La question traitée dans ce texte est celle du sens de l’activité philosophique. Pour y répondre de manière totalement engagée, affirmons que la philosophie peut nous aider à poser la question de savoir comment construire une société juste. Dans cette période de l’histoire où l’humanité est confrontée à la possibilité de sa propre destruction, poser cette question, c’est aussi s’interroger sur les actions que la politique entreprend pour prévenir un tel scénario. Cela implique de mieux comprendre comment cette possibilité influe sur nos actions, notre vision du futur ayant une influence directe sur les actions que nous entreprenons (ou que nous n’entreprenons pas) dans le présent.
La manière dont je commence à répondre à cette question est largement conditionnée par mon engagement politique dans la famille écologiste. La construction d’une société juste où chacun peut choisir sa vie est un objectif majeur des écologistes. Même s’ils ne sont pas les seuls, il me semble que ce courant politique pousse cette exigence d’une manière appropriée en élargissant le champ de la justice de manière maximale, à la fois au niveau de la planète (tous les habitants de l’éco-système terre) et au niveau des générations futures. Cette échelle d’action, qui semble illimitée, est en fait strictement circonscrite. En effet, depuis quelques décennies, l’humanité commence à comprendre que les possibilités offertes par le monde sont limitées, que ses ressources sont épuisables et menacées. Les écologistes ont pour projet de faire avancer la prise de conscience de cette finitude et de la fragilité de l’éco-système terre. De leur point de vue, poser aujourd’hui la question d’une société juste, c’est donc poser la question de l’avenir de l’humanité dans un monde aux ressources limitées et à l’équilibre menacé. C’est une évidence, bien sûr, mais il faut répéter sans cesse qu’il n’y a pas de justice pour les individus dans la mort ou dans la destruction de leur espace commun. Il n’y a pas de justice tant qu’une partie de l’humanité subit des catastrophes climatiques provoquées par l’activité d’une autre partie de l’humanité. Il n’y a pas de justice tant que la surconsommation d’une minorité entraîne la sous-consommation d’une majorité présente et à venir de la population planétaire.
Aujourd’hui, en Belgique, nos gouvernements ne semblent pas réellement vouloir agir dans le sens d’une telle conception élargie de la justice qui est au fond celle que l’on trouve à la base du concept de développement durable. Pour ne citer qu’un exemple, il est probable que notre pays ne respectera pas l’accord de Kyoto sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Cet accord ne constitue pourtant qu’une petite partie du changement que nous allons devoir réaliser si nous voulons contribuer à due hauteur aux efforts entrepris mondialement pour éviter que la température moyenne de la planète n’augmente pas de plus de 2° d’ici la fin de ce siècle. Pour y parvenir, les climatologues nous disent qu’il faudra que les pays industrialisés divisent par quatre leurs émissions de gaz à effet de serre. Or nous sommes très loin du compte, même si nous décidions, par exemple, de renoncer à la sortie du nucléaire. Je ne vois pas au sein des partis démocratiques, qui dirigent actuellement la Belgique fédérale et ses régions, de réelle volonté politique de réduire les émissions de gaz à effet de serre, produites notamment par le secteur des transports qui en est un des plus gros émetteurs. Ils ne prennent pas davantage de mesures suffisantes pour améliorer la performance énergétique des bâtiments. Pourtant, tous les experts climatiques nous mettent en garde : l’inaction des pays industrialisés entraîne l’insécurité climatique d’une partie croissante de la population mondiale. Malgré la multiplication des alarmes, on ne voit guère d’inversion de tendance. Les représentants des partis traditionnels continuent de plastronner au Salon de l’Auto. Bien sûr, leur préoccupation première consiste à rassurer les consommateurs pour qu’ils continuent à consommer parce que cela permet notamment de remplir les caisses de l’Etat et de financer les fonctions collectives, comme l’enseignement supérieur. Les consommateurs ne donnent pas davantage de signes de changement de comportement, même quand ils sont bien informés, ou alors de manière nettement insuffisante. Une étude du Centre de Recherche et d’Information des Consommateurs (CRIOC) montre ainsi que les conducteurs de 4X4 sont les mieux informés de l’impact du transport routier sur le climat… « Nous savons, mais nous ne croyons pas », dit Jean-Claude Dupuy . Nous savons de mieux en mieux qu’il y a un lien direct entre les émissions de gaz à effet de serre et le dérèglement climatique. Mais nous ne modifions pas pour autant nos comportements, même si nous en avons la possibilité pratique.
Pourquoi alors demander à la philosphie de nous aider à comprendre les raisons de cette résistance aux changements pourtant indispensables à la construction d’une société juste ? La philosophie serait-elle davantage capable que les écologistes de trouver les bons arguments pour convaincre de changer les habitudes de consommation ? Certains philosophes nous ont pourtant explicitement mis en garde contre les conseils politiques des philosophes. Dans son traité de politique, Spinoza explique que le politique qui prendrait conseil auprès des philosophes s’exposerait au risque de l’utopie. Les philosophes n’ont-ils pas tendance à projeter sur l’homme plus de raison et d’esprit de justice qu’il n’en détient ? Ne pensent-ils pas trop souvent qu’entre la conscience claire d’un problème et les comportements adaptés à sa résolution, il y a un lien de causalité presque automatique ? Dans la vie politique, il apparaît, en tous les cas, qu’il ne sert souvent à rien de concevoir les meilleures solutions si elles ne sont pas largement partagées. En inter-cabinets, c’est-à-dire dans ces réunions d’un genre spécifique organisée en Belgique dans un gouvernement de coalition entre des représentants désignés par les ministres des différentes composantes de la majorité, les intellectuels les plus brillants peuvent bien montrer que ce qu’ils proposent sera bénéfique au plus grand nombre et sur le plus long terme. Ils n’obtiendront que rarement gain de cause si leurs partenaires/adversaires ne veulent à aucun prix de la mesure proposée, même si dans leur fors intérieur ils sont convaincus de la pertinence des arguments exposés. Ces politiques, qui refusent les solutions les plus utiles et les plus justes, peuvent avoir différents mobiles : le refus de laisser un adversaire marquer des points, l’influence d’intérêts partisans ou privés… Ils font parfois également valoir que la mesure proposée est certes la meilleure, mais qu’elle ne sera pas acceptée par la population qui y verra une atteinte excessive à son mode de vie, à l’une ou l’autre de ses habitudes. Dans ce cas, le serpent du politique se mord littéralement la queue en s’appuyant sur la soi-disant inertie de tout ou partie de la population et en définitive en la confortant. Mais inversement, le politique qui agit uniquement en fonction de ce qui est raisonnable et qui provoque une résistance plus ou moins radicale de la population ne prend-il pas également une lourde responsabilité en échouant à mettre en œuvre les mesures nécessaires ?
Pour tenter de comprendre les moteurs des changements de comportements, ne vaut-il pas mieux faire appel à la psychologie et notamment à la psychosociologie, qui basent leurs analyses sur de solides observations empiriques ? Certes, en Belgique, les politiques qui veulent mettre en œuvre des politiques de développement durable devraient y recourir beaucoup plus souvent, notamment pour opposer un contre-marketing du développement durable au marketing de la grande consommation souvent dévastatrice au plan écologique. Cela serait assurément très utile et contribuerait à réduire l’empreinte écologique de notre consommation. Mais serait-ce suffisant et cela viendra-t-il assez tôt ?
Il est difficile de répondre à cette question. Mon intuition, c’est qu’au-delà de toutes les explications psychologiques ou sociologiques, notre difficulté d’agir aujourd’hui est influencée par notre difficulté à nous projeter dans l’avenir et à disposer d’une conscience adéquate de ce qu’il sera. N’est-ce pas ce qui explique nos hésitations et nos résistances ? Ne sommes-nous pas paralysés par notre vision de l’avenir ? Au 20ème siècle, la phénoménologie nous a enseigné que notre rapport à l’avenir conditionnait les actions que nous menons dans le présent. Elle nous aide à comprendre ce qui se passe quand nous essayons de relier notre vision de l’avenir et notre action contemporaine : elle donne du sens à notre action présente sur la base d’une vision de l’avenir. Au 20ème siècle, la philosophie a tenté de décoder les conceptions de l’histoire et de l’homme à l’œuvre dans nos compréhensions de l’évolution du monde. Elle nous a amenés à prendre nos distances par rapport aux idéologies qui font de l’histoire un processus mécanique : les idéologies qui confient à l’histoire la tâche de réaliser des utopies qui peuvent s’avérer dévastatrices, les idéologies qui justifient et acceptent des catastrophes ou des sacrifices humains au nom d’un bien supérieur collectif, le marché parfait ou la société sans classe.
Aujourd’hui, la philosophie peut nous aider à développer une vision de l’histoire qui ne soit ni catastrophiste, ni hantée par une confiance béate dans la capacité des hommes et de la technique à relever les défis qu’ils ont eux-mêmes créés, mais qui soit cependant de nature à nous mettre en mouvement dans le sens de la construction d’une société juste.
Il convient peut-être à cet égard d’approfondir la piste ouverte en 1940 par Walter Benjamin dans ses thèses sur l’histoire. « La tradition des opprimés nous apprend que l’état d’exception dans lequel nous vivons est la règle. Nous devons trouver un concept de l’histoire qui corresponde à cet état permanent », écrivait-il à la veille de l’invasion nazie. Aujourd’hui, l’humanité, ou tout au moins une partie de plus en plus importante de celle-ci est confrontées à une sorte d’état de crise écologique permanente. A Louvain-la-Neuve aujourd’hui, nous ne le sentons sans doute pas très fort. Mais nous sommes capables de nous indigner et de nous mobiliser collectivement contre les catastrophes qui touchent d’autres populations. La tâche des philosophes et des politiques en démocratie pourrait donc être de faire en sorte que cette indignation, ce refus absolu de l’injustice se traduisent en réponses justes et efficaces. Par conséquent, en guise de conclusion provisoire, je dirai que pour penser l’avenir, rendre justice à son exigence, relever le défi qu’il nous pose, il faut être constamment attentif au présent. Agir aujourd’hui contre ce qui est inacceptable dans le présent pour que l’inacceptable ne se produise pas dans le futur. Ici et maintenant, continuer à penser et à œuvrer aux conditions de possibilité d’une société juste. Ici et maintenant, appliquer une forme renouvelée de l’impératif catégorique : « agis, produis et consomme de manière à ce que les droits des générations futures à une vie libre soient préservés ». Et enfin ajouter à cet impératif l’exigence démocratique d’associer le plus grand nombre à l’élaboration des décisions collectives permettant son respect. Mais évidemment, tout ceci mérite d’être interrogé, approfondi et remis en question par une interrogation de type philosophique.