Pour certains, être altermondialiste tient de l’évidence. Pour d’autres, l’identité « alter » est loin d’être un puits de lumière. Évidemment, nous croyons tous qu’un autre monde est possible, nous pensons même que celui-ci est indispensable. Mais si la question du « Pourquoi ? » ne se pose plus, celle du « Comment ?» est beaucoup moins évidente. Face à l’hégémonie capitaliste et libérale, face à la « mondialisation des inégalités », la première réaction des citoyens alertes et des mouvements sociaux fut tout naturellement marquée par l’opposition, la critique et la confrontation. Mais, bien vite, cette première génération d’antimondialistes a compris que son rôle dans le champ politique et idéologique ne pouvait se cantonner à un rôle négatif d’opposition, et que l’avenir du mouvement se jouait dans sa capacité à présenter une image positive, des propositions, des alternatives.
Ce serait malhonnête de dire que ce pas n’a pas été franchi : la pensée altermondialiste regorge de propositions, d’alternatives en tout genre, et ce dans de nombreux domaines. On ne compte pas le nombre d’articles, de livres ou de sites internet mettant en cause la mondialisation néolibérale. Des mouvements comme ATTAC, La Via Campesina ou les multiples ONG spécialisées (dans les droits humains, l’environnement, le développement, le féminisme, etc.) ont contribué à développer un « corpus altermondialiste », certes relativement hétérogène, mais très fourni et original.
Cependant, il est un domaine pour lequel « penser des alternatives » se révèle plus compliqué que pour d’autres : il s’agit de la question du commerce international. Bien sûr, face à la dématérialisation de l’économie, les initiatives visant à donner un « visage » à l’économie, à lui redonner du « sens », ont le vent en poupe. On pense bien sûr au commerce équitable (qui concerne surtout les échanges Nord-Sud), aux circuits locaux (surtout en matière de produits agricoles), à l’économie sociale, aux systèmes d’échanges locaux (SEL) ou aux réseaux de troc (surtout en vogue dans les pays du Sud). Mais ces initiatives, si elles grandissent en nombre et en professionnalisme (osons le terme !), restent encore souvent limitées à des secteurs particuliers de l’économie ou à des échanges locaux. Lorsqu’il s’agit de remettre en cause le système commercial mondial, la tâche est moins aisée et les alternatives parfois contradictoires.
Je voudrais ici m’intéresser à ces fameuses alternatives, mais avant cela, il est bon de revenir sur ce qui rassemble les divers mouvements revendiquant une mondialisation plus juste. Pourquoi, à un moment donné, tous ces mouvements se sont-ils mis en mouvement contre une certaine marche du monde ? Sur quelles bases ?1
Convergences idéologiques
L’une de ces constantes idéologiques, me semble-t-il, est l’affirmation de la dimension fondamentalement politique de l’économie. Si l’économie est certes transnationale, financiarisée, dépersonnalisée, désincarnée ou abstractisée, elle n’en reste pas moins guidée par des acteurs bien réels, mus par une certaine conception philosophique de l’économie et poursuivant des intérêts de pouvoir. Selon les mouvements altermondialistes, la « main invisible » du marché est un pur mythe ultralibéral : les marchés ne sont faits que de rapports de force, et de décisions foncièrement politiques, privilégiant certains intérêts ou groupes sociaux par rapport à d’autres. Le commerce international n’est qu’une grande course aux marchés et tous les moyens sont bons pour s’emparer des parts du gâteau. Dans ce cadre, il va de soi que les idées de « mondialisation heureuse » ou de « doux commerce »2 sont reléguées au rang de slogans mystificateurs.
Les mouvements pour une justice commerciale se rejoignent également dans leur rejet du principe de compétition et de concurrence, inhérent à la logique ultralibérale. A ce principe, qu’ils jugent inique, créateur d’instabilité et moteur d’un dumping social et environnemental généralisé, ils préfèrent l’idée d’une coopération entre les peuples et entre les États, plus à même de résoudre pacifiquement et équitablement les défis globaux et internationaux.
En termes de propositions, ce qui rassemble les mouvements altermondialistes est précisément la poursuite d’une valorisation (ou « qualification ») de l’économie : attribuer des valeurs, du sens à l’activité économique, nécessairement imbriquée dans le monde social. Parallèlement, les altermondialistes se retrouvent aussi derrière l’idée d’une nécessaire « régulation » de l’économie : les valeurs des citoyens, leurs choix démocratiques (on parle aussi de préférences collectives3) doivent être traduits par des règles politiques qui s’imposent aux acteurs économiques. Dans cet esprit, la souveraineté des États, en particulier celle des États du Sud, ne peut être remise en cause ou réduite à néant par les forces du marché. Ce serait tout bonnement anti-démocratique ! « Se réapproprier ensemble l’avenir de notre monde » (slogan fondateur d’ATTAC) résume bien la philosophie alter.
Sur la question des échanges commerciaux, les altermondialistes rejettent l’approche one-size-fits-all développée par les néolibéraux. Ils partagent donc l’analyse critique des règles de non-discrimination et de réciprocité inhérentes aux théories libérales4 en soutenant que « faire concourir sur un même ring un poids lourd et un poids plume » est fondamentalement injuste. Il faut un traitement différencié pour chaque pays, qui soit adapté à son niveau de développement. Cela laisse bien sûr ouverte la question du développement : qu’est un pays « développé » ou « en voie de développement » ? Quelle échelle utilise-t-on, et quels indicateurs ? PIB ? IDH ? Bien-être ? Et où placer la Chine, l’Inde ou le Brésil, qui sont déjà devenus des puissances économiques rivalisant avec l’ancien Quad5 ? Autant dire que la revendication de « traitement différencié » ne permet pas de définir à elle seule ce qu’est une « bonne » politique de développement.
Ce qui précède définit, en gros, ce qui rassemble les mouvements altermondialistes opposés au règne du libre-échange6. Mais ces principes ne suffisent pas à porter des projets cohérents dans l’espace politique, qui puissent tenir tête au rouleau-compresseur ultralibéral et au cynisme néo-mercantiliste. Il faut pouvoir formuler des propositions concrètes, répondant à des problèmes concrets.
C’est pourquoi il est important de mettre en lumière certaines tensions internes à la lutte altermondialiste. Je tenterai ici d’en décrypter les principales dans le contexte du commerce international.
Libéraux
Une première ligne de fracture concerne le vieux débat « libéralisme contre protectionnisme » ou « marché contre État ».
Il existe un courant altermondialiste, d’orientation développementaliste, qui prône l’ouverture des échanges dans l’intérêt des pays du Sud. Ce courant, constitué principalement d’ONG d’aide au développement d’origine occidentale mais proches des gouvernements du Sud7, soutient en gros le raisonnement suivant : les États du Sud disposent d’un certain nombre d’avantages comparatifs par rapport aux économies européennes, en particulier sur le plan agricole ; or les pays du Nord (Union européenne comprise) ne veulent pas ouvrir leurs marchés hautement protégés (= subventionnés), ce qui empêche donc les pays du Sud de réellement bénéficier des échanges internationaux, et de surcroît, alimente un dumping agricole intolérable. Face aux énormes distorsions des marchés mondiaux, il faut, au contraire, créer un véritable level-laying field, un environnement réglementaire identique pour tout le monde, où chaque État aurait les mêmes chances commerciales que les autres. En outre, ces ONG mettent l’accent sur la concentration des marchés mondiaux, le pouvoir croissant des multinationales et les nouveaux oligopoles privés engendrés par une politique des « deux poids, deux mesures ». Ce courant utilise donc les arguments du libre-échange (élimination des barrières tarifaires, suppression des subventions gouvernementales, élimination des imperfections des marchés mondiaux), la théorie des avantages comparatifs et de la division internationale du travail pour justifier un « commerce juste ».
C’est aussi le même raisonnement que l’on entend aujourd’hui sur la question des agrocarburants : appliquer des droits de douane sur les agrocarburants ne contribue-t-il pas à brimer tous les efforts des coupeurs de canne brésiliens pour s’extraire de la pauvreté grâce au bioéthanol ?
Cette idée contribue bien souvent à consolider l’idée en vogue dans les milieux conservateurs qui veut que commerce équitable et libre-échange ne sont que deux faces de la même pièce : free trade = fair trade. Les problèmes des pays du Sud ne découleraient donc pas d’un excès mais bien d’un déficit de libéralisme économique.
Ce type de raisonnement est évidemment contesté par les militants du commerce équitable qui ne croient qu’en l’efficacité de formes alternatives, « éthiques » et régulées d’échange commercial. Pour autant, il serait faux de croire que le mouvement du commerce équitable est antilibéral. Au contraire, à travers des slogans comme « consommer, c’est voter » ou « le pouvoir est au fond de ton caddie », ils alimentent une certaine conception de la « militance consumériste » et de la « démocratie de marché », où la consommation devient la sphère privilégiée de la démocratie et le consommateur un pionnier du changement. Des idées, somme toute, typiquement libérales.
Il existe une autre frange de ce courant libéral d’aspiration, elle, environnementaliste. Elle a récemment fait parler d’elle à l’occasion du conflit autour de l’importation en Europe d’ampoules CFL (compact fluorescent, communément appelées ampoules économiques). Des ONG telles le Worldwide Fund for Nature (WWF)8 ont ardemment critiqué l’Union européenne qui applique des droits anti-dumping sur les ampoules CFL en provenance de Chine. Ces droits de douane prohibitifs (pouvant aller jusqu’à 66%) ont pour effet de maintenir les ampoules CFL vendues en Europe à un prix élevé, et ne sont justifiés que par la volonté de certains États de protéger une industrie nationale peu compétitive (en particulier l’allemand OSRAM). Dans cette histoire, la Chine se voit pénalisée pour ses efforts courageux de développement d’une industrie verte moderne, mais également, en définitive, c’est bien le consommateur européen qui sort perdant9. Ces ONG réclament donc une libéralisation totale du commerce des biens et services environnementaux ou « technologies vertes ». C’est, selon ce courant, un passage obligé pour la diffusion des technologies les meilleures et les plus efficaces, au prix le plus bas et donc au bénéfice du plus grand nombre. Sans cela, les objectifs européens de réduction des émissions de gaz à effet de serre ne seront probablement pas rencontrés.
Souverainistes
Un autre courant, que je qualifierais de souverainiste, prend le contrepied des groupes libéraux. Aux libéraux développementalistes, il reproche de faire la promotion d’une stratégie de développement axée sur l’exportation et l’accès au marché. Aux libéraux environnementalistes, il reproche leur globalisme destructeur des économies locales.
Les souverainistes promeuvent la « diversité économique », non pas au nom de la division internationale du travail, comme le veulent les libéraux, mais au nom de la diversité culturelle, des traditions et de la résistance à l’uniformisation mondiale. Au « droit à se développer », les souverainistes répondent par le « droit à se protéger ». On l’a déjà abordé plus haut : pour bon nombre de groupes altermondialistes, il est véritablement anti-démocratique que les États se voient dicter leurs politiques économiques par les forces anonymes du marché mondial. Selon ces mouvements, il est légitime qu’un État protège l’un ou l’autre secteur de son économie si celui-ci est menacé par la concurrence internationale. Certains poussent le raisonnement encore plus loin et affirment que des protections sont nécessaires dès lors que la libéralisation des échanges met en péril les préférences collectives d’une communauté politique (cf. supra). Si la libéralisation des échanges agricoles pousse à l’importation de maïs OGM, il faudra y mettre un frein ; si la libéralisation du commerce des produits forestiers pousse à la déforestation, il ne faudra surtout pas se priver d’appliquer un embargo sur le bois tropical ; si la libéralisation du commerce des textiles favorise le travail des enfants, il faudra conditionner les importations européennes à des clauses sociales ; si les exportations américaines sur le marché européen gagnent en compétitivité grâce à leur externalisation des coûts CO2 (puisque les États-Unis ne participent pas au Protocole de Kyoto), il faudra appliquer une taxe carbone aux frontières de l’Europe pour rétablir l’égalité de traitement entre les exportateurs américains et l’industrie européenne.
De plus en plus aussi, le réchauffement climatique est utilisé comme argument pour freiner le commerce international. Puisque, logiquement, il n’y a pas de commerce sans transport, et pas de transport sans émissions de CO2, il faudra privilégier les industries locales ou régionales pour diminuer l’impact du commerce sur le climat. Pour le climat, pour la diversité économique et pour l’indépendance des peuples et des États, la globalisation doit donc faire place à des politiques de relocalisation.
Bref, pour ces courants souverainistes, il faudra appliquer ce qu’on appelle dans le jargon néolibéral des « barrières aux échanges », des « restrictions au commerce », soit – en termes plus convenus dans la communauté altermondialiste – une forme intelligente et volontariste de protectionnisme, et cela en vertu d’objectifs politiques supérieurs au libre-échange.
Une interprétation aujourd’hui en vogue du droit à la protection met l’accent sur le concept d’espace politique ou espace de développement (en anglais policy space, ou encore development space10). On se souvient du principe de « souveraineté alimentaire ». Ce principe, popularisé par le mouvement paysan international La Via Campesina désigne « le droit des populations, de leurs États ou Unions à définir leur politique agricole et alimentaire, sans dumping vis-à-vis des pays tiers ». Le concept d’espace politique élargit le principe de souveraineté alimentaire aux autres secteurs de l’économie, et vise à relégitimer l’action politique nationale, par opposition aux impératifs de la concurrence internationale et aux forces du marché, dont la sphère ne cesse de s’étendre à mesure que la mondialisation avance. Avec la vague progressiste en Amérique latine, des concepts comme souveraineté énergétique, souveraineté sur les ressources naturelles, sur l’eau…, acquièrent une place de plus en plus importante dans le discours alter, et de nombreux altermondialistes observent avec fascination les politiques de nationalisation engagées par les gouvernements latinos.
Mais le principe d’espace politique reste assez flou quant à ses applications pratiques. Quand commence la protection légitime et où s’arrête-t-elle ? Qui peut en faire usage et sous quelles conditions ? Comment faire cohabiter ces différents espaces politiques alors que nos sociétés sont déjà tellement entremêlées et interdépendantes ? Comment, en outre, ne pas provoquer une fuite en avant des patriotismes économiques, débouchant sur une récession mondiale généralisée et dont les pays pauvres seraient les premières victimes ?
Développement contre protection : le cas des normes sociales et environnementales
En fait, ces deux principes – le droit au développement et le droit à la protection – sont la cause de moult débats. Et cette tension ne recoupe pas nécessairement le débat classique « libéralisme contre protectionnisme ». Pour l’illustrer, prenons le cas emblématique du respect des normes sociales et environnementales dans les échanges commerciaux.
Récapitulons : nous avons donc d’un côté un courant qui affirme que les règles commerciales multilatérales ne doivent pas porter atteinte à la liberté des États à appliquer des politiques industrielles cohérentes avec leurs objectifs de développement endogène. Dans cet esprit, et pour la raison supplémentaire que les États aujourd’hui industrialisés se sont tous développés en protégeant d’abord leur industrie nationale, les pays du Sud ont un droit légitime à protéger leurs industries naissantes. Le droit au développement confère ainsi aux pays du Sud un statut préférentiel en vertu duquel ils devraient bénéficier de règles commerciales plus flexibles et d’un accès libre et sans restrictions aux marchés des pays du Nord. Ce courant met donc un accent particulier sur le développement.
De l’autre côté, nous avons un courant qui estime que les politiques commerciales des États doivent intégrer des considérations sociales et environnementales. En d’autres mots, le commerce, s’il veut être juste et soutenable, ne peut fermer les yeux sur un certain nombre de règles en matière d’environnement ou de droits économiques et sociaux. Ce courant insiste plus sur l’idée de régulation et de protection. L’on pourrait facilement s’accorder sur ces deux préceptes, sans y voir de contradiction apparente. Mais son application pratique soulève rapidement des difficultés.
Imaginons qu’un État pauvre exporte un produit vers l’UE, que les revenus tirés de l’exportation de ce produit vers l’UE représentent une part importante de son revenu national, que cet État est donc fortement dépendant du marché européen mais que, de l’autre côté, les importations européennes de ce produit ne concernent qu’une part infime du total des importations de l’UE et que, au demeurant, celle-ci pourrait s’approvisionner sur d’autres marchés sans grande difficulté. Imaginons ensuite que des violations récurrentes des droits humains ont été constatées dans la chaîne de production de ce produit, que ceci émeut profondément l’opinion publique européenne, qui estime que l’UE porte une part de responsabilité en autorisant la vente de ce produit sur son sol et appelle les consommateurs au boycott. Imaginons enfin que l’arrêt brutal de cette exportation engendrerait vraisemblablement des tensions sociales incommensurables dans le pays concerné.
Que doit faire l’autorité européenne ? Sans même évoquer les obligations internationales auxquelles elle est liée par traité ou accord politique, quelle attitude serait éthiquement juste ? Plier sous la pression des consommateurs et appliquer un embargo sur le produit incriminé, au risque d’exacerber les tensions sociales dans le pays pauvre en question et, par la suite, de devoir éventuellement gérer un afflux massif de réfugiés ? Conditionner son aide bilatérale à une réforme de la législation nationale pour la rendre conforme à la législation en vigueur en Europe ? Mais n’est-ce pas là typiquement une politique de la bonne conscience, de surcroît parfaitement euro-centrée ? L’UE se permettrait-elle d’agir de la sorte avec un partenaire de l’OCDE ? N’y a-t-il pas dans cette attitude des relents d’évangélisme colonial ou, plus prosaïquement, de l’ingérence dans les affaires intérieures d’un État souverain ? Bref, une atteinte au policy space, au droit au développement ? Oui mais alors, que faire ? Respecter la souveraineté de l’État mis en cause et continuer à importer le produit incriminé tout en exhortant cet Etat via la diplomatie à changer la situation ? Expliquer à l’opinion publique européenne que l’État en question n’a pas atteint le niveau de développement nécessaire pour satisfaire aux mêmes exigences en matière de droit social et environnemental qu’en Europe et que, précisément, c’est grâce à leur faible coût que les travailleurs de ce pays sont compétitifs sur les marchés mondiaux ? Que, par ailleurs, l’OMC interdit aux États de contrôler les importations sur la base des conditions sociales et environnementales de production ? Mais que vont penser les citoyens européens ? Que l’UE est une puissance cynique, aveugle aux souffrances des plus pauvres ? Qu’au nom du libre-échange, elle cautionne l’exploitation du tiers-monde et le nivellement par le bas des conditions sociales et environnementales de production ?
Des problèmes similaires surgissent aujourd’hui avec la prise de conscience en Europe des enjeux liés au réchauffement climatique. Une frange importante de l’opinion publique estime qu’une des réponses les plus adéquates à ce défi global est de revenir à des économies locales et régionales. De plus en plus de consommateurs prêtent attention à la provenance des produits qu’ils achètent en appliquant le principe « plus la filière est courte, plus le produit est local, au mieux c’est pour les producteurs et pour l’environnement ».
Le cas des roses kényanes est emblématique. Dès 2006, des organisations ont commencé à s’insurger contre l’importation massive en Europe, par avion-cargo réfrigéré, de roses en provenance du Kenya, allant jusqu’à boycotter les roses issues du commerce équitable. Le problème, c’est qu’il a été démontré que la culture de roses au Kenya, qui y bénéficie de conditions climatiques idéales, produit moins d’émissions de CO2 que la même culture aux Pays-Bas, plus près de chez nous, mais sous serres climatisées11. Par ailleurs, la culture de fleurs a aujourd’hui pris une place importante dans l’économie kenyane. L’arrêter pourrait donc avoir des impacts dévastateurs sur l’emploi et la pauvreté dans ce pays. Enfin, il faut aussi tenir compte du fait que le Kenya a une empreinte carbone actuelle bien moins élevée que celle des Pays-Bas (0,3 t/an de Eq.CO2 pour un Kenyan contre 13,2 t/an pour un Hollandais12). La combinaison des exigences de durabilité et d’équité voudrait que les Pays-Bas réduisent leur empreinte écologique de manière drastique mais que le Kenya, en revanche, puisse augmenter la sienne pour satisfaire ses besoins de développement économique.
Je ne pense pas que ces exemples soient si caricaturaux que ça. Tous les jours des situations similaires se présentent et tous les jours l’autorité européenne se doit de trouver une réponse adaptée. Plutôt qu’un affrontement entre libéraux et protectionnistes – affrontement auquel les altermondialistes ont trop souvent eu tendance à ramener les questions commerciales – il s’agit en fait d’une tension entre deux conceptions différentes de la souveraineté : l’une au nom de normes éthiques ou préférences collectives et l’autre au nom du développement endogène.
Ceci dit, ces deux conceptions de la souveraineté peuvent aussi se rejoindre à certaines occasions. C’est le cas par exemple de la bataille que mènent certaines ONG environnementales contre le démantèlement des barrières non-tarifaires (BNT) dans les négociations de libéralisation des échanges. Le concept de BNT n’a jamais été véritablement défini. En soi, il englobe aussi bien des mesures douanières (typiquement anti-commerciales) que des mesures réglementaires dans le domaine de l’environnement ou de la santé (considérées comme légitimes par ces ONG). L’enjeu des écologistes est de protéger un ensemble de règles et législations nationales (comme la récente législation européenne REACH par exemple) contre les attaques dérégulatrices des sociétés transnationales avides de profit. Mais les questions politiques qui se posent sont de savoir ce qui est légitime et ce qui ne l’est pas, où commencent et s’arrêtent nos valeurs, si l’on peut réellement accepter une protection ou une libéralisation à la carte et comment réconcilier souveraineté et extra-territorialité. Lorsqu’un Etat pauvre axe sa stratégie de développement endogène sur les énergies renouvelables, la protection de l’environnement, une agriculture vivrière durable et des politiques publiques fortes, les altermondialistes sont ravis. Mais lorsqu’un Etat pauvre choisit plutôt la voie des énergies fossiles, du nucléaire, des agro-carburants et des zones franches, quel poids moral a encore la bonne conscience altermondialiste européenne ?
Post-nationalistes
Un dernier courant altermondialiste mérite notre attention. Minoritaire, il n’en est pas moins prometteur, puisqu’il parvient à se dégager du carcan souverainiste. Ce courant, que je qualifierais de post-national, postule que si la mondialisation est un phénomène global, les réponses politiques à adopter doivent aussi nécessairement être adoptées au niveau global. Il met donc à l’ordre du jour la nécessité d’une gouvernance mondiale, solide et juste, seule à même d’apporter un véritable contrepoids politique à la mondialisation du capital. Ce courant estime que l’unilatéralisme est d’abord insoutenable dans un monde mondialisé et ensuite inéquitable, puisque seuls les Etats forts peuvent y avoir recours, au détriment bien souvent des plus faibles. Certaines ONG militent par exemple pour une Organisation Internationale de l’Environnement, dotée d’un réel pouvoir d’initiative, de contrôle et de sanction. D’autres ONG veulent revaloriser l’Organisation des Nations Unies en tant que garante d’un ordre international pacifique et juste et de la cohérence des différentes règles et normes édictées par les organisations multilatérales. Ce courant a néanmoins du mal à s’imposer et cela pour différentes raisons.
Tout d’abord, un certain nombre de figures proches de l’« élite » politique, économique et intellectuelle sont favorables à ses idées. Paradoxalement, cela ne sert pas le mouvement altermondialiste qui perçoit ce type de relation comme une collusion avec la pensée unique13. Ensuite, c’est une approche qui est difficilement vendable électoralement et politiquement, dans la mesure où la sanction démocratique a toujours lieu à l’échelle nationale (jamais au-delà, à part peut-être dans l’expérience européenne, mais celle-ci est tout à fait singulière) et que, par ailleurs, une certaine classe politique continue à justifier son utilité et à tirer ses recettes électorales de l’agitation du spectre d’un « gouvernement mondial ». Enfin, nombre d’altermondialistes continuent d’amalgamer libre-échange, libéralisme, capitalisme, OMC, mondialisation, globalisme, gouvernance, ONU… ce qui ne contribue pas à populariser les idées post-nationales.
Au-delà du rassemblement : oser le débat politique
Le problème est que les organisations de la société civile (OSC) et les mouvements sociaux n’ont jamais débattu ouvertement de ces questions, trop préoccupés qu’ils étaient à maintenir leur unité face à l’ennemi néolibéral (« There Is No Alternative »). Malheureusement, le compromis qui a été trouvé entre les différents mouvements altermondialistes sur ces questions s’apparente de plus en plus à une espèce de relativisme normatif. Oui, il faut respecter les normes sociales et environnementales partout dans le monde mais, oui, il faut aussi respecter l’indépendance des pays du Sud et tenir compte des différences de développement économique. Tout cela, en se berçant, sur le mode de l’auto-promotion et de l’auto-conviction, d’un discours lancinant sur la transformation, alors que ce dont le mouvement a besoin, c’est de vraie audace politique.
Depuis Seattle (la fameuse Conférence Ministérielle de l’OMC en 1999), les mouvements sociaux et ONG altermondialistes ont eu le mérite d’avoir mis en lumière l’influence croissante du commerce international sur les sociétés et les individus et le caractère fondamentalement politique d’institutions autrefois considérées comme purement techniques, à l’instar de l’emblématique Organisation Mondiale du Commerce. Grâce à leur force contestataire, les mouvements altermondialistes ont révélé au grand jour le caractère contestable et peu démocratique des règles dont l’OMC est la dépositaire. Ces mouvements ont montré le rôle joué par les politiques commerciales libérales dans le mouvement d’expansion de la sphère marchande face à la sphère publique et à la sphère autonome.
Cependant, tout comme les zélateurs du marché accordent une importance outrancière au dogme de la libre concurrence et de la libre circulation des marchandises, les mouvements altermondialistes ont peut-être aussi pêché par excès de zèle. Ils ont déchiffré la mondialisation néolibérale, en ont révélé les racines idéologiques et expliqué son inefficacité dans la poursuite du bien commun. Mais, ce faisant, certains de ces mouvements ont aussi accordé une importance démesurée aux politiques commerciales, considérant qu’en changeant les politiques commerciales, ils allaient résoudre le problème du développement ou de l’inégale distribution des richesses. L’ironie est que leur frustration face à l’immobilisme des politiques en place, ou à leur radicalisation, ne s’en est trouvée que décuplée. Et peut-être ont-ils aussi, par là, sous-estimés d’autres fronts ou leviers politiques potentiellement plus prometteurs de changement. En dirigeant le spotlight sur l’OMC, sur Pascal Lamy ou sur Peter Mandelson, n’ont-ils pas contribué à dévaloriser, dé-prioriser voire déforcer d’autres politiques communautaires telles l’agriculture et le développement rural, l’environnement, le développement, l’emploi, la protection des consommateurs, voire les relations extérieures ?
Ainsi, longtemps, les mouvements altermondialistes sont restés très catégoriels, les uns travaillant sur le commerce, les autres sur la dette du tiers-monde, d’autres encore sur les institutions financières internationales… Chaque militant était conscient de faire partie d’une constellation plus large mais attirait vers sa cause toute l’attention qu’il pouvait obtenir, quitte à créer une « bulle » contestataire autonome, coupée des autres mouvements. Aujourd’hui, les mentalités changent peu à peu. L’heure est à l’échange inter-réseaux, aux convergences, aux synergies. Au-delà du slogan mobilisateur ou de la croyance béate (parfois ça ne se limite qu’à ça), le rassemblement et les convergences sont une chance pour le mouvement de faire progresser sa pensée, son argumentation, d’augmenter sa force de frappe et, par là, sa capacité à changer le monde.
La recherche d’alternatives solides au dogme du libre-échange et à la pratique néo-mercantiliste sera fructueuse à la condition que le mouvement altermondialiste se décide à affronter plutôt qu’à éviter ses contradictions internes, qu’il mettra véritablement à plat ses options idéologiques et politiques et arrêtera de croire à son autosuffisance.
1Nous nous intéresserons ici exclusivement aux mouvements des pays du Nord.
2Popularisée par Montesquieu (De l’Esprit des Lois, 1748), l’idée de « doux commerce » veut que l’échange commercial rapproche les peuples en les liant par des liens d’interdépendance, que la recherche du gain peut venir à bout de la violence guerrière ou politique, que l’intérêt peut calmer les passions. Le commerce serait, dès lors, facteur de paix. Cette thèse est aujourd’hui battue en brèche, d’une part, par des observateurs de la mondialisation qui estiment que le développement du multilatéralisme commercial a atténué les liens d’interdépendance entre Etats voisins (et donc leur intérêt à ne pas se faire la guerre) et, d’autre part, par les critiques altermondialistes qui voient dans la mondialisation libérale un moteur d’instabilité économique, un processus créateur d’innombrables injustices et de « guerres économiques ».
3Voir l’article (surprenant !) de Pascal Lamy, alors Commissaire européen au Commerce extérieur, « Emergence des préférences collectives dans le champ du commerce international : quelles implications pour la régulation de la mondialisation ? », http://trade.ec.europa.eu/doclib/docs/2004/september/tradoc_118926.pdf
4 La non-discrimination et la réciprocité sont, avec le multilatéralisme et la règle « un Etat = une voix », les principes à la base de l’OMC.
5Le Quad rassemblait de manière informelle les Etats-Unis, l’Union européenne, le Japon et le Canada et s’enorgueillissait de représenter les 2/3 du commerce international. Depuis Cancún (Conférence Ministérielle de l’OMC en 2003), les cartes du WTOpoly ont été redistribuées et de nouvelles coalitions se sont formées, reflétant les nouveaux rapports de force et enjeux des négociations multilatérales.
6Bien sûr, parmi les critiques de la mondialisation libérale, il faudrait aussi ajouter tous les intérêts protectionnistes catégoriels ou corporatistes menacés par la concurrence internationale (délocalisations), les mouvements nationalistes et d’extrême-droite, ainsi que les mouvements d’extrême-gauche. Cependant, ces différents intérêts et mouvements ne constituent pas des ingrédients, me semble-t-il, du « bouillon » altermondialiste. Ils s’en sont peut-être rapprochés à un moment ou à un autre, mais il s’agissait rarement d’un engagement sincère envers le mouvement altermondialiste ; plus souvent, la motivation était purement opportuniste.
7L’ONG « multinationale » Oxfam, bien qu’elle ne fasse pas entièrement partie de ce courant libéral, a été à l’origine d’un débat acharné entre militants altermondialistes, suite notamment à la publication en 2002 de son rapport « ‘Rigged Rules and Double Standards’ ». Voir ici les réactions au rapport : http://www.maketradefair.com/en/index.php?file=28052002092914.htm&cat=3&subcat=3&select=2.
8Voir le communiqué de presse du WWF, « EU keeps unfair market barriers on energy-saving lamps », 29 août 2007, http://www.panda.org/about_wwf/where_we_work/europe/news/index.cfm?uNewsID=112120.
9Après d’intenses débats internes à la Commission et entre les Etats membres, l’UE a finalement décidé en août 2007 de prolonger ces droits anti-dumping pour une période de 12 mois.
10Selon le Secrétariat de la CNUCED, le concept d’espace politique économique définit « l’étendue de l’autorité des gouvernements à prendre, sur le plan national, des décisions relatives aux politiques économiques et, de la même façon, les limites imposées à cette autorité par les règles et les processus internationaux ». Voir CNUCED, Notes on the concept of economic policy space, 4 mars 2004, par. 1. Pour une introduction sur le sujet, voir le briefing du South Centre à Genève: http://www.southcentre.org/info/policybrief/01PolicySpace_FR.pdf.
11A. Williams, « Comparative study of cut roses for the British market produced in Kenya and the Netherlands », Cranfield University, 2007, http://www.world-fflowers.co.uk/12news/Comparative%20Study%20of%20Cut%20Roses%20Final%20Report%20Precis%2012%20Febv4.pdf. Selon cette étude, même en incluant les émissions liées au fret aérien, une rose hollandaise a une « empreinte carbone » 5,8 fois supérieure à celle d’une rose kenyane.
12En l’absence d’une comptabilité standard de l’empreinte carbone, nous nous référons ici aux données fournies par l’UNFCCC et le World Resources Institute.
13Pour la plupart des altermondialistes, tout ce qui peut être assimilé à la « pensée unique » est naturellement objet de méfiance.