P.-A. TAGUIEFF, Le sens du progrès : Une approche historique et philosophique, Champs Flammarion, 2004. Un note de lecture écrite par Bernard De Backer.

Avant-propos

Avec ses 95 pages d’éléments d’une bibliographie ordonnée, le livre de Taguieff constitue une véritable encyclopédie de la genèse, du développement, des variantes, des espoirs et des dérives sanglantes (colonialisme, darwinisme social, eugénisme, fascisme, bolchevisme…) de l’idée de Progrès en Occident. Mais également de sa critique et de son ébranlement au XXe siècle ainsi que de l’enseignement que nous pouvons en tirer.

L’ouvrage, après l’introduction et deux chapitres que l’on pourrait qualifier d’argumentaires et méthodologiques, s’organise autour de cinq parties centrales. La première est consacrée aux origines du « progressisme » (au sens de croyance au progrès inéluctable) occidental, la seconde et la troisième à ses développements et ses extensions, la quatrième à l’eugénisme comme incarnation radicale de l’idée d’auto-transformation de l’homme par l’homme, la cinquième à l’effondrement (parmi les « élites cultivées », du moins) de l’optimisme « progressiste » et à sa discussion.

Origine et genèse de l’idée de Progrès

La croyance en un progrès indéfini de l’humanité, conçu comme un mouvement irréversible et nécessaire dont la devise pourrait être « Post hoc, ergo melius hoc », soit en traduction libre « Ce qui vient après, parce qu’il vient après, est meilleur que ce qui était avant » , constitue une inversion totale de la vision du monde des Anciens. En effet, le monde pré-moderne est essentiellement tourné vers le passé et situe la perfection aux origines. L’écoulement du temps (que l’on ne peut pas vraiment qualifier d’histoire) est dès lors vécu comme une dégradation de l’âge d’or des commencements, avec d’éventuels retours vers les origines dans une conception cyclique de la durée.

L’inversion de la perspective qui consiste à situer la perfection dans le futur et à concevoir le temps historique comme un progrès continu vers cette fin est très précisément datée et située, même si elle a connu quelques prémisses : l’aube des temps modernes en Europe occidentale, au XVIIe siècle exactement. Un homme, plus qu’aucun autre sans doute, a cristallisé ce moment germinal de la modernité et du « progressisme », Francis Bacon (1561-1626) . Taguieff cite à plusieurs reprises de longs extraits de l’œuvre du philosophe anglais qui, bien que n’étant pas « l’inventeur » de l’idée de progrès, a systématisé l’esprit naissant du temps. On ne peut qu’être impressionné par la cohérence et l

a permanence de ce noyau germinal de l’idée de progrès qui se déploiera sous différentes modalités jusqu’à la fin du XXe siècle, du moins en Occident.

Bacon élabore sa doctrine du progrès (« advancement » dans ses textes) sur base du constat de l’augmentation du savoir scientifique, en quantité et en qualité. Loin d’être parfait chez les « Anciens » (les philosophes et savants grecs pour la plupart), le savoir antique est dépassé par le savoir moderne qui ne cesse de « progresser ». La notion ne désigne dès lors plus le seul mouvement dans l’espace (premier sens du mot « progrès » en langue française) mais également une évolution dans le temps.

Si le programme de maîtrise scientifique et technique de la Nature est établi dans son « Novum Organum » (1620), son récit utopique « La Nouvelle Atlantide » croise, comme l’écrit Taguieff, « la notion de progrès et celle d’utopie ». Le grand récit de la modernité est né. Bacon y met en scène le développement idéal de la société sur une île , gouvernée par un collège de sages pratiquant la méthode expérimentale avec pour fin « de connaître les causes, et le mouvement secret des choses ; et de reculer les bornes de l’Empire Humain en vue de réaliser toutes les choses possibles ». Citons un extrait de ce texte publié en 1627 :

« Prolonger la vie. Rendre, à quelque degré, la jeunesse. Retarder le vieillissement. Guérir des maladies réputées incurables. Augmenter la force et l’activité. Transformer la stature. Transformer les traits. Augmenter et élever le cérébral. Métamorphose d’un corps dans un autre. Fabriquer des espèces nouvelles. Transplanter une espèce dans une autre. Rendre les esprits joyeux, et les mettre dans une bonne disposition ».

Ainsi, non seulement le futur sera plus parfait que le passé, mais l’action transformatrice de l’homme rendue possible par le progrès de la science ne concerne pas que la « nature » qui lui est extérieure, mais également l’homme lui-même, dans ses composantes physiques et psychiques. L’eugénisme, les manipulations génétiques, les psychothérapies et le développement personnel sont déjà inscrits dans le programme…

Naturalisation et extension du Progrès

Si, dans le projet baconien, les progrès induits par la science n’ont pas de caractère nécessaire et automatique mais dépendent de la volonté et de la liberté humaine, la dimension « providentielle » du Progrès (avec un grand « P » cette fois) va bientôt s’imposer et devenir la grande croyance de l’Occident, justifiant notamment ses conquêtes coloniales. D’une possibilité ouverte aux sociétés humaines, le Progrès « naturalisé » devient une nécessité inscrite dans les astres, un mouvement inéluctable, tantôt pensé sous forme d’une « pente douce » (un progrès graduel), tantôt sous une forme plus brisée : la révolution violente qui va accoucher de l’homme nouveau.

L’ouvrage de Taguieff analyse minutieusement cette transformation et radicalisation de l’idée de Progrès, qui vient parachever l’inversion des Modernes par rapport aux Anciens : d’un côté la perfection des origines et la décadence du temps, de l’autre la Cité idéale du futur et l’inéluctable progression de l’humanité venant du coup condamner plus ou moins violemment ceux qui lui résistent. Et parfois les éliminer.

En même temps que cette conception « nécessitariste » du Progrès, se produit une extension des zones pouvant être affectées par son irrésistible mouvement. Ne concernant d’abord que le pouvoir de l’homme inchangé sur la nature physique et organique, il va bientôt s’étendre au pouvoir de l’homme sur lui-même, et donc aux dimensions médicales, sociales et morales, comme si le progrès des sciences et des techniques entraînait inéluctablement des perfectionnements dans le domaine social, politique et humain. Cette visée, déjà présente dans l’utopie de Bacon comme nous l’avons vu, va s’incarner dans les idéologies politiques, gradualistes ou révolutionnaires, en s’appuyant notamment sur les avancées scientifiques (dont elles ne perçoivent que les aspects « positifs » – c’est le cas de le dire) : médecine, théorie de l’évolution, sciences sociales, politiques et historiques, psychologie. Les philosophes produiront l’armature de cette religion du Progrès : Descartes, Leibniz, Voltaire, Fontenelle, Turgot, Condorcet… Et bien sûr Hegel. Mais aussi des sociologues, des historiens, des économistes : Comte, Durkheim, Spencer, Saint-Simon, Smith et Marx, bien entendu.
Nous avons sans doute peine à nous représenter, en ce début quelque peu désenchanté du XXIe siècle, ce qu’était le « fier optimisme » de la religion du Progrès avant la guerre de 14-18. La certitude et la foi qui animaient une bonne partie des élites européennes (mais qui comportait également ses sceptiques) : la vérité, la liberté, la justice et le bonheur se profilaient dans un avenir qui ne pouvait qu’être radieux. On ne citera ici que le propos prêté par Victor Hugo à un révolutionnaire dans « Les Misérables » : « Citoyens, le dix-neuvième siècle est grand, mais le vingtième siècle sera heureux ! ». On sait ce qu’il en adviendra…

Progressisme et utopisme

La radicalisation extrême de la religion du Progrès va se développer à la fin du XIXe siècle et au XXe siècle, à travers différents courants, de « droite » comme de « gauche », visant à perfectionner l’homme et la société.

Ainsi, le « darwinisme social » va consister à transposer une lecture un peu biaisée de la théorie de l’évolution (plus inspirée de Lamarck que de Darwin) au monde social, faisant de la « lutte pour la vie » le moteur d’une naturalisation biologique des phénomènes sociaux, le Progrès étant le fruit de la sélection naturelle. Le meilleur régime politique est dès lors celui qui laisse le « struggle for life » et la concurrence entre individus et groupes s’exercer sans obstacles, afin de faire émerger les meilleurs qui transmettront leurs qualités à leurs descendants. Cette vision libérale s’apparente à la doctrine de la « main invisible » de l’économiste Adam Smith.

Les eugénistes, eux, ne sont pas partisans du « laisser-faire » comme moteur de l’amélioration du « haras humain » mais bien de l’intervention étatique. Ils s’apparentent de ce fait au socialisme, national ou non. La reproduction de l’espèce humaine ne doit plus être laissée au hasard mais bien dirigée comme on le fait pour les animaux ou les légumes. Un eugéniste célèbre, Charles Richet, prix Nobel de médecine en 1913, le dira clairement : « Il s’agit d’améliorer l’espèce humaine (…). Quoi ! Nous nous appliquons à produire des races sélectionnées de chevaux, de chiens, de porcs voire de prunes et de betteraves et nous ne faisons aucun effort pour créer des races humaines moins défectueuses… ». Le bolchevique Léon Trotski ira dans le même sens : « L’homo sapiens, maintenant figé, se traitera lui-même comme objet des méthodes les plus complexes de la sélection artificielle et des exercices psychophysiques. Le genre humain n’aura pas cessé de ramper à quatre pattes devant Dieu, le Tsar et le Capital pour se soumettre ensuite humblement aux lois de l’hérédité et d’une sélection sexuelle aveugle (…). Par là, il se haussera à un niveau plus élevé et créera un type biologique et social supérieur, un surhomme si vous voulez (…). La construction sociale et l’éducation psychophysique de soi deviendront deux aspects d’un seul et même processus » . Inutile de rappeler l’usage que feront les Nazis de ces théories (qui n’y mènent pas nécessairement), notamment dans le cadre du programme Lebensborn .

Aux lendemains de la guerre 14-18, les deux totalitarismes européens voudront en quelque sorte « forcer l’avenir » en accouchant violemment de l’homme nouveau et de la société idéale, l’un sur base de théories raciales inspirées des « lois de la nature », l’autre sur celle de théories sociales guidées par la « science de l’histoire ». Violence révolutionnaire, scientisme et religion du Progrès mèneront, dans un cas comme dans l’autre, à l’éradication de ceux qui s’y opposent par leur « nature », qu’elle soit raciale, ethnique ou sociale.

Ebranlement et démonisation du Progrès

Si certains penseurs avaient fait preuve d’une sérieuse réserve ou d’une ironie féroce à l’encontre de l’idée de Progrès continu et inéluctable (Schopenhauer, Nietzsche, Baudelaire, Poe, Gobineau, Berdiaeff, Guénon, Ortega y Gasset, Duhamel, Bernanos…), il faudra attendre le début du XXe siècle pour que la réalité historique vienne jeter un cruel démenti au « fier optimisme ».

Comme l’écrit Taguieff : « Le court et terrible XXe siècle, commencé avec la Première Guerre mondiale , paraît constituer une longue et systématique réfutation empirique de toutes les certitudes et prédictions optimistes véhiculées par la religion du Progrès (…). C’est la large diffusion de ces évènements et de leurs commentaires qui a ébranlé la croyance naïve au progrès continu et nécessaire ». Ceci d’abord par une déliaison du progrès techno-scientifique et du progrès « humain » (moral, spirituel, psychique…), ensuite par une vision plus pessimiste dans laquelle le progrès matériel et le développement même de la science « corrompent les âmes ».

Outre les deux guerres mondiales, Auschwitz, le Goulag et Hiroshima, le spectre des effets dévastateurs du développement industriel sur l’environnement (autant à l’Est qu’à l’Ouest), les craintes liées aux manipulations génétiques (OGM, clonage…), le relativisme culturel (la civilisation occidentale n’est pas meilleure qu’une autre), vont générer une vision du monde dans laquelle non seulement la techno-science est mortifère, mais où l’âge d’or n’est ni dans le passé ni dans l’avenir, mais nulle part et jamais. Bref, la belle figure du Progrès est devenue méconnaissable, défigurée non seulement par les bombes, le napalm et les radiations, mais elle est comme minée de l’intérieur par un scepticisme de plus en plus grand. L’histoire humaine devient tragique, les Cassandres se multiplient. L’idée que nos enfants connaîtront forcément une vie meilleure que la nôtre a du plomb dans l’aile.

Pire (et de ceci Taguiefff ne parle pas), le discours même de la science, hors de ses réalisations techniques parfois mortifères, est perçu par certains comme le vecteur d’une menace extrême : « une sortie de l’espèce humaine ». La promesse d’un avenir où toutes les limites seraient effacées est devenue la perspective d’un abîme. Comme l’écrit le psychanalyste namurois J.-P. Lebrun dans l’introduction de son livre, titré justement « Un monde sans limite », et dont la couverture est illustrée par un tableau de Francis Bacon (le second) : « … notre social, marqué par les implicites du discours techno-scientifique, sécrete une adhésion insue à un monde sans limite et autorise ainsi la contrevenance aux lois de la parole qui nous spécifient comme humains ».

Ce ne sont donc plus seulement les effets matériels de la techno-science qui sont ici incriminés, mais son discours lui-même qui viendrait miner la structure psychique de l’individu par effacement du Tiers structurant que constitue la parole paternelle (nous résumons à la hussarde).

Enfin, certains (notamment les Russes Berdiaeff et Herzen) font justement remarquer que la croyance en un Progrès continu et nécessaire oblitère la valeur de toutes les générations qui nous ont précédés, mais aussi de nous-mêmes par rapport à celles qui nous succéderont et qui seront, forcément, meilleures. Ne procédons dès lors pas de même en dévalorisant sans nuances nos ancêtres qui ont cru au Progrès… Du passé ne faisons plus « table rase ».

Mort ou métamorphose du Progrès ?

La question centrale devient par conséquent pour Taguieff : assistons-nous à la mort du progrès ou seulement à l’effacement d’une certaine conception du progrès ? Ne faut-il pas, par conséquent, refonder l’idée de progrès en intégrant la fin de son utopie ?

Ce qui semble mort, du moins chez les « élites cultivées en Occident », c’est en effet la croyance dans la religion d’un Progrès global, unitaire et fatal, c’est-à-dire d’un mouvement nécessaire et inéluctable, mais aussi d’un lien de cause à effet entre le développement du savoir scientifique, du pouvoir technique et de l’amélioration sociale, morale et spirituelle de l’homme. Mais ceci ne veut pas dire que « la page du progrès est définitivement tournée », mais bien qu’il repose plus que jamais sur notre volonté, notre liberté et notre travail. De plus, l’enchaînement du progrès dans les différents ordres étant découplé, une vigilance quant aux effets humains, sociaux et environnementaux du développement techno-scientifique s’impose. Il s’agit donc plutôt, selon la terminologie de Taguieff, de « meliorisme » (améliorer les choses) que de « progressisme ».

Face à l’avenir que nous devons construire modestement, en le maîtrisant le moins mal possible, nous sommes désormais seuls, sans le secours d’un Progrès providentiel. Rien n’est plus certain : ni le pire ni le meilleur.

Share This