Un texte de Bruno Martens, chercheur-associé à etopia et Tamimount Essaïdi, échevine Ecolo.
Introduction : le blocage[[Les auteurs s’expriment à titre personnel. Remerciements à Saïd Zayou pour ses recherches documentaires]]
C’est peu dire que le débat contemporain sur l’interdiction de porter le foulard pour des motifs religieux dans certains lieux publics est aujourd’hui bloqué.
Les interdictions générales et a priori sont anticonstitutionnelles et discriminatoires, et les motifs d’exception à la liberté de manifester ses opinions religieuses, invoqués pour justifier ces interdictions, sont faibles sur le plan juridique, voire fallacieux, comme le montrent de nombreuses analyses[[Voir par exemple les prises de position du MRAX (www.mrax.be), ou, pour ne citer qu’un texte récent et synthétique : K. Meerschaut, S. Gutwirth et P. De Hert, “Keppeltjes in de rechtszaal: moet kunnen”, De Morgen, 2 mai 2007. L’argument principal de ces analyses juridiques est qu’on ne peut restreindre l’exercice des droits fondamentaux, comme celui de manifester ses opinions religieuses, qu’à l’égard de situations spécifiques et en motivant concrètement la nécessité de la restriction. Il faut démontrer que dans telle situation, il est nécessaire d’appliquer telle restriction pour protéger par exemple l’ordre public, la liberté ou la sécurité d’autrui, ou pour empêcher des actes de pression ou de prosélytisme. Un règlement scolaire interdisant de façon générale et a priori le port du foulard ne respecte pas cette règle « restreignant » le pouvoir de restreindre les droits fondamentaux – à moins de prétendre par exemple que le port du foulard serait en soi un acte de prosélytisme… ce qui n’est pas défendable. Ce n’est pas défendable, or pourtant… mais ça, c’est le sujet de cet article.]]. Et pourtant… la situation reste figée, des jeunes filles continuent d’être exclues de certaines écoles, et des femmes, de métiers intéressants. Les actions menées en justice ne découragent pas diverses autorités publiques à continuer de prendre de telles mesures d’interdiction (Cf. l’affaire des bureaux de vote à Bruxelles en octobre 2006).
Le blocage du débat au niveau politique et juridique résonne bien sûr avec le blocage du débat au niveau sociétal, où peuvent s’exprimer les opinions des uns sur la religion des autres. Le foulard des autres y est souvent stigmatisé comme un signe d’oppression de la femme par la religion et/ou comme un drapeau porté de façon ostentatoire pour imposer son mode de vie aux uns comme aux autres.
Dans ce contexte, la parole des femmes qui affirment porter le voile par elles-mêmes et pour elles-mêmes – c’est-à-dire par choix personnel et pour observer une pratique religieuse qui fait sens à leurs propres yeux – est manifestement disqualifiée, tant elles sont sujettes à des procès d’intention multiples: elles sont tantôt endoctrinées (victimes de l’obscurantisme religieux), tantôt des militantes d’une sorte de croisade prosélyte et colonisatrice de l’espace public européen (convertir les autres femmes au port du foulard et en imposer partout la vue), tantôt des femmes dominées intériorisant silencieusement le diktat phallocratique du mari parano-jaloux, et souvent le tout à la fois. Autrement dit, leur parole relative à ce qui se trouve sur leur tête est récusée au nom de ce qui se passerait réellement dans leur tête.
Un autre argument pour interdire le port du voile serait que, comme il existe effectivement des situations où des femmes subissent des pressions sociales les forçant à porter le foulard contre leur volonté, il faut les en protéger en interdisant le port du foulard chaque fois que possible.
Mais ici aussi, les contres-arguments qui avancent qu’on ne protégera pas une femme contre les pressions de la famille ou de la rue en lui interdisant l’accès à l’école si elle porte le foulard, au contraire, et que par ailleurs on n’a jamais libéré personne de l’endoctrinement en l’excluant de l’enseignement, ne semblent parvenir à porter des effets, comme par exemple une vraie réflexion institutionnelle sur les meilleures façons d’aider une femme à résister à de telles pressions.
Le débat reste cantonné à la question d’interdire ou de ne pas interdire, soit de « rien ou tout ». Or, « tout ou rien » ne sera jamais une approche viable pour construire une société pluraliste démocratique. Il est vital d’investir l’espace où quelque chose est autorisé, sans que pour cela tout soit permis, où quelque chose a le droit d’exister, sans pour autant prendre toute la place,… c’est-à-dire un espace où deviennent négociables des limites… seule stratégie apte, dans ce contexte, à réduire les peurs projectives.
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