit rend impossible d’asseoir confortablement ce projet sur les limites incontournables de la croissance, que celles-ci soient entendues comme une décroissance forcée ou comme l’autolimitation que le souci des générations futures nous impose. Si le projet d’expansion de la sphère autonome est défendable, il doit être défendu comme un choix délibéré que ne soutient aucune nécessité, comme une limitation volontaire du PNB allant plus loin que ce à quoi les « limites de la croissance » nous contraignent. Un tel choix est-il défendable ?
Il a en tout cas toutes chances de susciter les plus vives réticences de la part de ceux qui se soucient de justice distributive14. Ne faut-il pas s’attendre, en effet, à ce qu’il ait pour conséquence une accentuation notable des inégalités ? Si la croissance n’aboutit pas uniformément à réduire les inégalités – loin s’en faut -, les périodes de croissance nulle ou de décroissance que nous avons connues ont pour leur part abouti à creuser considérablement les inégalités de revenus et, en particulier, aux Etats-Unis, les inégalités raciales15. Ce qu’enseignent les données empiriques rejoint du reste ce que suggère la réflexion théorique. A mesure que l’on s’approche d’une croissance nulle, en effet, n’est-il pas probable qu’éclatent des conflits distributifs de plus en plus aigus, l’amélioration du sort de quiconque impliquant désormais la détérioration du sort de quelqu’un d’autre. A strictement parler, certes, cette suggestion est incorrecte. Le revenu d’une personne peut se modifier au cours de son cycle de vie. Et dans une société où le revenu du défunt moyen excède celui du nouveau-né moyen, il est parfaitement concevable, même sans déclin démographique, que le revenu de chaque personne augmente d’année en année alors que le revenu total reste constant, voire baisse d’une année à l’autre. S’il y a croissance nulle du revenu agrégé, il n’est donc pas pour autant inconcevable que chaque individu puisse prospérer d’année en année. La croissance nulle exclut en revanche que chaque famille ou, ce qui est plus important, chaque région ou chaque pays, puisse voir son revenu augmenter simultanément. Et il ne servirait à rien de nier que, toutes choses égales par ailleurs, les conflits tendent à être plus aigus lorsque la somme à partager stagne ou se réduit que lorsqu’elle augmente d’année en année. Comment croire que cet aiguisement des conflits puisse faire l’affaire des plus démunis ?
Ni dans sa version empirique, ni dans sa version théorique, cette argumentation ne justifie cependant les réticences qu’elle inspire. Que les faits révèlent de fortes corrélations entre décroissance de la production et renforcement des inégalités n’a pas à émouvoir ceux qui promeuvent l’expansion de la sphère autonome. Car la raison de cette corrélation est claire. Le mode d’organisation des sociétés capitalistes avancées est tel que celles-ci réagissent à tout fléchissement de la croissance par le rationnement des emplois – plutôt que, par exemple, par une réduction égale du temps de travail de chacun. C’est la baisse substantielle du revenu de ceux qui sont contraints au chômage qui entraîne un accroissement important de l’inégalité des revenus. Pareil effet n’est cependant extrapolable qu’à des arrêts de la croissance induits par des fluctuations de la demande, et non à une réduction de la croissance collectivement décidée et réalisée par une action sur l’offre de travail. L’instrument le plus approprié est ici le découplage partiel et graduel du travail et du revenu, de la contribution à la croissance et de la participation à ses fruits – un vaste éventail de mesures dont l’instauration d’une allocation universelle est l’instance paradigmatique. Plutôt que de créer du chômage involontaire très inégalement réparti par une restriction de la demande de travail, on crée ainsi, en réduisant la pression à prester du travail rémunéré, un chômage volontaire réparti plus ou moins également selon la modalité exacte du découplage proposé. Comme c’est bien entendu à une politique de ce type – et non à une restriction aveugle de la demande effective – que l’on doit songer pour fournir un substrat institutionnel à l’expansion de la sphère autonome, la corrélation observée entre décroissance de la production et renforcement des inégalités s’avère sans pertinence aucune.
Mais qu’en est-il alors de la version théorique de l’argument ? Même si l’on ne peut faire d’inférence directe de l’expérience passée, ne reste-t-il pas plausible qu’en freinant la croissance de la taille du gâteau à partager, on rend nécessairement les conflits distributifs plus aigus qu’ils ne le seraient autrement ? Plausible peut-être, mais incorrect. Car d’abord il se peut que ce soit, paradoxalement, en maintenant la croissance de la production en deçà de la croissance de la productivité via une réduction de l’offre de travail, que l’on permette la croissance de la productivité, et ainsi de la production elle-même. Cette proposition, qui peut paraître sibylline, est un corollaire des arguments économiques récemment développés en faveur de l’allocation universelle16. Sans entrer ici dans le détail, ces arguments invoquent plusieurs mécanismes à travers lesquels l’attribution ex ante d’un revenu inconditionnel à chaque citoyen permet à une économie de marché de fonctionner de manière plus souple, moins crispée qu’elle ne le pourrait autrement. Et ceci, dans le contexte technologique actuel, constitue un avantage décisif. Certes, à court terme, il y aurait moyen d’accroître davantage la production en couplant plus étroitement le travail et le revenu, mais c’est au prix d’une rigidité et d’une crispation accrues, qui affectent fortement la productivité et, par là, la production à plus long terme. C’est le maintien du gâteau en deçà de sa taille maximale – statiquement parlant – qui permet à ce gâteau de continuer à croître, voire simplement de se maintenir – dynamiquement parlant.
En outre, et ce n’est pas moins important, une moindre croissance du PNB, c’est-à-dire du produit de la sphère hétéronome, ne signifie pas pour autant une moindre croissance du «gâteau» à partager, en un sens couvrant l’ensemble des déterminants du bien-être matériel. Non seulement, l’expansion de la sphère autonome implique que davantage de biens et services y sont produits. Mais une amélioration sensible de la qualité de la vie peut résulter par exemple d’une densification des relations de voisinage ou d’une moindre concentration de la population dans les grandes métropoles, elles-mêmes engendrées par le découplage partiel du revenu et de l’emploi et la réduction de l’emprise de la sphère hétéronome qui lui est associée. Dans ces conditions, il est loin d’aller de soi qu’en réduisant, même à long terme, le taux de croissance du PNB, on rende nécessairement les conflits distributifs plus aigus qu’ils ne l’auraient été. Un PNB plus élevé peut aller de pair avec un bien-être matériel total moindre dont le partage occasionne des luttes plus âpres et des frustrations plus profondes.
Promouvoir la sphère autonome: une politique discriminatoire ?
Ainsi donc, entendu comme une limitation délibérée de la croissance permettant l’expansion de la sphère autonome, le projet écologiste est à la fois privé de l’appui trop facile que paraissaient offrir les «limites de la croissance», et protégé contre le rejet trop facile que semblaient autoriser ses implications distributives. Mais il lui manque toujours une justification. Bien sûr, les mesures requises pour freiner la croissance de la production de manière à favoriser l’expansion de la sphère autonome ont toutes chances d’être accueillies avec sympathie, intérêt, enthousiasme même, par ceux et celles qui privilégient la libre disposition de leur temps par rapport à l’ampleur de leur consommation, par celles et ceux qui valorisent les coopératives, la qualité du travail, les activités non lucratives, l’activité au foyer, la vie associative. Mais tous ne partageront pas cette attitude. On ne pourra freiner la croissance de la sphère hétéronome sans porter atteinte aux intérêts de ceux qui profitent le plus de ses fruits et/ou accordent à ceux-ci la plus grande importance. Que les mesures requises pour assurer l’expansion de la sphère autonome suscitent à juste titre l’hostilité de certains ne constitue certes pas une objection décisive à leur encontre. Mais cela rend nécessaire, dans le contexte du débat public caractéristique d’une société démocratique, de développer une argumentation en termes d’équité. Un projet politique n’est défendable dans ce contexte que si l’on dispose d’arguments susceptibles d’établir qu’il est équitable, qu’il n’opère pas de discrimination arbitraire entre citoyens. Or, des mesures favorisant systématiquement l’expansion de la sphère autonome au détriment de la sphère hétéronome – subsidiant celle-là par celle-ci à travers un découplage partiel du travail et du revenu – ne sont-elles pas manifestement discriminatoires, en ce qu’elles favorisent résolument ceux qui portent aux activités autonomes l’intérêt le plus marqué ?
La question de la justification de telles mesures est intimement liée à celle des fondements éthiques de l’allocation universelle, puisque celle-ci n’est rien d’autre que la manière la plus simple et la plus systématique dont l’expansion de la sphère autonome peut être promue. Cette question est à la fois plus importante et plus difficile que je ne le croyais. Plus importante, parce que la possibilité de démontrer la justice d’une réforme sociale majeure – plutôt que de se contenter de mettre en exergue un ensemble de conséquences jugées bénéfiques – me semble aujourd’hui une condition nécessaire de sa faisabilité politique. Plus difficile aussi, parce que le fait que l’allocation universelle soit donnée inconditionnellement à tous est loin de suffire pour que l’on puisse en conclure qu’il s’agit d’une mesure non-discriminatoire. Cette question étant trop complexe pour être traitée ici17, je me bornerai, très dogmatiquement, à énoncer la conclusion à laquelle je suis, au moins provisoirement, arrivé: il est possible de démontrer le caractère équitable, non-discriminatoire d’une promotion systématique de la sphère autonome par l’introduction d’un revenu inconditionnel dans des sociétés relativement aussi opulentes et diverses que la nôtre, mais pas de la promotion maximale de cette sphère18.
C’est précisément cette possibilité qui fait de l’écologie politique ainsi entendue un projet viable dans une société démocratique, alors que l’écologie radicale et l’écologie politique, aux sens précisés en commençant, n’en sont pas. Se libérer d’une appréhension du monde extérieur comme un réservoir de ressources, et a fortiori du souci de distribuer équitablement les ressources, comme le voudraient Ivan Illich et ses disciples, c’est refuser les termes mêmes du discours dans lequel les prétentions d’équité peuvent et doivent s’exprimer. Exiger un respect pour la Nature comme telle, indépendamment de l’intérêt que celle-ci présente pour l’homme, comme le voudraient Arne Naess et le courant de pensée qu’il a suscité, n’a pas d’autre poids, dans une société pluraliste, que le respect qu’une communauté de croyants exige pour son Dieu: décisif s’il s’agit de déterminer le sens de sa vie ou la source de ses engagements, nul dès que l’on quitte le domaine de l’éthique privée pour établir par le débat public les règles qu’il est équitable que la société impose à tous ses membres19.
Ecologie / autonomie : une liaison passagère ?
Résumons-nous. Environnementalisme, management environnemental, internalisation des externalités ne sont pas secondaires, ni obsolètes, ni en perte de vitesse. Ils n’ont pas toujours été de la première importance, mais le sont aujourd’hui et ont toute chance de le rester aussi longtemps que l’humanité vivra. D’abord limitée à quelques groupes marginaux, la prise de conscience de cette importance se généralise aujourd’hui très rapidement, atteignant massivement les institutions de recherche, de formation, d’information, de décision. Il était grand temps. Il est encore grand temps, car nombreux sont les domaines, les niveaux, les régions, les couches de la société, où le bon sens n’a pas encore fait valoir tous ses droits, où l’on ignore encore, ou fait mine d’ignorer, des externalités majeures. La question posée dans cet article n’est pas de savoir si le combat environnementaliste a encore un sens. Il est évident qu’il en a plus que jamais, et il en aura – malheureusement – toujours plus. Mais une fois qu’a eu lieu la prise de conscience, certes toujours incomplète, et qu’ont été mises en places un certain nombre d’institutions de base, certes toujours imparfaites, un mouvement de lutte contre les atteintes à l’environnement ne peut prétendre à un statut ne fût-ce que lointainement comparable à celui du mouvement socialiste ou du mouvement libéral. Il a le même statut que tout autre mouvement de lutte sectoriel, par exemple contre l’insécurité urbaine ou la discrimination linguistique. L’avenir de l’environnementalisme est aussi précaire comme mouvement qu’il est assuré comme préoccupation. Si le mouvement écologiste prétend être porteur d’autre chose, de quoi peut-il s’agir ? C’est à cette question que cet article a tenté de proposer une réponse.
Cette réponse, on ne peut la trouver ni du côté de l’« écologie radicale » d’Illich, ni du côté de l’« écologie profonde » de Naess, mais bien – c’est ma thèse – dans la notion d’expansion de la sphère autonome, de limitation délibérée de la croissance en vue d’accroître la part du temps social consacrée à des activités ne relevant pas (ou pas pleinement) du règne du marché ni de celui de l’Etat. Ce projet peut être nettement contrasté avec les projets définissant la gauche et la droite conventionnelles – c’est ce que représente élégamment le triangle de Kolm. Ses implications distributives n’ont rien d’inquiétant. Au contraire, l’équité des mesures de découplage partiel entre revenus et ressources qui doivent permettre de le réaliser constitue précisément un avantage décisif de cette troisième option sur les deux premières. Ce projet, cependant, ne peut pas s’adosser confortablement à une quelconque nécessité de limiter la croissance pour des raisons écologiques. Mais y a-t-il alors encore un lien non fortuit avec la problématique « verte »? Quel titre ce projet a-t-il à se revendiquer de l’écologie politique ?
Une des constantes les plus nettes manifestées par le débat européen sur l’allocation universelle est qu’avec les chrétiens de gauche et les socialistes libertaires, ce sont les écologistes qui ont été les plus réceptifs à l’idée de découpler partiellement le travail et le revenu, plusieurs partis verts inscrivant du reste l’allocation universelle dans leur programme socio-économique. Pourquoi ? Peut-être en partie pour des raisons stratégiques: si l’on veut percer une brèche dans la grande coalition productiviste associant étroitement la croissance du PNB et la défense de l’emploi, il est essentiel de mettre en place des institutions qui permettent d’avoir dignement accès à un revenu sans emploi, diminuant ainsi l’allégeance automatique de la gauche à l’objectif de croissance20. Il est cependant difficile d’imaginer comment le souci prioritaire de l’environnement ou des ressources naturelles pourrait nourrir un plaidoyer pour un découplage entre travail et revenu, plutôt que pour un recouplage du revenu avec des activités moins négatives, voire positives pour l’environnement.
La véritable explication de l’association factuelle entre le projet d’expansion de la sphère autonome et les préoccupations écologiques me semble être tout autre. L’incapacité de notre environnement à digérer sans séquelles graves les sous-produits de nos activités de production et de consommation est une mauvaise nouvelle pour tous, mais particulièrement pour ceux qui attachent aux fruits de cette production, aux objets de cette consommation la plus haute importance. Ce sont ceux-là qui ont mis le plus de temps à entendre cette mauvaise nouvelle et à en tirer les conséquences. Pour d’autres, qui valorisent la qualité du travail plus que le salaire, la promenade à la campagne plus que les mini-trips de luxe, la quête spirituelle plus que la nouvelle cuisine, la nouvelle, sans être bonne, était moins mauvaise. Ils étaient donc plus aptes à l’entendre, plus enclins à en percevoir les implications, plus disposés à se mobiliser pour qu’elle soit entendue bien au delà des cercles d’initiés auxquels elle fut trop longtemps confinée. Si la défense de l’environnement et la promotion de la sphère autonome se sont retrouvées portées par les mêmes mouvements, c’est donc – entre autres mais surtout – parce que ceux qui n’ont cure de la sphère autonome ont été plus longtemps sourds et aveugles à la nécessité de protéger l’environnement. Etroitement associés pour des raisons qui ne sont pas fortuites, ces deux objectifs ne se confondent cependant nullement, ni ne se rapportent l’un à l’autre comme un moyen à sa fin. Au-delà d’un certain seuil, ils sont même en conflit l’un avec l’autre, puisqu’une protection intégrale de l’environnement ou des ressources naturelles rendrait totalement infinançable un revenu inconditionnel de quelque substance.
A mesure que le premier objectif, la défense de l’environnement, se divulgue et se diffuse parmi tous ceux et celles qui disposent du moindre bon sens, il perd sa capacité à fournir au mouvement écologiste sa spécificité, sa place propre dans l’espace politique. D’autres objectifs peuvent-il fournir cette spécificité d’une manière moins précaire, rassemblant ceux qui ont intérêt à sa réalisation tout en pouvant être défendu au nom de l’équité ? J’en vois un et un seul : précisément celui qui a été ici décrit tout au long de cet article comme la promotion de la sphère autonome et le découplage entre revenu et travail qui en est le moyen. S’il n’est pas fortuit, le lien entre cet objectif et la problématique «verte» n’en est pas moins circonstanciel. Trop circonstanciel pour justifier le label d’écologie politique ? Peut-être. Mais cela importe peu. Trop circonstanciel pour que l’on puisse impunément en ignorer la fragilité ? Certainement. Et cela importe bien davantage. Saine, indispensable, la « récupération » graduelle de l’environnementalisme par l’ensemble des formations politiques peut acculer le mouvement écologiste à une crise léthale. Mais ce n’est pas certain. Beaucoup dépendra – pas tout – de la possibilité d’articuler un projet cohérent irréductible à l’environnementalisme, y-compris ses variantes les plus aiguës et les plus obtuses. L’objectif principal de cet article était d’explorer cette possibilité – et de l’affirmer.
1Texte initialement publié dans La Revue Nouvelle 92 (2), février 1990, pp. 79–93. Réédité dans Esprit (Paris) 171, mai 1991, pp. 54–70; et dans La Pensée écologiste (F. De Roose & P. Van Parijs eds.), Bruxelles : De Boeck Université, 1991, pp. 135–155. Trad. néerlandaise: “Radicale ecologie en deep ecology voorbij. Impasses en beloftes van politieke ecologie», in Rimpels in het water. Milieufilosofie tussen vraag en antwoord (C. Vanstraelen ed.), Leuven/Amersfoort : Acco, 1994, pp. 177-195.
2Une version très ancienne de ce texte a fait l’objet d’un exposé dans le cadre du projet de recherche «Critique du modèle industriel de développement» («Les limites de la croissance et les fondements de l’écologie politique», Université Catholique de Louvain: Unité Problématiques Interdisciplinaires, rapport CMID 1, novembre 1986).
3Voir en particulier Ivan Illich, Le chômage créateur, Paris: Le Seuil, 1977 et Le Genre vernaculaire, Paris: Le Seuil, 1982; Wolfgang Sachs, «The gospel of global efficiency. On Worldwatch and other reports on the state of the world», in IFDA Dossier 68, 1988, 33-39; Hans Achterhuis, «De la déyankification à l’histoire de la rareté: l’itinéraire intellectuel d’Ivan Illich», Université Catholique de Louvain: Institut Supérieur de Philosophie, rapport CMID 21, juillet 1988; et Het Rijk der Schaarste, Baarn (Pays-Bas): Ambo, 1988.
4Arne Naess, «The Shallow and the Deep, Long-Range Ecology Movement: A Summary», in Inquiry 16, 95-100; et «A defence of the deep ecology movement», Environmental Ethics 6, 1984, 265-270; B. Devall & G. Sessions, Deep Ecology. Living as if Nature mattered, Salt Lake City: Peregrine Books, 1985; Richard Sylvan, «A critique of deep ecology», Australian National University: Discussion papers in environmental philosophy n°12, 1985, 64p.; Andrew Dobson, «Deep ecology», in Cogito 1, 1989, 41-46.
5Voir la finale de mon article «Ivan Illich: de l’équivoque à l’espérance», in La Revue Nouvelle 45, avril 1989, 97-106.
6Voir S.C. Kolm, «Introduction à la réciprocité générale», Information sur les Sciences Sociales 22, 1983, 569-621; et La Bonne Economie. La réciprocité générale, Paris: P.U.F, 72-73. La dimension que Kolm appelle «réciprocité», cependant, est ici réinterprétée dans un sens significativement différent. On trouve des trilogies apparentées dans des écrits antérieurs de Kenneth Boulding, David Friedman, W.G. Ouchi, etc., et dans des écrits postérieurs d’Ignacy Sachs, Fernand Braudel, Marc Nerfin, Jan-Otto Anderson, Staf Hellemans, Robert Leroy, etc.
7Sur cette notion d’autonomie, voir mon compte-rendu des Chemins du Paradis d’André Gorz – «De la nature du Paradis et du moyen d’y parvenir» dans La Revue Nouvelle juillet-août 1984, en particulier pp. 69-71 – et la clarification ultérieure de Gorz («L’allocation universelle: version de droite et version de gauche, La Revue Nouvelle, avril 1985, en partic. 424-426). A noter qu’une même activité peut appartenir à différents degrés aux trois sphères ici distinguées. Une coopérative de travailleurs, par exemple, est sans doute plus «autonome» et moins «marchande» qu’une entreprise capitaliste, et une association subventionnée plus «autonome» et moins «étatique» qu’un département ministériel. A noter aussi, pour user d’une terminologie que m’a suggérée Gérard Roland, qu’il ne faut pas amalgamer trop vite activités autonomes (qui «se règlent» elles-mêmes, plutôt que de se laisser régir par le marché ou par l’Etat) et activités autotéliques (qui sont à elles-mêmes leur propre fin, plutôt que d’être mues par une fin extérieure à elles-mêmes). En gros, une activité autonome est une activité que je ne suis pas payé pour faire, alors qu’une activité autotélique est une activité que je ne fais pas pour être payé. Ou encore: une activité hétéronome est une activité telle que si on ne l’effectuait pas on ne serait pas payé, alors qu’une activité hétérotélique est une activité telle que si on n’était pas payé, on ne l’effectuerait pas. C’est dire que la notion d’activité autonome est à la fois plus large (elle couvre le travail domestique, par exemple, qui est motivé par des fins extrinsèques sans pour autant être payé) et plus étroite (elle ne couvre pas un travail professionnel hautement stimulant qui donne droit à un salaire sans pour autant que celui-ci soit requis pour que le travail se fasse) que la notion d’activité autotélique. A noter enfin que l’autonomie, telle qu’elle est ici caractérisée, n’implique pas par définition l’absence de toute domination (patriarcale par exemple), ni la maîtrise de ses préférences (l’immunité à toute manipulation publicitaire par exemple).
8Cette idée d’accroître ou de protéger la sphère autonome face aux deux autres se retrouve chez des auteurs très différents. Certains voient dans le marché, d’autres dans l’Etat le péril principal. Pour illustrer ces deux cas de figure: «Permettrons-nous que dans la société post-industrielle la production marchande envahisse tous les aspects de notre vie, supplante ou colonise les derniers recoins du secteur hors-marché et de la sphère ludique, nous prive de toute autonomie et nous transforme en robots programmés du dehors? Ou bien, au contraire, profiterons-nous de l’occasion qui s’offre aujourd’hui pour diminuer sensiblement le travail professionnel […], transformant le temps ainsi libéré en une source de nouvelles activités économiques et ludiques situées hors-marché et authentiquement autonomes?» (Ignacy Sachs, «Développer les champs de planification», in Archives des Sciences Sociales de la Coopération et du Développement 67, janvier-mars 1984, p.46); et «Il est simpliste d’enfermer l’avenir de notre société complexe dans le dilemme ‘plus d’Etat ou moins d’Etat’. Une formulation plus appropriée me semble fournie par l’expression ‘moins d’Etat et plus de société’ […] (Mark Eyskens, «Markteconomie en christelijke ethiek», in J. Verstraeten ed., Economie en rechtvaardigheid, Leuven: Acco, 1989, p.82).
9Pour reprendre un exemple souvent cité pour illustrer la différence entre production totale et P.N.B.: celui-ci diminue lorsqu’un homme épouse sa femme à journée (même si celle-ci travaille plus ou mieux suite à son mariage !)
10Voir notamment P. Van Parijs, «Marx, l’écologisme et la transition directe du capitalisme au communisme», in Marx en perspective (B. Chavance ed.), Paris: Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 1985, 135-155; et «L’avenir des écologistes: deux interprétations», in La Revue Nouvelle 83 (1), janvier 1986, 37-47. Le présent article constitue pour une bonne part une explicitation et une correction des thèses défendue dans ce dernier texte.
11A ces substitutions entre facteurs peuvent bien entendu s’ajouter des substitutions entre produits, les produits plus intensifs en ressources naturelles rares étant remplacés par d’autres (par exemple des services). Pareilles substitutions se reflètent en principe également dans une baisse du PNB.
12Les célèbres rapports du Club de Rome insistent beaucoup sur l’importance de ce point, sachant que, pour des raisons naturelles (p.ex. une différence positive entre des taux de natalité et de mortalité constants) ou politiques (c’est sur le maintien ou l’augmentation du taux de croissance économique que l’on juge un gouvernement), la croissance a tendance à prendre une allure exponentielle.
13Une interprétation plus exigeante de la justice intergénérationnelle, associée par exemple au «solidarisme» de Bourgeois et Bouglé au début du siècle, requiert que nous laissions à la génération qui nous suit un potentiel productif accru, tout comme l’ont fait avant nous – et à notre avantage – les générations qui nous ont précédés. J’adopte ici la version à mes yeux plus défendable proposée, dans l’esprit du principe de différence de John Rawls, par Brian Barry («Justice as reciprocity», in Democracy, Power, and Justice. Essays in Political Theory, Oxford U.P., 1989) et d’autres (mais pas par Rawls lui-même). La notion de potentiel productif doit cependant être entendue en un sens suffisamment large pour inclure les biens environnementaux qui affectent directement le bien-être: le trou dans la couche d’ozone, la pollution acoustique et l’enlaidissement du paysage ne requièrent pas moins compensation que l’appauvrissement du sol, l’extinction d’une population de poissons ou l’épuisement d’une nappe de pétrole.
14Pour un panorama sommaire des questions distributives soulevées par la problématique écologique, voir R. Lecomber, Economic Growth versus the Environment, London: Macmillan, chapitre 6.
15Voir les statistiques discutées par L. Thurow, «Zero economic growth and the distribution of income», in The Economic Growth Controversy (A. Weintraub, E. Schwartz & J.R. Aronson eds), Londres: Macmillan, 1977, 141-153.
16Je les présente et discute dans P. Van Parijs, «The second marriage of justice and efficiency», in Journal of Social Policy (Cambridge) 19, janvier 1990, section 6.
17J’en traite ailleurs de manière approfondie. Voir P. Van Parijs, «On the ethical foundations of basic income», document préparatoire pour le colloque international Liberty, Equality, Ecology. Around the ethical foundations of basic income, Université Catholique de Louvain: Institut Supérieur de Philosophie, septembre 1989, 78p. Voir aussi P. Van Parijs, «Peut-on justifier une allocation universelle? Une relecture de quelques théories de la justice économique», Futuribles 144, juin 1990, 29-42, pour un bref aperçu de la problématique.
18La référence à «notre société» souligne les limites de la pertinence de cette conclusion, comme du reste de l’ensemble de cet article. La prise en compte du Tiers-Monde est bien entendu de la plus haute importance pour la problématique écologique. Mais on ne peut traiter de tout à la fois. J’ai commencé à expliciter les implications de la position présentée ici pour la question du «développement» dans P. Van Parijs, «Citizenship exploitation, unequal exchange and the breakdown of popular sovereignty», in B. Barry & R. Goodin eds, Free Movement. Ethical issues in the transnational migration of people and money, à paraître.
19Ces considérations sont développées dans le chapitre 10 de P. Van Parijs, Qu’est-ce qu’une société juste?, Paris: Le Seuil, 1991.
20Voir notamment Claus Offe, «The vanishing welfare state consensus», communication au colloque Liberty, Equality, Ecology. Around the ethical foundations of basic income, Université Catholique de Louvain: Institut Supérieur de Philosophie,