Par Edouard Delruelle, philosophe, professeur à l’université de Liège
Certains trouveront curieux que j’entame une réflexion sur le tragique en politique en
évoquant le Traité Constitutionnel européen et les débats qu’il a suscités en 2005 au sein de
la gauche européenne. Il est pourtant assez révélateur de la question que je voudrais aborder.
On doit remonter loin dans le temps (dans mon souvenir, jusqu’au débat sur l’installation
des missiles « Pershing » en 1984) pour voir les intellectuels progressistes se diviser aussi
profondément. La lecture courante qui fut faite de la division entre partisans du « oui » et
partisans du « non » au sein de la gauche, c’est qu’elle a simplement recoupé le clivage entre
la gauche réformiste, social-démocrate, soucieuse de compromis et de solutions « réalistes »,
et la gauche radicale, intransigeante, héritière de l’esprit révolutionnaire. Mais si tel était le
cas, celle-ci aurait dû sortir renforcée de sa victoire. Or, non seulement la gauche noniste n’a
rien obtenu (le « non » a renforcé la « ligne Blair » à Bruxelles), mais elle n’a même rien tenté,
rien entrepris – sinon, en France, quelques sordides et vaines manoeuvres en vue de la
désignation d’un candidat à la Présidentielle.
Mais il serait injuste (et un peu facile) de critiquer le « non » sur le plan politique, car
précisément ce « non » n’était pas une politique. L’attitude des nonistes de gauche a plutôt été
celle qu’exprime une formule de Karl Kraus : « entre deux maux, je refuse de choisir le
moindre ». C’est-à-dire : « entre une Europe paralysée (Traité de Nice) et une Europe libérale
(Traité constitutionnel), je refuse de choisir ». Mon intuition est que le différend qui a éclaté
lors du débat sur la Constitution ne portait pas sur des conceptions mais sur des attitudes
politiques. En effet, il est clair que le débat sur la Constitution n’a pas été une confrontation
entre deux conceptions de l’Europe, l’une (libérale) contenue dans le projet de Constitution, et
l’autre (plus progressiste) contenue dans le Traité de Nice. Car le Traité de Nice est
totalement impuissant face à la logique des marchés et aux lobbies conservateurs. Quant au
fameux « plan B » qu’on a avancé un moment comme alternative au projet de Constitution, il
était aussi crédible que les cartes de l’Ile au Trésor qu’inventent les enfants de 5 ans quand ils
jouent aux pirates des Caraïbes…
Mais ce qui était en jeu dans cette affaire, je le répète, ne concernait pas quelque projet ou
« contenu » (un programme contre un autre programme), mais sur une certaine différence de
sensibilité au politique et à l’histoire. Les nonistes de gauche illustrent un certain rapport à la
chose politique, et je fais l’hypothèse que ce rapport est un rapport tragique au politique. Il
existe dans notre civilisation une conscience tragique du politique et de l’histoire, qui est très
prégnante, sinon dominante, depuis des siècles, au sein de l’élite intellectuelle. Je pense
qu’un certain nombre de nos débats politiques portent moins sur le contenu de telle ou telle
politique que sur le type d’attitude que l’on doit adopter vis-à-vis du politique et du pouvoir
en tant que tels ; moins sur le choix d’une solution A ou B (« plan A » ou « plan B »), que sur
le fait de savoir si la seule solution n’est pas dans le refus actif et paradoxal de toute solution
politique.
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